MAGMA / Interview Christian Vander

Un groupe français dont on parle beaucoup depuis la sortie de leur double album 33 tours. Stanislas Witold a rencontré Christian Vander, la personnalité du groupe. Ils ont fait le point pour les lecteurs d'EXTRA.

Stanislas Witold : Quand as-tu joué avec Corea ? A Antibes, je crois ?
Christian Vander : Oui, c'était l'année dernière, le dernier jour du Festival.

SW : C'était avant Magma ?
CV : C'était avant Magma.

SW : Quels sont les musiciens de jazz avec qui tu as travaillé ?
CV : Corea donc, Miles Davis, mais surtout avec Elvin Jones. Nous avons énormément travaillé ensemble.

SW : C'était aux Etats-Unis ?
CV : Non, en France. J'ai travaillé trois ans avec Elvin.

SW : C'était à quelle époque ?
CV : Je ne sais plus, j'étais jeune, vers l'âge de 14 ans.

SW : Il te faisait travailler la technique ?
CV : Oui. Beaucoup de technique, mais il ne fait pas travailler comme on le fait généralement avec les batteurs. Il m'a surtout appris à être "relax". A libérer mes poignets, mes épaules.

SW : Cela se voit beaucoup sur scène que tu as appris à te relaxer. Quand tu fais un roulement, ton corps accompagne bien tes mains.
CV : Tout ça, c'est grâce à Elvin.

SW : Elvin Jones a vraiment été ton maître, le premier et probablement le dernier.
CV : Oui.

SW : Tu n'as pas eu besoin après lui d'un autre professeur. Après Elvin, tu étais suffisamment fort pour voler de tes propres ailes. Mais bien entendu, tu continues à travailler tout seul la technique ?
CV : Je ne travaille pas tellement la technique, je travaille surtout la souplesse. Si je pense à une phrase, je n'ai aucune difficulté à la reproduire puisque mes poignets sont très souples. Si je ne travaillais que la technique, je penserais : "Là, il faut que je fasse telle synchronisation" et je m'emmêlerais les mains. Je suis très à l'aise, je pense à une phrase et je la fais très naturellement car je n'ai aucun problème pour la faire.

SW : Oui. Ce qui a vraiment choqué les gens, choqué dans le bon sens, au Théâtre de la musique et à l'Olympia, c'est que tu étais décontracté, si à l'aise que c'en était vraiment déconcertant. Pas seulement toi, mais aussi tous les garçons du groupe. Les gens, avant que vous jouiez, s'imaginaient un peu qu'ils allaient avoir en face d'eux un groupe un peu crispé. Mais non, tout était parfait. La machine bien huilée qu'est Magma a fait son travail sans aucun problème.
CV : C'est parce qu'on sait tous exactement où on en est, on n'a aucune raison d'avoir peur. Nous arrivons sur scène en dominant le public, nous n'avons vraiment aucune raison de nous en faire. Je ne me sens vraiment pas du tout inférieur, tout au contraire.

SW : Tu ne te sens pas non plus le plus fort, tu sais quand même quelles sont tes limites ?
CV : Non, je ne connais pas du tout mes limites. Je sais par contre où nous en sommes.

SW : Tu ne sais pas où tu en seras dans un mois ?
CV : Pas du tout. Je sais où j'en suis maintenant et je peux te dire que c'est plus haut que le disque.

SW : Le disque a été enregistré en avril. Depuis cette date, tu as déjà composé un autre morceau. Mais sur le plan batterie, penses-tu avoir fait des progrès ?
CV : Ce n'est pas à la batterie que j'ai fait des progrès, c'est dans l'esprit. La musique, cela se passe dans la tête. Je vais t'expliquer pourquoi j'ai abandonné le jazz : avant, je jouais de la batterie ; j'aime vraiment cet instrument, je me défonçais sur ma batterie comme tout le monde, je jouais bien même, j'arrivais à faire beaucoup de choses. Mais le jour où j'ai eu la possibilité d'être complètement libre, c'est-à-dire dans le free-jazz, je me suis aperçu qu'à un moment, j'étais au maximum de mes possibilités physiques. Je ne pouvais pas aller plus loin physiquement mais dans ma tête, j'avais des idées, je voulais faire plein de choses.

SW : C'est l'effort qui te coupait tout, qui t'empêchait d'aller plus loin.
CV : J'étais fatigué car je me démenais trop, je jouais une heure et je ne pouvais pas aller plus loin. Alors j'ai pensé : "J'aime la batterie mais je ne peux aller plus loin physiquement. Pourtant, j'ai des tas de choses dans la tête à dire." Tu sais, j'ai beaucoup plus d'idées que ce que je fais sur la batterie. Je n'étais pas satisfait de ce qui se passait autour de moi musicalement ; la musique que j'entendais était trop faible. Le free-jazz par exemple. Donc, tout ce que j'avais dans ma tête, il fallait que je le fasse jouer par d'autres musiciens, entendre en fait tout ce que je voulais entendre. A ce moment-là, il n'y a pas à faire beaucoup de choses à la batterie.

SW : Oui, elle devient un support.
CV : Voilà. Ce que je veux exprimer, je l'entends autour de moi, donc je n'ai plus qu'à scander. Je me suis aperçu qu'un musicien de jazz, un saxophoniste par exemple, s'il exprime la haine, il faut déjà qu'il se batte contre le public qui ne comprend pas toujours ce qu'il veut dire et parfois aussi avec les musiciens avec qui il joue car ils ne savent pas tous ce qu'ils jouent, où va aboutir le thème qu'ils exploitent, ils en arrivent au stade où le saxophoniste en question joue la haine et les autres la gentillesse, l'opposé quoi. Il faut déjà qu'il soit compris par les musiciens avant de l'être par le public. Magma n'a pas ce problème : si on joue la haine, on le sait tous au même moment, car on connaît parfaitement la musique. Rien n'est improvisé.

SW : Beaucoup de gens ont dit et disent encore que Magma improvise sur des thèmes.
CV : Il n'y a aucune note d'improvisation dans Magma. Ce que les gens entendent sur le disque, ils le retrouvent exactement sur scène. A la différence quelquefois que les sentiments sont ressentis plus ou moins fort, cela dépend du moment. Les gens qui ont dit cela n'ont rien compris.

SW : Es-tu parti aux Etats-Unis travailler ?
CV : Non.

SW : Comment as-tu rencontré Elvin Jones ?
CV : Elvin était le meilleur ami du flûtiste Bobby Jaspar qui est mort il y a quelques années, et Bobby était le meilleur ami de ma mère. Bobby est venu un jour à la maison, donc Elvin, à qui ma mère a dit que je commençais à étudier la batterie. Cela a commencé comme ça. Je me souviens d'un des derniers concerts de Coltrane à paris lorsqu'Elvin jouait à l'époque avec lui. C'était à Pleyel et, à la fin du spectacle, tout le monde voulait les baguettes d'Elvin mais il les chassa en disant : "Ces baguettes sont pour Christian".

SW : Il y a une chose qui me sidère, c'est que tu as trouvé sept musiciens qui, à mon avis, ont compris ce que tu voulais dire. Comment les as-tu rencontrés ?
CV : Ce n'est pas arrivé facilement du jour au lendemain. J'ai mis trois ou quatre mois à les trouver, parce qu'il fallait que dès le premier abord je voie s'ils faisaient l'affaire ou non. Ce qui est bien, c'est qu'il n'y a pas de chef d'orchestre. Au début c'est moi qui écrivais la musique, mais maintenant nous travaillons tous ensemble. Quelqu'un propose un thème et nous travaillons tous dessus.

SW : Y a-t-il une discussion sur la valeur du thème ?
CV : Oui. Si, à l'unanimité, le thème n'est pas accepté par tout le groupe, on ne le joue pas. J'essaie de parler au maximum avec les musiciens afin qu'ils sortent vraiment leur musique et qu'ils ne soient pas influencés par qui que ce soit.

SW : Il ne faut pas qu'il y ait un chef. Tu ne veux pas être la vedette de Magma. Ils sont tous des vedettes à part entière.
CV : C'est juste. Si j'ai choisi ces musiciens, c'est qu'ils ont la même valeur, ce sont des gens fantastiques, ils sont pleins d'idées.

SW : A part Klaus qui était chanteur de Blues Convention, les autres musiciens sont pratiquement inconnus, on n'en a vu aucun jouer dans d'autres groupes. C'est un peu surprenant car ils sont très bons, sans défaut ou presque.
CV : La plupart n'ont joué avec personne. Magma est leur première expérience, leur dernière aussi.

SW : Oui, car de double album est le début d'une très longue aventure.
CV : C'est l'embryon de ce que l'on veut faire. Les gens s'imaginent que Magma, c'est l'aboutissement d'une certaine musique forte en France, mais pas du tout. Nous pensons tous d'ailleurs que ce que nous faisons actuellement est ridicule. Tout le monde pense que nous sommes au maximum, ce qui est faux car nous allons aller beaucoup plus loin. Il y a deux thèmes qui ont été composés récemment qui sont déjà supérieurs à ce qui se trouve sur l'album. Nous avons aussi complètement arrangé le disque afin de rendre les choses plus agressives, plus fortes. Dans ce groupe nous ne sommes pas tous d'accord encore, ce qui est normal car nous ne sommes ensemble que depuis dix mois. J'aimerais que tout le monde pense comme moi ; c'est facile à dire, je sais.

SW : Ecoutes-tu de la musique ?
CV : Personne, à part peut-être Coltrane.

SW : Et que penses-tu des hippies ?
CV : Rien de bon car ils ne créent pas. Ce sont des primitifs qui n'apportent malheureusement rien au monde et à son évolution. Je préfère nettement les scientifiques, les gens qui cherchent, qui construisent. C'est quand même amusant qu'il y ait des gens qui pensent que l'Inde est le peuple le plus évolué de notre planète, tellement évolué qu'ils meurent tous de faim, là-bas… Ils sont obligés de demander de l'argent pour pouvoir survivre, c'est vraiment un peuple évolué pour moi, il n'y a pas de problème…

SW : Oui, et les gens continuent à placer cette civilisation au-dessus de toutes les autres sans réfléchir une seconde au problème.
CV : Ce sont des sages, tellement sages qu'ils se couchent dans la rue parce qu'ils n'en peuvent plus de faiblesse et qu'ils crèvent de faim… C'est vraiment pour moi un peuple de dégénérés qui n'a rien apporté à la science et qui se dégrade de plus en plus jusqu'au jour où, malades et agonisants, ils disparaîtront de la surface de la Terre. Il est vraiment inconcevable que d'un côté nous ayons évolué et que du leur, ils soient restés tels des primaires, demandant des fonds pour pouvoir manger, comme les noirs d'Afrique. On a essayé de les aider en construisant tout ce dont ils avaient besoin, envoyé des médecins, des industriels, bref TOUT, et eux refusent maintenant la civilisation.

SW : Je vais sauter du coq à l'âne, mais je voudrais savoir quelles sont les études que tu as suivies.
CV : J'ai fait des études normales, comme tout le monde mais j'ai très vite abandonné car j'étais passionné par l'astronomie et l'égyptologie, matières que je ne pouvais étudier au lycée. Je voudrais que mon fils étudie ce qu'il veut.

SW : Pourquoi avoir inventé une nouvelle langue, le kobaïen ?
CV : Parce que je suis persuadé que les gens ont besoin d'un langage universel, le kobaïen pouvant assurer cette jonction, un langage parfait où les sentiments, la haine ou l'amour, puissent être exprimés très sincèrement, sans équivoque. Par exemple, lorsque j'ai envie d'insulter quelqu'un, je ne le fais ni en français ni en anglais. Il me sort un mot de la bouche beaucoup plus fort que tous les mots des autres langues, mots supposés exprimer la haine. Je vais te donner, je crois, un bon exemple : en français, la douleur s'exprime par le mot "Aïe" ; en Italie, on dit "Aia", ce qui prouve que cela ne sort pas du cœur, que c'est une langue que l'on t'a apprise. On t'a appris à dire "Aïe" quand tu étais petit et que tu avais mal. Si je te pince, tu diras en italien "Aia" et en français "Aïe", ceci si tu as légèrement mal. Mais tu as beau être italien ou français, si tu as très mal, tu diras "Aaaah". Le kobaïen ne permet pas la tricherie avec les mots et les sentiments. Je souhaite que dans un certain avenir, on enseigne le kobaïen à l'école. Il y a déjà une langue qui se rapproche beaucoup du kobaïen, c'est le japonais.

SW : En fait, ce qui compte pour toi, ce n'est pas faire de la musique jusqu'à la fin de ta vie, c'est changer le monde ?
CV : Oui. Si je fais de la musique, c'est parce que je ne suis pas heureux et si j'avais eu un tempérament différent, je n'aurais jamais fait de musique. Ce qui me tient sur la batterie, c'est la haine que j'ai vis-à-vis du monde. Quand je mets une pêche sur une cymbale, j'ai comme l'impression de tuer la personne qui est en face de moi.

SW : Vous avez récemment joué à Lyon, comment cela s'est-il passé ?
CV : Mal car les gens sont venus voir sept groupes dont la vedette était Triangle. Ils n'ont pas compris ce que nous jouions, je le comprends car nous avons joué une heure quarante, et l'attente de Triangle leur a fait manquer de respect pour Magma. Cela est vraiment inadmissible. Certains aimaient notre musique, écoutant calmement, mais d'autres ont parlé, crié, insulté. J'ai quitté la scène en les insultant…

SW : Pourquoi avoir choisi le nom Magma ?
CV : Il fallait que je trouve un nom qui soit plus fort que tout ; Magma, c'est l'univers. Toutes les planètes sont faites de magma, ce sont des boules en fusion. Tout est fait de magma, on vient tous du magma…

Propos recueillis par Stanislas Witold
EXTRA n° 1 - Décembre 1970

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