MAGMA
"Magma 2 - 1001° centigrades"

Chronique et interview d'Yves ADRIEN
Rock & Folk n° 54 - Juillet 1971

La nouvelle œuvre de Magma… Comment exprimer le choc que j'ai ressenti, à l'écoute du second enregistrement de ce groupe qui est déjà l'un des meilleurs au monde et sera peut-être un jour le seul, l'ultime ?
Comment dire à quel point est magistrale la gifle que porte Magma à la médiocre musique française, celle qui adapte ou qui plagie ?

Comment? … Christian Vander crée une musique chaque jour plus dure, plus belle, plus intelligente et nous, critiques, n'avons que nos pauvres mots pour tenter de rendre plus accessible, plus palpable la dimension de ce travail exceptionnel ; Vander a inventé un langage nouveau (c'est de la musique dont je parle, non du kobaïen) et nous, critiques, n'avons rien inventé, pas même la critique…

"Terre… Mange ton cœur, bois ton sang, brûle ton âme
Arbre flétri que déchirent les lames du soleil
…Tu fus ce brasier imaginaire dépourvu de passion
Qui se forgea son crématoire
Bruit silence, bruit silence
Le temps a passé
Bruit silence, bruit, silence
Son flot de vagues se déverse inlassablement
Il inonde l'univers, imperturbable,
Tandis que la sève de ta pauvre vie
Perle péniblement sur ton écorce avive
Bruit silence, bruit silence
Ta vie s'étire et le temps passe
Les dernières gouttes de ta sueur,
Fruit de ton angoisse constante, s'échappent de tes racines
Ta mort te salue
Bruit silence, bruit repos
Que tu n'attendais pas
…Flots du temps, flots du temps
Ne pardonnez pas
Vengez ces âmes pures aux veines translucides
Qui ne demandaient qu'à respirer
Tes parfums trompeurs de haine et d'hypocrisie
Terre, purge ce premier néant !
L'air du temps comme ton sort
Est prisonnier du cycle infini de la vie…"
(Fragments d'un poème rêvé par Christian Vander dans la nuit du 8 au 9 juillet 1970).

Elle est toujours là, la haine de Vander ; un jour, peut-être, elle se changera en une grande force tranquille, mais aujourd'hui il (Vander) continue, tel un Sun Râ en colère, à hurler des menaces à sa vieille ennemie, la Terre… Sa musique c'est le combat d'un homme contre une planète. II a été à maintes reprises traité de fasciste, le leader de Magma, parce qu'il y avait des croix gammées sur la pochette de son disque et que le ton de ses discours rappelait à certains un autre leader célèbre en son temps ; les gens se sont trompés : les croix gammées étaient détruites, tout comme les buildings, églises, avions et autres pourritures que nous offre la Terre ; quant aux discours, on pouvait très bien y trouver des origines dans le théâtre Nô ou ailleurs.

Au début de cette année, plusieurs membres de Magma, coup sur coup, partirent : Richard Rault, Claude Engel, Paco Charlery ; le groupe sembla un moment devoir éclater (sa séparation officielle fut même annoncée); pendant ce temps, Christian Vander sélectionnait de nouveaux musiciens qu'il emmena au début du mois d'avril aux studios de Michel Magne (Hérouville) pour y graver les morceaux du second album. Aujourd'hui, Magma est de retour, plus fort que jamais… Le groupe se compose désormais d'une "force rythmique" et d'un "peloton de cuivres" ; la force rythmique comprend Klaus Blasquiz (chant, percussions), François Cahen (piano et piano électrique Fender), Francis Moze (basse électrique) et Christian Vander (batterie de combat, percussions, voix); quant au peloton de cuivres, il regroupe Teddy Lasry (clarinette, saxe, flûte, voix), Jeff Seffer (saxe, clarinette basse), Louis Toesca (trompette) et Louis Sarkissian (régisseur stratégique). Tous ces gens, ainsi que Roland Hilda (réalisateur plénipotentiaire) et Dominique Blanc-Francard (ingénieur des sons) sont les artisans de cette splendide réussite qu'est Magma 2. Ce disque marque, chose incroyable, un immense progrès par rapport au précédent qui était pourtant lui-même un très grand moment musical…

Vander a maintenant réussi à dépasser ses deux plus fortes influences, Stravinsky et Coltrane ; il a su également éviter de refaire l'erreur du premier album (résumé du déroulement de l'action dans les notes de pochette) : cette fois-ci, pas de fil conducteur pour le lecteur, mais seulement un poème, au verso : la musique de Magma ne se raconte pas… Le sommet de Magma 2, c'est sans aucun doute "Rïah Sahïltaahk" qui occupe la totalité de la première face, 21'51" ; composé par Vander, "Rïah Sahïltaahk" est un morceau d'une richesse phénoménale: il est difficile d'imaginer qu'il soit possible de dire tant de choses en si peu de temps… Mais Christian Vander se joue du Temps, joue avec les temps, avec tout ce qui est musique et peut lui permettre d'exprimer la violence de ses sentiments : écoutez donc ces tempos hachés, ces rafales des cuivres ponctués de cris aigus et tranchants comme la lame du couteau dans la chair ; écoutez la voix chaude et majestueuse de Klaus qui sait si bien imiter le cri des grands oiseaux de nuit ; écoutez aussi la finesse des interventions de François Cahen (au piano électrique, il fait souvent penser à Don Preston dans "King Kong", les cuivres étant eux-mêmes parfois assez proches des Mothers) et la solidité du travail de Francis Moze qui, tel un roc, soutient de sa basse puissante l'édifice Magma. François Cahen et Teddy Lasry se sont partagés la face B ; le pianiste a composé "Ki Iahl O Lïahk", le saxophoniste "Iss" Lanseï Doïa ; ces deux morceaux (le premier surtout) sont certainement, du strict point de vue de l'écriture musicale, plus soignés que "Rïah Sahïltaahk" mais il leur manque cependant une qualité essentielle sans laquelle la démarche de Magma pourrait se trouver un jour gravement entravée : la violence…

Violence que détient Vander ; je ne dis pas que les autres membres n'ont pas les motivations ; je pense seulement qu'ils ne ressentent pas au même degré d'intensité ce besoin radical de hurler et de cracher dans lequel Vander est tellement à son aise. Magma est, je pense que ses membres le savent très bien, engagé dans les mécanismes de haine et de violence, SANS POSSIBILITÉS DE RETOUR : pour vivre, il doit cogner (j'espère aussi que ses membres savent où et contre qui), vite, très vite et fort, très fort… Si le groupe devait arriver à la plénitude sans avoir mené à bien le travail qu'il s'est fixé, ce serait une tragédie : Vander, s'il veut continuer à créer une musique aussi exceptionnelle, sera obligé de rester un individualiste forcené ; à lui de savoir s'il s'en sent le courage… "La nouvelle innocence, c'est le rêve maléfique devenant réalité. La subjectivité ne se construit pas sans anéantir ses obstacles ; elle puise dans l'intermonde la violence nécessaire à cette fin. La nouvelle innocence est la construction lucide d'un anéantissement" (Raoul Vaneigem. Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations). La plénitude tue plus vite et plus sûrement que le combat, et l'on souhaite très fort que Christian Vander reste vivant pour faire (entre autres choses) de superbes albums comme celui-ci ; on ne le dira jamais assez, la musique de Magma est PRIMORDIALE ; on ne le dira jamais assez…

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