Christian VANDER en questionsAu moment où va paraître le quatrième album de Magma, un " live " enregistré à la Taverne de l'Olympia au printemps dernier, au moment où Christian Vander et son ancien complice Jannick Top se retrouvaient à l'occasion du festival de Nancy pour une expérience musicale unique, au moment où Magma se prépare à passer bientôt à Paris pour obtenir le grand triomphe qu'il mérite avant de s'envoler pour New York où il passera pendant un mois dans un théâtre de là-bas, au moment où il prépare une grande tournée française ainsi qu'une nouvelle uvre, au moment aussi où l'on commence à se poser des questions sur la démarche de ce groupe tellement original, il était vraiment bon de rencontrer Christian Vander pour faire le point avec lui, et régler par la même occasion la petite polémique qui nous opposa dans cette revue. Faut pas être rancunier. Etrange personnage que ce Christian Vander. Il peut parler une heure sans s'arrêter, et de Magma bien sûr, tant ce groupe lui tient à cur. Mais il s'agit plus d'une foi que d'une passion. Vander fait partie de la race de ces délicieux illuminés de génie qui croient fermement, honnêtement, sans la moindre part de frime, posséder la Vérité, la seule, vraie et unique. Quand il parle de Magma, de sa conception du monde et de la vie, il émane de lui une force de persuasion qui finit par vous envoûter, tant le personnage vous paraît authentique, et héritier d'une sagesse qui vous dépasse infiniment. Tout cela est très séduisant, peut-être même un peu trop. Mais écoutons Vander célébrer sa vérité. Après cela, vous comprendrez un peu mieux ce qu'est Magma
HP - Si nous reparlions un peu de cette tournée Hawkwind - Gong - Magma qui a fait couler tellement d'encre ?
CV - II y a eu des plans très sordides dans cette tournée. Les organisateurs se sont d'ailleurs fait péter la gueule par des musiciens et des roadies, c'est une preuve. Pour moi, ils se sont servis de Magma. Notamment à Paris pour attirer du monde alors que nous ne devions pas jouer. D'un bout à l'aune, ils nous ont mis mal avec les autres musiciens en nous présentant comme des gens qui allaient tout casser. Attention avec Magma : ils sont dangereux ! En fait, on rentrait calmement après le concert, sans faire la fête - et nous étions les seuls - alors que les autres cassaient les ascenseurs, les téléphones. Est-ce là la conduite à suivre ? Faut-il se droguer pour être quelqu'un de bien ? Nous ne demandons rien aux gens, on les laisse, ils font ce qu'ils veulent, mais ne nous demandez pas de courir vers eux.
II faudrait que vous pensiez que l'on n'a pas que cela à faire que d'aller raconter des ragots sur untel et untel : on travaille la musique. Moi, personnellement, je travaille toute la journée. La musique, je suis dedans. Et je ne veux pas dire de mal de quelqu'un sur le moment, ça ne m'intéresse pas. C'est le temps qui parlera : dans dix ans, on verra qui restera, c'est tout. Quant à ce qu'a affirmé Gong, Gong qui n'a rien fait, Gong qui s'est contenté de s'infiltrer dans le circuit que Magma a créé de toutes pièces, je n'ai rien à dire. Si Gong est ce qu'il est, c'est grâce à Magma.
HP - Tu sembles tenir à ce que Magma soit considéré comme un groupe à part, à ce qu'il n'y ait pas d'assimilation avec les autres ?CV - Magma est réellement un phénomène à part. Je ne dis pas à part par rapport à certaines grandes choses qui pourront se faire ou qui peuvent se faire en ce moment, mais musicalement, du moins en France, c'est autre chose. Et quand je vois ce qui se passe en ce moment, j'en suis d'autant plus convaincu, mais je préfère ne rien dire : le temps parlera.
Quand, il y a cinq ans, j'ai dit : je vais faire Magma, je vais faire un groupe qui sera motivé par autre chose que de tortiller des fesses cinq minutes sur une scène, tout le monde a bien rigolé, mais Magma est toujours là. Le temps parle.
Quand je vois les articles sur les groupes actuels, ce ne sont qu'histoires de gosses à la maternelle et récits de concierges. Ils n'ont pas autre chose à faire, ces musiciens, que de raconter du bien ou du mal des uns et des autres ? C'est parce que leur vie n'est pas de se donner dans chacune de leurs notes. Leur vie est dans les clubs, dans un monde artificiel. Ce ne sont pas de vrais musiciens. On ne les voit pas, les vrais musiciens, jamais: ils travaillent, eux. Je déclare aujourd'hui, ouvertement, la guerre à tous les musiciens pratiquement. Le seul à qui je ne déclare pas la guerre, actuellement, est Jannick Top, qui est un génie, un vrai musicien. Et personne ne s'occupe de lui, évidemment. Mais il faut aider ces gens-là. Il y a des mots et des mots écrits sur des milliards de gens et de groupes. Mais ces gens-là sont des petits bourgeois, qui font de la musique comme ça, ce n'est pas leur vie ? Jannick me dit : je mets ma vie dans chaque note. Et c'est vrai. Et les autres jouent Il faudrait que l'on arrive à remettre les choses en place. Si ça continue, je vais devoir faire un canard pour dire ce qui se passe. Actuellement, c'en est trop. II faut cesser: il y a bien trop de groupes pour que cela soit honnête. Et ça m'ennuie que Magma fasse partie de ça. On ne peut pas parler de Magma par rapport à ces choses qui n'ont rien à voir avec lui. J'essaie de faire comprendre que nous sommes différents. Mais ce qui est trop, c'est qua des gens qui viennent d'écouter un concert de Magma puissent cinq minutes après applaudir des gens qui jouent au premier degré une musique de débiles. Pour l'instant je leur pardonne, car Magma n'a pas encore atteint la perfection. Mais après Et que restera-t-il dans six ans de ce qu'on vénère maintenant, de tous ces grands mots, des " C'est génial ", des " Fantastique ! ", dont on décore ces néants ? Il ne restera rien.HP - Selon toi, ce qui est éphémère n'a donc aucune valeur et tout jugement est impossible sur le moment, et tout plaisir dans l'instant discutable ?
CV - On n'est pas habité pendant une période de sa vie. On l'est toujours ou jamais. Il faut créer deux rubriques : d'un côté les saltimbanques, de l'autre les vrais musiciens, les Musiciens. Il faut récompenser le travail, ceux qui se haussent petit à petit à chaque fois d'un degré. Et surtout, il faut peser ses mots. A chaque groupe dont tu entends parler, c'est du " génial ! " et du " fantastique ! ", tu as l'impression qu'ils sont tous inhumains. Y a-t-il donc des monstres à tous les coins de rue ? Les mots sont gaspillés pour des genres qui ne dureront pas. Il n'y a plus de sens critique et d'objectivité, il y a inflation. Tous ces groupes anglo-saxons ont accompli un remarquable travail de présentation. Mais la musique ? Tous ça cache un néant total du point de vue musical. Les musiciens actuels sont tous des midinettes. Ils pourraient être garçons-coiffeurs. Et ce n'est pas péjoratif pour les coiffeurs qui eux au moins font leur boulot. Ils font la guerre sur scène avec une guitare. Mais si tu leur mets un fusil dans les mains, ils vont aller se planquer derrière leurs amplis. Ils ne font pas la guerre. Mais si tu me donnes un fusil demain, je me bats. Je suis un combattant : je ne veux plus que l'on m'appelle un musicien. Appelle-moi le combattant de la Zeühl, ça me ferait plaisir, mais pas musicien : j'ai trop honte. Un musicien ne représente plus rien à l'heure actuelle. Sauf les grands maîtres évidemment, ceux qui ont fait leurs preuves. Mais ces asperges, ces espèces de guignols sur une scène ! Et les gens viennent applaudir les marionnettes ! Ce n'est pas normal.
HP - N'est-ce pas traiter le public d'imbécile que de renvoyer ainsi au néant tout ce qu'il adore, et ce sans doute parce que Magma n'a vraiment jamais été compris ?
CV - Le public n'est pas fautif car il n'a à sa portée que de la musique filtrée. II ne connaît et ne vénère que des formes dérivées, des ersatz : il ignore les vraies sources, il ne connaît morne pas son folklore. II l'entend filtré par les USA, ne reconnaît rien et trouve donc le résultat original. On ne peut pas lui en vouloir. Ils ne savent pas ce que c'est qu'une musique qui a réellement quelque chose en elle au-delà des notes que l'on sifflote. Toutes ces musiques que l'on aime actuellement sont des musiques-consommations où il n'y a rien. C'est comme lorsqu'ils achètent un paquet de bonbons avec la formule chimique marquée dessus, les E326, les 0212 : ils lisent, à la limite ça les fait rire, et ils bouffent les bonbons, malgré tout. Quand c'est écrit " jus de fruit 100 % naturel " en gros avec en tout petit une formule bien chimique, ils boivent le jus de fruit, croient que c'est naturel et prennent leur pied. Ils ont la même attitude vis-à-vis de la musique. Ils ne connaissent pas le jus de la vie claire.
HP - N'est-ce pas la porte ouverte à une musique pour élite intellectuelle ?
CV - Magma n'est pas une musique pour intellectuels. Ce n'est pas Stockhausen qui joue pour une élite. Une musique primaire touche la concierge parce que c'est ce qui se rapproche le plus de ses connaissances musicales. Une musique complexe ne touche que l'élite intellectuelle. Mais si on dépasse le côté complexe pour mettre la vie dans le complexe (et c'est ça, Magma : notre musique n'est pas calculée avec des papiers, elle est une musique d'énergies ressenties à certains moments, qui doivent passer dans n'importe quel cur), la concierge sera à nouveau touchée : elle ne comprendra pas, mais elle sera surprise et attirée hors de ses habitudes. Le complexe pour le complexe ne passera jamais. II faut garder la vie, la respiration. On ne doit pas entendre la difficulté : on doit percevoir le souffle avant de comprendre qu'il s'agit d'un sept temps un quart.
HP - On peut donc aimer Magma sans le comprendre. Mais cela ne te gêne-t-il pas un peu, car c'est alors une perception filtrée, dérivée, indirecte ?
CV - Oui. II y a " Köhntarkösz " : personne ne l'a compris. Je ne vais quand même pas mettre au dos de la pochette : " Attention ! Pour ressentir ce disque, il faut prendre la pulsation à l'envers, cette conception du tempo est à l'envers. A part le début, tout est joué en l'air : il n'y a pas un accord sur le temps, même les syncopes et les rebondissements de basse par rapport à la main droite de piano sont en l'air". Si je mets ça, on va me traiter de prétentieux. Je n'explique donc rien, tout le monde écoute en pensant à la pulsation sur le temps et ça change tout. Le public n'est pas prêt. Actuellement, c'est le règne du boum boum boum. Moi je mets les grosses caisses à l'envers et 1a caisse claire sur le temps. D'ici trois ou quatre ans, on jouera peut-être des mélodies en l'air. A présent, on n'en trouve que quelques bribes, comme chez Cobham, mais noyées dans des choses conformistes. Dans trois ans, quand tout le monde jouera comme ça, grâce à nous, on criera au génie quand d'autres le feront brutalement. Et ceux qui auront inventé l'esprit ? C'est le même problème que pour des gens comme Ginger Baker qui n'a rien inventé du tout, qui a piqué tout son système de grosses caisses à l'envers à Elvin Jones, qui jouait comme ça depuis quinze ans, mais qui le savait ? On a dit que c'était Baker qui avait inventé le truc, et Elvin ? Fini. On n'en parle plus. C'est dur. Les musiciens créent un système complexe, les autres ne peuvent pas suivre, pompent ce qu'il y a de plus évident, et ce sont eux qui sont connus, pas les vrais inventeurs. Il faut défendre ceux qui travaillent quinze heures par jour. Ne pas se laisser berner par les choses évidentes.
HP - Tu refuses donc le complexe pour le complexe mais tu méprises également le langage des choses simples, semble- t-il ?
CV - Quand j'ai commencé la musique, à 14 ans, le blues ne m'amusait même pas. Il n'y a rien à en tirer, il n'a rien à dire parce qu'il est fondamentalement simplet. C'est pour la maternelle. On ne peut pas appeler musiciens des gens qui à quarante ans continuent à jouer des trucs comme ça. Ou alors, ce sont des fous comme ceux qui jouent du New Orleans 40 ans après ou du free jazz 20 ans après. II faut d'abord de la flamme. Magma, à ses débuts, pour se libérer de tous les clichés, pouvaient jouer en improvisant pendant dix-huit heures d'affilée. Je me souviens que Triangle répétait dans le studio voisin : ils avaient peur de notre transe, ils se demandaient comment il était possible de jouer sans s'arrêter de dix heures du matin à deux heures du matin. Puis nous avons crié la haine, crié devant des gens qui buvaient du champagne dans des casinos, et ils nous ont traité de clowns. Ils avaient raison. Alors, nous avons discipliné notre colère, pour la faire connaître plus en profondeur. II faut méditer, dépassionner sa colère, pour la rendre plus forte, trouver son absolu. Et travailler pour cela. Et ceux qui vivent passionnément, sans se donner la peine de réfléchir, n'ont pas le droit de nous juger. J'ai vécu pour cela très longtemps dans des conditions misérables : dans les écuries de Napoléon, sans eau ni électricité. J'étais seul : ma mère était alors en prison. Pendant toutes ces années, j'ai médité et ai gagné beaucoup d'années sur les autres, qui vivent toujours à l'intérieur, d'eux-mêmes. J'ai adopté une ligne de conduite que je n'ai jamais quittée. C'est pourquoi je n'ai jamais voulu faire de sessions, me gaspiller pour ces minables, si ce n'est une ou deux fois, parce que l'on menaçait de nous mettre à la porte. D'ailleurs, si le monde tout tournait comme il doit tourner, je ne serais pas musicien. Ce n'est pour moi que le moyen actuel de m'exprimer. Donc, je joue. Le musicien doit montrer aux gens comment l'on peut avoir une vie intérieure intense. Et même s'il joue avec des gens qui n'ont pas l'Esprit, lui, ce qu'il fera, aura l'Esprit. Et si je devais jouer avec Mireille Mathieu, ce que je jouerais aurait l'Esprit.
HP - A propos de cet Esprit, comment expliques-tu ce rejet du public face aux musiciens qui imposent, en plus de leur musique, une morale, une éthique, voire une idéologie ? Je pense à Harrison, à Mac Laughlin et bien sûr à Magma qui a été assimilé aux prédicateurs du rock.
CV - Mac Laughlin propose un truc sans avoir le niveau pour le proposer, car il n'a pas assez travaillé. Nous n'avons, nous, encore rien proposé, mais seulement commencé à être. Harrison, Mac Laughlin se sont soudain découverts une passion pour le mysticisme oriental. Mais il faut des années de travail et de méditation avant d'avoir le droit d'ouvrir la bouche. Mac Laughlin réclame une minute de silence, bien, mais il n'a pas à la réclamer. II impose le silence au lieu de l'obtenir : c'est qu'il ne dégage pas assez, c'est qu'il n'est pas prêt. Le jour où nous proposerons quelque chose, ce que nous proposerons sera tellement fort qu'il ne pourra pas être détruit, qu'il n'y aura plus rien à dire. Mais vous ne pouvez pas juger, de toute façon, car vous ne jugez que par rapport à la musique actuelle.
HP - Mais vous imposez aussi quelque chose lorsque, par exemple, Klaus attribue à une salle de mauvaises vibrations que la musique doit purger.
CV - En fait, il ne vise que quelques personnes dans la salle. Pour tout ce qui touche à Magma, seuls ceux qui sont concernés se sentiront concernés. La musique de Magma est un miroir où chacun peut se reconnaître. Elle est - et ceci est la vérité, et quand je dis vérité, c'est que c'est la vérité : je suis incapable de mentir, tu vois - la musique de Magma est le monde tel qu'il devrait être, au fond. Tu peux en percevoir un ou plusieurs degrés : chacun perçoit en fait où il en est lui-même ! Et les plus sensibles perçoivent le Fond de l'Histoire. Mais les gens ont de moins en moins d'instinct et de sensibilité.
HP - N'y a-t-il pas, dans le cas de Magma, un décalage trop grand entre l'idée que le groupe a de lui-même et celle qu'en a le public ? Lorsque tu interromps un solo de batterie parce que tu le trouves mauvais, n'y a-t-il pas là un excès d'honnêteté interne, puisque celui qui a payé sa place prenait son pied sans arrière-pensées ?
CV - Je me pose le problème. Ai-je le droit de faiire un mauvais chorus de batterie si les gens sont venus pour ça et n'y voient que du feu ? Je ne sais pas. D'abord, je ne veux pas que des gens viennent voir Magma pour assister à un solo de batterie. La batterie est ce qui vient en dernier dans Magma. Quand je compose, je n'écris pas en fonction de la batterie. Je pense d'abord à tous les musiciens. Il est très souvent arrivé que j'arrive sur scène sans savoir ce que j'allais jouer. De plus, il ne s'agit pas d'un solo de batterie : rien n'est au hasard, le hasard doit disparaître. Et je n'ai rien à démontrer. Plus cela vient et plus je joue sobrement. Dans le prochain triple album, " Emêhntëht-Rë ", il y aura même deux faces entières où je ne jouerai pas de batterie : ce sera prêt dans huit mois, et tout Magma sera dans cette uvre.
HP - Tu refuses le hasard, mais n'est-il pas générateur de l'émotion ?
CV - II peut y avoir la pulsion du moment. Mais beaucoup d'énergie s'y gaspille. Il faut résumer, concentrer, méditer. Les musiciens racontent leur vie dans leurs solos, en fonction de douleurs ou de joies passagères, temporelles. Nous travaillons en fonction d'une douleur et d'une joie intemporelles, pour résoudre l'énigme fondamentale de l'espèce humaine. C'est cela, Magma.
Pensées recueillies par Hervé Picart
Best n° 89 - Décembre 1975