La longue marche Perfection, es-tu de ce monde ? Un autre Magma, toujours Vander. La même soif d'absolu.
Benoît Feller : Magma est composé de musiciens entièrement nouveaux…
Christian Vander : Une chose est capitale : certains de ces musiciens jouaient, avant d'entrer dans le groupe, de la musique de Magma. Ainsi, Bernard, le bassiste, est un ex Cruciferius Lobonz, groupe dont je faisais partie. Nous avions monté des morceaux similaires à ceux de Magma et chantions dans une autre langue. Benoît Widemann, lui aussi, vient d'une école très proche. C'est toute une nouvelle génération de musiciens, qui ne vient pas, comme celle d'antan, du jazz, et va beaucoup plus loin…
J'espère que le groupe durera. Tout le monde met le maximum. Par ailleurs, je ne peux pas trop m'étendre sur ce sujet: que les musiciens travaillent en silence. C'est par les actes qu'ils feront parler d'eux. Je sais qu'ils ont la foi.
B.F. : Beaucoup de gens sont passés par Magma…
C.V. : Je n'exige aucune discipline des membres du groupe, mais je sais que, sans discipline, ils ne pourront pas rester. Je n'ai pas créé Magma - j'emploie volontairement des termes vulgaires - pour m'" éclater ", et je ne hais rien tant que ces musiciens pour lesquels la musique est un défoulement physique au premier degré. Et qui remplissent exactement l'office que leur demande le public. II est très dur d'admettre que l'on n'a rien à dire. Or, beaucoup de gens qui ont joué la musique de Magma ont cru être des compositeurs, des créateurs, parce qu'ils étaient dans Magma. Malheureusement, dans leur vie privée, ils n'étaient plus les mêmes que sur scène. Je ne change pas, moi, car il ne s'agit ni de théâtre ni de cinéma. La musique, c'est la vie. Certains sont, une fois qu'ils ont quitté la scène, de bons vivants. Pour moi, c'est à la vie à la mort, je l'ai déjà dit, même sur le disque.
J'ai été agréablement surpris pourtant par des gens comme René Garber, Faton et Jeff Seffer, qui ont persévéré et dont je pensais sincèrement qu'ils laisseraient tomber après Magma. Même chose pour Teddy. Quant à Jannick Top, ce n'est pas seulement la foi qui l'anime, mais la Vie. Et peu de gens vivent. Je fais de la musique parce que cela ne va pas sur terre. Pourtant, la musique elle-même n'est rien en comparaison de la motivation qui l'engendre. Si la terre tournait comme elle le devrait, je ne ferais pas de musique, il n'y en aurait pas besoin.
J'ai eu une enfance très dure. Si je parlais de ma vie, de ma vie seulement, ma musique serait triste : elle évoquerait ma souffrance, qui n'est pas la tienne, pas celle des autres. On m'écouterait avec un rien de compassion, comme pour dire : Tu as été malheureux, mon pauvre… " Mais cela n'irait pas plus loin au sens de l'épanouissement. Donc, si tu dois parler, n'évoque pas TA vie mais LA vie, et pourquoi elle doit être comme tu l'imagines. Parle de la souffrance absolue. En tant que toi, tu n'as rien à dire, et si tu parles de toi, tu resteras à la dimension que tu t'es donnée. Pars de la notion du rien, tu n'es RIEN. Là seulement, tu peux accéder à l'ÊTRE, devenir parcelle de l'infiniment grand. II faut être l'instrument de l'univers et se mettre en état de réception. Le peu que celui-là te confiera à transmettre sera tellement énorme comparé au néant du quotidien que la musique en sera transfigurée. La musique, tant qu'elle est empreinte de ta personne, reste vulgaire. L'art de Magma n'est pas au point : les choses les moins belles sont celles que j'ai ajoutées. En pensant par exemple que deux notes supplémentaires ici ou là amélioreront l'ensemble. Or, c'est faux.
B.F. : ...???
C.V. : Cela signifie que la musique doit être épurée à l'extrême. Chaque note pèse vingt tonnes. Pourquoi des milliards de notes? La plupart des guitaristes en jouent cinquante pour en faire passer deux. Mais s'ils canalisaient l'énergie de ces cinquante notes pour la cristalliser en deux, la musique aurait un poids monstrueux. Les gens vont voir des clowns sur scène, qu'ils sifflent s'ils ne sont pas satisfaits, méprisant d'un rire des mois de travail. Pour le musicien qui met toute sa vie dans la musique, c'est très dur.
B.F. : Tu as souvent vu cela ?
C.V. : Souvent, oui. Et pourtant, même l'ivrogne du samedi soir peut être touché par la beauté suprême, même si elle semble inhumaine, car chacun a le même cœur. En dégageant l'énergie que tu dois dégager, tu peux toucher tout le monde. Et si nous n'y parvenons pas actuellement, c'est parce que nous ne sommes pas prêts. Nous nous sommes attachés à la tâche extrêmement difficile de créer une musique totale. Je conçois fort bien qu'écouter Magma demande un énorme effort, compte tenu du lavage de cerveau subi quotidiennement. Mais les faits sont là pour l'instant, bien des gens viennent voir les chaussettes du bassiste. Et certains musiciens entrent dans ce processus, qui ont ôté au public l'" esprit " de ce que pouvait être la musique et de la chose essentielle pour laquelle on était sur une scène.
B.F. : Pas seulement certains musiciens. Tout le reste…
C.V. : Je ne m'attaque pas au reste pour l'instant, mais seulement à mon domaine. II y a pourtant des gens que je ne peux pas toucher par la musique. Aussi, seul mon " équivalent " dans une autre partie, celle du théâtre, par exemple, pourra se permettre de fustiger les hypocrites du théâtre comme j'assassine les musiciens. L'important est d'avoir une spécialité, de la pousser à fond. On ne peut cultiver deux pratiques à la fois, c'est grotesque. Avoir un hobby, peut-être oui, Léonard de Vinci s'adonnait aux sciences, mais ce qu'on a retenu de lui, c'est sa peinturé, bien sûr. Ainsi je peux étudier les mathématiques pour me délasser, mais jamais je n'irai parler avec Einstein. Eh bien, dans mon art, peut-être serai-je un jour l'Einstein de la batterie?
B.F. : Reproches-tu au public qui vient de regarder les chaussettes du bassiste d'être tel qu'il est ?
C.V. : C'est le grand problème. Si ce public-là pouvait, à la faveur d'un concert de Magma, prendre conscience de sa condition, j'aurais accompli un milliard de pas. Je pense de toute façon qu'il y a un stade où l'on vit tellement intensément que cela se projette sur les gens. Un exemple : si nous revêtons des casques pour le concert, et qu'un spectateur s'approche, s'aperçoit que les casques en question pèsent trente kilos, il va s'interroger, se dire: " Alors, ce n'est pas du théâtre, il portent vraiment leur fardeau… ". Dans une pièce de théâtre que j'ai vue un jour, un acteur se piquait avec des aiguilles et saignait. D'ordinaire, les accessoires de théâtre sont grossiers, les couteaux en plastique. Eh bien, là, il saignait vraiment et buvait son sang après coup. L'intensité du climat…
Les musiciens français sont des parasites qui tuent la musique. II suffit de regarder les noms de ceux qui étaient là il y a cinq ans et qui soi-disant " vivaient " leur musique, comme Bob Brault de Martin Circus. Tous ou presque ont disparu, ont craqué parce qu'ils n'avaient rien à dire. Et citer des noms ne me fait pas peur. Bien sûr, les autres, les vrais musiciens, sont plus intéressants. Ainsi nous jouons à Lyon, le 8 avril, avec un groupe dont je ne me rappelle hélas ! pas le nom ; mais dont je pense qu'il a l'esprit. Sans aucun doute, quelques mecs agissent sur leur propre terrain, pourtant je ne connais pratiquement personne. Et surtout ne parlons pas des morts… Les musiciens français ont été très durs avec moi, à part quelques uns, comme Doudou Weiss. Ce sont des midinettes. Ils ne sont PAS, ils ne sont RIEN. Ou des clowns qui ne pensent qu'à gagner un peu de blé et " font de la soupe " quand ça va mal. C'est cela le véritable problème.
Je ne peux pas comprendre comment on peut comparer de la musique à des clowneries. Lorsqu'un musicien s'acharne, on lui reproche de devenir sophistiqué, et s'il dépasse un degré primaire, on lui reproche de créer de la musique d'élite. On ne peut quand même pas en vouloir aux véritables musiciens d'aimer leur instrument au point de le travailler toute la journée pour donner le meilleur. Mais les gens aiment ce qui leur est le plus accessible, qui sont incapables de fermer les yeux et d'écouter la musique pour ce qu'elle est, et d'essayer de se pénétrer du sentiment qu'elle a voulu dégager, avec toutes les difficultés que cela représente.
B.F. : Pourtant certaines musiques de trois accords peuvent toucher profondément, le blues par exemple.
C.V. : Le type qui fait du blues parle de lui, de sa souffrance, et ne touchera les gens qu'à un certain degré.
B.F. : Es-tu satisfait de votre travail avec Giorgio Gomelsky?
C.V. : Bon. Pour commencer, nous aurions dû faire en deux ans tout ce que nous avons fait en cinq, dans un pays normal face à des gens moyennement sensibles. Le niveau et la culture musicale en France sont absolument nuls. Cinq ans pour en arriver là ! Giorgio a fait un bon travail en créant ce circuit avec nous. Malheureusement, ce même circuit que nous avons forgé en mille galères sert aujourd'hui à faire passer des groupes qui tuent notre motivation de base : nous avons créé cet itinéraire parallèle pour défendre la vraie musique, celle de Zao par exemple. Or, je m'aperçois de ceci : notre travail est massacré par des groupaillons informes, après que nous ayons sué sang et eau pendant des années. Ceux qui passent en ce moment doivent se sentir visés. Hormis Magma et Zao, rien ne tient le choc. Nous sommes pourtant responsables, dans une certaine mesure, de cet état de fait. Le circuit, pour tenir le coup, ne pouvait pas, bien sûr, ne comprendre QUE Magma. II fallait d'autres groupes, de qualité analogue, et comme ils étaient impossibles à trouver, on a sombré dans les pires débilités, dans des musiques contre lesquelles nous avons combattu. (Je parle ici des professionnels, des gens connus.) Nous avons lutté pour une musique qui puisse sortir d'Europe, sans être influencée par la musique anglo-saxonne. Les Américains, les Anglais rient de bon cœur lorsqu'ils écoutent un groupe français, et je suis d'accord avec eux : ces gens jouent une musique anglo-saxonne, en la sentant moins puisqu'elle n'est pas la leur ; de plus, un tel procédé relève de la copie non pas simple, mais double. Les Américains connaissent le folklore à fond, beaucoup mieux que les Français eux-mêmes. Ainsi Zappa a été chercher bien des harmonies chez Bartok et Stravinsky et n'a rien inventé. Mais nous ne connaissons même pas notre propre musique !
B.F. : Magma a beaucoup de nouveaux morceaux: " La pluie ", par exemple, que l'on a pu entendre à la Round House de Londres.
C.V. : " La pluie " - Lïhns, en kobaïen - est un morceau de la vie de tous les jours, un morceau d'une dimension " normale ", différent des grandes créations comme " Mekanïk " qui évoquent la joie ou la douleur extrêmes. Je cherche l'immortalité et travaille jusqu'à la perfection. J'improvise la trame au piano, et quand je suis en état de réception, cela vient. Parfois restent quelques vulgarités qu'il faut des jours pour éliminer. Quand je décrète que le morceau est terminé, c'est que j'estime qu'il n'est plus vulgaire. Cependant, six mois après, j'ai encore parcouru du chemin (spirituel) et je remarque de nouvelles impuretés. Je corrige alors de nouveau. Ainsi, je travaille encore " Köhntarkösz ", qui est pourtant terminé ; j'essaie d'améliorer " Ptâh " également.
II faut que je raconte l'histoire de "Köhntarkösz ". " Köhntarkösz " n'est que l'introduction d'un morceau qui fera trois albums et s'appellera " EmëhnTëht Rê ". C'est l'histoire d'un homme qui découvre le tombeau d'EmëhnTëht - Rê. II descend dans le tombeau, parvient devant la porte, entend le chant des anges destiné au défunt. II ouvre la porte, soulève la poussière du tombeau, intacte depuis des millénaires, qui le pénètre par tous les pores. II reçoit la vision de la vie d' EmëhnTëht Rê, une vision totale. II s'évanouit, et, toute l'existence d' EmëhnTëht Rê lui est révélée. (Nous sommes spectateurs. Deux pianos jouent seuls, sans ou presque sans batterie ; c'est le moment de l'initiation.) Lorsque l'homme se réveille, il ne se souvient que de bribes qu'il possède dans le désordre et essaie de réunir. II lui faudra une vie entière pour parvenir au stade où en était EmëhnTëht Rê, lequel a failli faire revivre Ptâh, c'està-dire le faire apparaître matériellement. Car ce dernier avait une mission à accomplir sur terre. Mais EmëhnTëht Rê a été assassiné par des gens qui ne voulaient pas le voir parvenir à ses fins. Ptâh n'a donc pas été réveillé et dort toujours dans l'univers, jusqu'à ce que quelqu'un découvre à nouveau la formule pour le réveiller. EmëhnTëht Rê y était presque parvenu. Köhntarkösz a toute une vie pour essayer à son tour.
Cette histoire, non symbolique, est identique à celle que nous menons parallèlement à Magma.
B.F. : Arrivera-t-on à réveiller Ptâh ? Est-ce le dernier but?
C.V. : C'est l'avant-dernier. Ptâh décidera du dernier, partant du principe que je connais déjà sa décision.
B.F. : Quelle sera-t-elle ?
C.V. : Je ne peux rien dire. Chacun doit le découvrir. Alors on sera bien près de le réveiller. Quant à moi, j'ai conscience qu'il faut réveiller Ptâh, et mon but, dans Magma, est de préparer les gens.
J'ai également des compositions prêtes pour dans quatre ans. D'ici trois ans, les gens pourront les " recevoir ". Cela correspondra au moment où nous pourrons élargir plus fortement la musique, grâce à un travail scénique poussé. J'ai là-dessus des idées dont je ne peux pas parler, de peur qu'elles ne soient copiées et vulgarisées à des fins différentes. Les plans sont assez fous. Et si nous ne faisons rien pour le moment, c'est parce que je ne veux pas que cela puisse ressembler à du théâtre. J'aurai également accompli un travail spirituel sur moi-même : je serai prêt. Depuis cinq ans n'existe que l'embryon de Magma. Magma va peut-être se créer aujourd'hui, au sein de ce nouveau groupe. Magma n'a pour l'instant défini que la nécessité de sa propre existence. Dans deux ou trois ans, les gens comprendront de mieux en mieux, et d'ici cinq ans, ils seront prêts à entamer eux-mêmes le travail. Alors, ils ne viendront plus seulement écouter de la musique. Ils viendront à moitié pour la musique et à moitié pour un rite. Après quoi, il n'y aura plus que le rite, nous ferons un temple de chaque lieu où nous jouerons, où les hommes et les femmes (peut-on encore parler de public?) viendront par processions. II y aura un travail concret à faire. Nous demanderons à tel ou tel de prononcer tel mot pour provoquer telle ou telle réaction.
Je ne serai pas seul. Uniwerïa Zekt se chargera de la même chose dans tous les domaines. Après être venus au concert, les gens éprouveront l'irrésistible besoin d'y retourner, et pas seulement pour la musique. Sans savoir pourquoi, ils seront déjà dedans. A VIE, A JAMAIS.Propos recueillis par Benoît FELLER
Rock & Folk n° 100 - Mai 1995