Prophète en son pays

Le problème avec Magma, c'est qu'il est difficile de séparer sa musique de ses options " philosophiques ", et que ces dernières provoquent en moi un malaise que les interviews récentes de Christian Vander et Klaus Blasquiz ne sont pas parvenues à dissiper. Quoiqu'on en dise, les légendes qui circulent sur le groupe ne sont pas nées de rien, elles sont la conséquence logique d'un comportement et d'une mystique profondément ambigus, où se retrouvent pêle-mêle le mythe du surhomme, porté par les premiers symptômes d'une mégalomanie galopante, et la fascination pour un certain ordre moral, un idéal de pureté ascétique, qui depuis l'origine des temps se retrouve à la base des systèmes les plus oppressifs qu'on ait connus sur terre. Alors comment oser avouer que j'aime la musique de Magma mais que je ne connais pas le grand prophète Nebëhr Gudahtt, que je n'ai aucune envie de le connaître et que, s'il existait, il faudrait le fusiller ? Qui sait si je ne serai pas châtié, moi qui dans mon orgueil insensé ai osé douter de son éternelle sagesse ? Vander Croit à ce qu'il veut, il vit comme bon lui semble, mais pourquoi sa sent-il obligé de mépriser tous ceux qui ont choisi une autre route que lui ? Se prend-il pour le Rédempteur, porteur de la Vérité une et indivisible et Chargé par les cieux de l'apporter au monde ? En espérant qu'il réponde à ces quelques questions, je dois maintenant lui confesser, avec humilité, que j'ai adoré le concert de Chaillot et que c'est dû pour une bonne part à l'endroit de la médaille dont je viens d'exposer le revers. C'est que ces gens croient tellement à ce qu'ils disent, ils ont une telle confiance dans la puissance de leur musique qu'ils s'y consacrent tout entiers, qu'ils y sacrifient tout, ce qui fait que peu de groupes sont capables de présenter des compositions aussi cohérentes, structurées et originales, et de les interpréter avec autant de précision et de force.

II y a deux ans, après une première partie d'une beauté convulsive, ultraviolente et déjà exceptionnelle, Klaus Blasquiz s'avançait sur le devant de la scène et déclarait: a Voilà, c'était pour extirper les mauvaises vibrations; après l'entracte, nous allons jouer LA musique de Magma. " Ce temps-là est passé, et le groupe ne joue plus que SA musique. A Chaillot, devant une salle comble, ce fut un long extrait d' " Emëhntëht Rê ", " Theusz Hamtaahk " et " Mekanïk Kommandöh ", leur meilleur morceau à ce jour, l'accomplissement du concert diront-ils à la fin pour expliquer le fait qu'ils ne fassent pas de rappel. Toujours la même structuration dans ces pièces à l'architecture impeccable : de longues progressions où l'énergie se tasse, se recroqueville avant de se libérer en des instants trop courts où l'orchestre se soulève tout entier, pris d'une fureur sauvage, engagé dans une affolante chevauchée qui les met tous en transe : Blasquiz, extatique, les yeux au ciel, qui écarte les bras ou joint les mains sur sa poitrine ; Didier Lockwood, le violoniste, la tête rejetée en arrière, s'accrochant à son instrument comme à une planche de salut, tranchant la masse sonore en deux coups d'archet pendant que l'Autre à sa batterie déclenche le cataclysme, hagard, le regard fou, jetant des éclairs verts sur l'or de ses cymbales, s'enivrant de sa colère et martelant ses peaux pour retrouver la pulsation originelle. On ne peut manquer d'évoquer Ivan le Terrible et les hordes barbares, dévastant tout sur leur passage, brûlant la terre pour que rien ne repousse, surtout pas l'herbe… Référence qui n'est pas gratuite, puisque Magma plonge une grande part de son inspiration mélodique et rythmique dans la musique d'Europe Centrale. Ce côté " Attila " est toutefois beaucoup moins accentué qu'auparavant : les deux pianistes paraissent trop jeunes pour avoir ravagé l'Europe ; mais après tout, il faut des enfants de chœur pour servir les messes noires, et ces deux-là ont l'air d'avoir compris leur catéchisme. Bien tranquilles derrière leurs claviers, ils tressent des canevas subtils et serrés sur lesquels se reposent les grands prêtres quand ils sont fatigués. Juste devant eux se tient Dalila, malheureusement sans son, un défaut d'amplification expliquant ce mauvais jeu de mots derrière lequel se cache mon désespoir de n'avoir pu goûter pleinement le charme de sa voix. Quant au bassiste, excellent par ailleurs, son seul tort est de s'être lancé dans un solo interminable du style bombardement aérien, rappelant les plus mauvais moments de Ratledge au synthétiseur. Vander, lui, nous avait prévenu, son solo ce serait : " L'enfer… ou le paradis ". C'est bien gentil d'avoir le choix, pour moi ça se situe plutôt entre les deux, quelque chose comme le purgatoire avec les diables et les flammes qui lèchent les pieds des anges et le bruit du métal qui nous empêche de croire qu'on a quitté la Terre.
Ses poignets constituent un spectacle à eux seuls, on a peur pour lui quand ils tournent trop vite, on est pris de vertige, ce qui fait échapper à l'ennui distillé d'habitude par ce genre d'exercice.

Pour terminer, il faut dire quelques mots sur Golem, qui organisait le concert de Chaillot. C'est une association régie par la loi de 1901 regroupant une trentaine de comédiens, musiciens, graphistes et cinéastes qui désirent encourager les activités artistiques traditionnellement méprisées par les circuits habituels de l'animation culturelle. Leur projet le plus immédiat est de tourner un film sur Magma, les concerts et la vie du groupe, et pour ce faire ils lancent une souscription. Je vous laisse donc devant vos porte-monnaie avec cette belle image du début du concert : Vander s'avance, ses baguettes de batterie à la main, se place dos au public dans la position qu'affectionnent ceux qu'on appelle les "chefs" d'orchestre, et de sa main experte et efficace, il dirige la venue sur la Terre des trois premières mesures de la Musique de l'Univers. C'est ça, Magma. C'est aussi, paraît-il, un miroir dans lequel chacun peut se reconnaître : mais un de mes amis, qui a mauvais esprit, me disait que ce qu'il avait vu ressemblait moins à lui qu'à son cousin germain. C'est son problème. Magma prend le chemin des seigneurs de la guerre. II a tout pour gagner. C'est vous qui déciderez.

Michel BOURRE
Rock & Folk n° 110 - Mars 1976

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