CORRIDA CHEZ LE PROPHETE
MAGMA, au Théâtre de la Renaissance

23 octobre au 2 novembre

Depuis six ans, Magma suit la voie que Christian Vander a tracée. Depuis six ans, Magma dit la même chose, crie la même vérité dans un désert qui peu à peu s'est peuplé. Et le public que Magma s'est gagné, en France puis dans toute l'Europe, il ne le perdra plus. Car le groupe est indifférent aux modes et aux engouements de convenance, sa musique est une des seules qui paraissent définitivement à l'abri des compromissions tant son développement se déroule avec rigueur et patience, tant ceux qui l'interprètent sont habités par elle, tant elle est habitée par eux. C'est sans doute aussi pour cela qu'elle effraie encore tant de gens, peu habitués à ce qu'une forme vive autant, à ce que l'amour et la haine puissent être transformés directement en sons, à ce que la volonté d'Etre puisse s'affirmer aussi radicalement, aussi violemment. Ceux qui, pour protéger leur santé mentale et leur vision sécurisante du monde ont une réaction de rejet par rapport à Magma, sont peut-être ceux qui lui rendent le plus grand hommage. Car reconnaître l'existence de quelque chose de fort, et même de trop fort pour qu'on soit en état de le recevoir, reconnaître l'existence d'une Vie transformée en Musique, d'une Musique transformée en Vie, c'est aussi se sentir interpellé dans sa propre attitude, dans sa propre résignation et son laisser-aller.
Magma, c'est la Volonté devenue Création, le refus de la facilité, un appel à se surpasser, à exploiter ses capacités au maximum, à refuser de se laisser bouffer par la médiocrité quotidienne des villes. Ce projet est dément, insensé pour ceux qui à jamais ont limité leur horizon aux garages, aux snack-bars et aux trains de banlieue (le rock urbain, l'enfer urbain, l'enfer du rock, émotions pas chères, poésie amère de l'ennui et de la tristesse). Mais c'est la folie de ses ambitions, la hauteur de sa démarche qui donne à la musique de Magma son intensité unique. Personne ne joue ce que joue Magma, et Magma ne joue rien de ce que jouent les autres, il se joue lui-même, il joue sa Vie et sa Mort, sans masque, sans tricherie, sans distanciation : c'est pourquoi il fait peur, c'est pourquoi la première rencontre prend souvent l'aspect d'un choc, d'une confrontation avec l'Inouï.
Précisons : je n'ai pas été payé par RCA pour écrire cet article, il m'est arrivé de me sentir mai à l'aise dans plusieurs des concerts du groupe, mais ce que je sais c'est que sur scène chaque soir Christian Vander se donne tout entier, qu'à aucun moment il ne fait semblant et qu'il y en a peu dont on peut en dire autant. Et puis en ces temps où les épaules se courbent, où l'on accepte passivement la tragédie chronique et normative de la survie planifiée, Magma se dresse et affirme qu'on peut se donner les moyens de lutter contre ce goût de spleen qui envahit toute notre atmosphère.
Alors parler de la série des concerts que vient de donner le groupe au Théâtre de la Renaissance comme d'une "manifestation artistique parisienne" analogue aux autres, comme un Spectacle à enfermer dans une liste de morceaux et de détails anecdotiques me paraît réduire un peu trop la portée et la signification globale de leur Acte. II faudra pourtant bien le faire, puisque c'est paraît-il mon rôle d'informateur… De même, pas d'interview : si j'en fais un jour, il durera un mois. Christian Vander n'est pas un quelconque Rod Stewart ; ce qu'il est, il l'exprime par sa vie, par sa musique, par son regard. Ses déclarations ne m'ont jamais vraiment convaincu, mais ce n'est pas en une demi-heure que se dissiperont les zones d'ombre et les ambiguïtés. En attendant donc de la psychanalyser sur les cent pages d'un numéro spécial de "Rock et Folk" imprimé en petits caractères, je laisse parler ses tambours. Et mis en face d'un de ses chorus de batterie, les dizaines de feuillets déjà rédigés sur le groupe ne paraissent plus qu'un paquet de tracts stériles, parfois beaux, parfois pas inintéressants, mais manquant complètement de l'incroyable énergie vitale qu'il déploie sur scène.
Car jusqu'à ce jour Magma n'est complètement lui-même que sur scène ; d'abord parce qu'il faut les voir pour comprendre, ensuite parce que le studio et la cire noire semblent comprimer sa musique, l'assagir. Alors que pour pénétrer dans cet univers, pour prendre la mesure de l'aventure dans laquelle ils se sont complètement engagés, il faut recevoir la puissance directement, sans la distance qu'implique le disque (pour une première initiation, je vous recommande quand même la face du "Magma Live" comprenant "Kobah", "Linhs" et "Hhaï"). Pour un groupe qui se veut immortel, passer dix jours dans un théâtre parisien ce ne peut être qu'une étape, un élément du Plan, cohérent avec tous les autres. Ainsi, la présence d'Art Zoyd 3 en première partie n'est pas un hasard de programmation. Ce quatuor électrique à la composition originale (violon -guitare basse - trompette) produit lui aussi une musique structurée, dense et neuve, même s'il ne dégage pas encore la même énergie que Magma (c'est difficile…). Et le titre de leur morceau de bravoure pourrait être celui de toute l'œuvre des hommes en noir jusqu'ici, traduit du kobaïen, "Symphonie pour le Jour où Brûleront les Cité ". Rappelez-vous l'énorme griffe sur la pochette du premier album, prenant Megalopolis à la gorge, écrasant les immeubles, les usines et les croix gammées. Dans cette optique, regrettons simplement que, contrairement à ce que j'avais imprudemment annoncé, Barved-Zumizion n'ait pas pu installer ses lasers dans la salle, lui qui comme Magma joue avec le feu. Et remercions Golem d'avoir ouvert à ce type de musique les portes du Théâtre de la Renaissance. Si comme j'ai toutes raisons de le croire, ce genre d'initiative se multiplie, quand le printemps sera venu, nous n'irons plus aux abattoirs…
Étape donc, mais étape importante puisqu'elle correspondait à la sortie du nouvel album, "Udü Wüdü", et que la formation actuelle n'est plus celle qui cet été arracha au sommeil les rescapés hagards du Castellet. N'en restent plus que Christian Vander, Klaus Blasquiz et Didier Lockwood. Patrick Gauthier et Bernard Paganotti sont partis fonder un autre groupe, Benoît Wideman joue maintenant avec Alan Stivell. A la place, on trouve Michel Grailler, remarquable pianiste très à l'aise dans le travail harmonique et rythmique qui a toujours été l'essentiel du rôle des claviers de Magma. A la guitare, Gabriel Federow, qui il y a quelques années jouait dans un groupe à Strasbourg avec Pierre Moerlen, le seul rival sérieux de Vander (quand les verrons-nous tous les deux ensemble sur scène ? Pour que Billy Cobham parte à la pêche avec Ringo Starr…). Mais l'événement, c'est bien sûr le retour de Janik Top à la basse, parce que Janik est depuis longtemps engagé dans une quête similaire à celle de Vander, parce que comme lui il est un visionnaire qui n'interprète pas mais qui vit ses notes et qu'aujourd'hui il partage avec lui la responsabilité de ce qu'est Magma (voir le sigle Vander-Top sur les affiches collées dans Paris). C'est d'ailleurs un de ses morceaux qui occupe l'intégralité de la deuxième face de "Udü Wüdü": "De Futura" qui, joué juste après "Emëhntëht-Rê" en concert, s'affirme avec la même ampleur que " Mekanïk ", donnant toujours cette impression d'un peuple en marche, à la poursuite d'un rêve qui à peine atteint devra être projeté encore plus loin, encore plus haut pour que jamais le voyage ne s'achève.
Vander et Top ont aussi ceci en commun que leur approche de l'instrument est créative au lieu d'être répétitive et purement scolaire (avec remise des prix à la fin de l'année) comme dans le cas de la plupart des gens dont on parle aujourd'hui à grand renfort d'adjectifs : leur technique leur sert à inventer un monde, qui se suffit à lui-même, qui existe par lui-même, arraché à l'électricité, au métal ou aux peaux. Leurs solos ne sont pas des exhibitions, des étalages de procédés : ils sont construits, organisés, ils expriment exactement la même chose que les morceaux joués par le groupe tout entier. Le son change parce que les musiciens changent, mais l'Esprit reste le même qu'aux premiers jours du groupe. Aussi bien sur le plan temporel (du premier double album à "Udü Wüdü" que sur le plan spatial, d'un morceau à l'autre sur le même disque. C'est la même entité prenant diverses formes. Là est la garantie de la durée de Magma, qui comme tous les créateurs répétera toujours la même Idée, mais de mieux en mieux. Et quand on compare la première mouture de "Mekanïk Destruktiw Kommandöh" parue sur un 45 tours simple il y a près de quatre ans avec les fastes de l'impérial opéra barbare qui est sa version actuelle, on se rend mieux compte de quoi les passions de ces gens sont faites. Reste à sombrer dans l'ambiance de démence caractérisée qui baigne le solo de violon de Didier Lockwood et à se laisser emporter par le final le plus gigantesque qu'ait jamais réalisé un groupe électrique.
Alors quand on ne se sent plus agressé, quand on imagine sur ces rythmes la danse folle qu'ils évoquent, quand on reçoit la joie qui remplit ces chants, on n'écoute plus Magma la tête entre les mains. On respire sa musique par tous les pores de la peau, et l'on voudrait que cela ne s'arrête plus. Mais après "Troller Tanz", court extrait d'"Udü Wüdü", joué en rappel, Klaus revient expliquer pourquoi ils en restent là : "Le concert est construit de telle façon que nous ne pouvons plus rien jouer maintenant. Nous vous donnons donc rendez-vous à un prochain concert de Magma. En attendant, faites la liaison comme nous le faisons nous-mêmes : faites de votre vie un concert." C'est à Raoul Vaneighem qu'on devrait faire traduire le Kobaïen.

Michel BOURRE.

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