KLAUSÀ la veille d'une grande tournée en France, au moment où sort un splendide double album live, la voix de Magma passe de l'incantation à l'interview. Klaus Blasquiz parle.
Magma est à peine de retour d'une grande tournée européenne qui l'a conduit de Londres à Berlin, de Munich au Danemark ; à peine de retour pour la sortie de son cinquième album, un double " live " enregistré au printemps à Taverne de l'Olympia pour Utopia, le nouveau label de Giorgio Gomelsky. Déjà fin prêt pour une colossale tournée de deux mois qui sillonnera la France de part en part à partir du 15 janvier. France où Magma devrait se voir enfin reconnu pour ce qu'il est : l'un des plus grands groupes du monde, l'un des plus formidablement originaux, un groupe unique. Magma partira ensuite un mois dans un théâtre de New York. Et puis ensuite il y aura le Grand Oeuvre: d'abord " Theusz Hamtaahk ", dont nous connaîtrons enfin le premier mouvement que le groupe joue désormais sur scène (pour mémoire, le second était constitué par " Wurdäh Itäh ", le très bel album " confidentiel " qui servit de musique à "Tristan et Yseult", et le troisième par " Mekanïk Destruktïw Kommandöh "), puis " Emëhntëht?Rë ", constitué lui aussi de six autres faces et qui devrait être un pas de plus, et le plus grand, vers la perfection à laquelle aspire le groupe.
MAGMA
KLAUS BLASQUIZ : Avant tout, il faut dire que Magma a décidé de ne plus parler de musique. Nous avons jusqu'à présent laissé aller notre esprit de musiciens, avec les journalistes, et nous savons maintenant d'expérience que ça n'a servi à rien et que ça ne présente aucun intérêt, même pas sur le plan musical. On ne peut pas parler de musique alors que notre but profond n'est pas la musique. On en parlera très mal, car là n'est pas notre centre d'intérêt; tout sera vague, imprécis. II vaut mieux trancher. D'autre part, quand on parle de musique, soit on s'adresse à des musiciens qui ont le niveau, et on n'a rien à leur apporter; soit à des gens qui n'ont pas le niveau, et alors ils ne comprennent rien. Or il nous faut parler à tout lé monde, donc on ne parle pas de musique.
R & F : Parleras-tu en ton nom propre ou pour Magma ?
K.B. : Systématiquement un peu les deux. Je ne suis ni un dieu, ni un représentant syndical. Je parle toujours au nom de Magma, mais avec la réserve que je suis Klaus. Je ne pourrai rien dire de plus que Christian Vander) ; mais ce que je dirai, je le dirai d'une façon différente, en certains points plus claire, en d'autres plus obscure.UNIWERIA ZEKT
R & F : Qu'est-ce que Magma ?
K.B. : Magma, ce n'est pas qu'un groupe de musiciens ; c'est un groupe d'hommes qui actuellement n'est composé que de musiciens. Magma, c'est la Zeuhl (Magma n'est que le nom terrien) ; la Zeuhl fait partie de la Zeuhl Wortz et d'Uniwerïa Zekt. Uniwerïa Zekt embrasse tout l'esprit que l'on peut reconnaître comme l'esprit de Magma. Mais c'est aussi tous les moyens d'expression et de communication de cet esprit, et même en deçà et au-delà. Uniwerïa Zekt englobe toutes les formes d'expression, la musique, la bande dessinée, le cinéma... Et actuellement il y a des gens qui travaillent dans l'ombre pour Uniwerïa Zekt.R & F : Est-ce que tu peux parler, dans le domaine de la musique et en dehors, des gens d'Uniwerïa Zekt, des gens avec lesquels vous vous sentez en parfaite communion?
K.B. : On peut en rencontrer tous les jours ; prenons aujourd'hui comme exemple : il y a une revue qui s'appelle " Métal Hurlant ". Il y a Alexandro Jodorovsky qui tourne " Dune ". On a des contacts de travail, moi je vais faire une bande dessinée pour " Métal Hurlant ", Christian va peut-être faire la musique pour " Dune ". II y a des choses qui se passent. Je suis resté plus d'une heure au téléphone avec Jodorovsky, sans m'en rendre compte, ça partait et ça revenait tout seul. On ne s'est jamais rencontrés, et pourtant on est allé jusqu'à se raconter des rêves. II y a aussi la rencontre entre Magma et Henry Cow. Henry Cow, ce sont des gens qui ont une foi intense, qui jouent une musique intense et qui sont malgré tout dans une période néfaste car ils arrivent trop tôt ou trop tard. Mais cela n'a aucune importance ; pour eux, le temps ne compte pas. II y a au moins un Maître dans le groupe, peut-être plusieurs. On peut foncer, cela vaut la peine. La première fois que nous nous sommes rencontrés, ils ont joué, nous avons joué, et sans dire un seul mot, on s'est retrouvés dans les loges avec des yeux gros comme ça, et on s'est embrassés. Henry Cow est le seul groupe en Europe. Il y a peut-être des gens qui cherchent, mais parmi les groupes un tant soit peu connus, c'est le seul qui vaille.
Tu vois, il y a des gens avec lesquels il y a un déclic, mais ce n'est pas utile d'en faire un catalogue. Uniwerïa Zekt n'est pas une société secrète avec des membres répertoriés, fichés ; actuellement, sa seule forme d'organisation dont les membres soient connus, c'est Magma.R & F : Quand tu parles de Magma, tu parles du groupe dans sa forme actuelle, ou tu y inclues tous les musiciens qui en firent partie ?
K.B. : Je parle des sept musiciens actuels (Stella Vander n'est plus présente sur scène, mais continuera à enregistrer avec le groupe). D'ailleurs, tous ceux qui n'ont fait que " passer " dans Magma et ne font plus rien aujourd'hui, n'ont, de fait, jamais fait partie de Magma, d'Uniwerïa Zekt.R & F : Donc Uniwerïa Zekt, c'est une essence et un mode d'existence, plus que le fait d'avoir appartenu un jour ou l'autre à Magma. II faut continuellement prouver son appartenance par la valeur de ce que l'on crée.
K.B. : Exactement, de même qu'on n'entre pas dans Magma du jour au lendemain. On est prédisposé à y entrer, soit parce que Magma correspond sur le plan spirituel à ce à quoi on aspire, soit parce que l'on a suivi la démarche de Christian. Mais on était Magma avant.R & F : Comment se construit l'uvre musicale ?
K.B. : La musique est la même, toujours ; ce sont les ondes sonores seules qui diffèrent. Je me souviens de Christian quand nous nous sommes connus, il y a sept ans, jouant du piano et chantant ; et je le vois aujourd'hui en train de composer " Emëhntëht?Rë " : c'est la même musique, avec d'autres structures, d'autres arrangements pour d'autres morceaux, une autre réalisation formelle, mais dans l'esprit, dans le sens céleste, c'est pareil.R & F : D'accord, mais la musique passe cependant par des moments différents, des références diverses.
K.B. : Oui, les moments sont fonction des musiciens de l'époque, de la qualité des enregistrements, de la nature même du morceau, des rencontres de Christian. En ce qui concerne les références, nous sommes comme les autres créateurs : nous ne pouvons rien construire ex nihilo. Cependant, nous ne pouvons prendre de références que dans des musiques qui sont réellement inspirées, des musiques qui nous laissent des impressions profondes ? la tristesse infinie des Noirs de Tamla Motown, Hendrix qui brûlait, John Coltrane qui était tout l'Esprit...
Nos influences sont mystiques. Les musiques qui nous ont influencés dans leurs formes sont toutes des musiques dont la forme correspondait, était en parfaite harmonie avec l'esprit, comme c'est le cas chez Magma : Igor Stravinsky, Bela Bartok, John Coltrane et beaucoup d'autres.
II y a des gens, par contre, que l'on écoute sur le strict plan de la technique : moi j'écoute des chanteurs classiques, Christian écoute des batteurs (Tony Williams, Billy Cobham), mais tous ces gens ne sont pas des influences. Car les seules influences réelles sont celles qui fonctionnent au niveau du cur, de l'esprit, pas de la technique musicale. C'est comme pour tes motivations : des influences extra musicales pour une inspiration et des motivations extra musicales.
Mais en même temps, ce que nous jouons représente notre motivation, c'en est le symbole. Dans notre musique, on peut tout lire de nos motifs, et c'est la raison pour laquelle nous la jouons, la raison pour laquelle nous faisons de la musique. S'il y avait un moyen plus direct, plus immédiat de nous exprimer, nous l'utiliserions.R & F : Donc, Uniwerïa Zekt repose sur une mystique ou, si l'on ne prend pas le terme dans son sens péjoratif, sur une idéologie, une conception du monde ?
K.B. : Les termes de " foi " ou de " dieu " ont été incroyablement galvaudés, détournés de leur sens ; hélas, il n'y a pas de termes plus forts que Dieu ou la Foi pour évoquer ce que nous ressentons, ce que nous voulons communiquer : nous pensons ? et là nous sommes scientifiques, objectifs ? que ce que nous voyons des choses n'est qu'une apparence, un symbole, une fraction infime de la Grande Réalité qui est infinie. L'homme n'arrivera jamais à concevoir l'infini, puisque son cerveau est fini dans son fonctionnement et dans sa structure même. Le cerveau n'est qu'une machine dont on parvient déjà à reproduire des fragments ou des fonctions, comme la mémoire par exemple. Même si nous n'en utilisons encore qu'un milliardième, il est fini, limité. II y a donc les hommes et quelque chose de plus que l'homme. Pour nous, l'idéologie comme conception du monde se limiterait à l'homme, à la société, à l'humanité, au monde. Or dans l'idée d'Uniwerïa Zekt, il y a tout cela, une idéologie PLUS l'extra?humain donc l'Homme et Dieu. Dieu c'est-à-dire l'univers, la nature, ou l'infini ; dans Dieu, il y a tout cela compris.KOMMANDÖH
R & F : Cela fait des années que certains reprochent à Magma ce qu'ils considèrent comme des références formelles ou profondes au fascisme...
K.B. : Quand on parle de fascisme, on pense avant tout à Adolf Hitler, au nazisme, à l'Allemagne nazie et aux comportements de cette période. D'abord il faut dire que nous n'abordons pas le nazisme comme un tabou, ce qui s'est avéré très dangereux pour nous, nous nous en sommes bien rendu compte. Ce qui nous fascine c'est que, pour des raisons à déterminer (revanche, militarisme, conditionnement à la violence ou à l'ordre), il y a eu une adhésion totale d'un peuple à une idée qui était une idée mystique. On peut s'intéresser à ce qu'il en est résulté, aux conséquences ; nous, ce qui nous a frappés, c'est que toutes les applications ont toujours été entreprises dans le sens du grandiose, c'est-à-dire dans le sens dynamique, du mouvement, jamais de la stagnation. Cela a donné la négation de l'Homme, cela a donné du noir, mais dynamique, Or il ne s'agit pas pour nous de nous attacher aux résultats, aux fins, mais de voir par quels formidables moyens tout cela a été possible, ce fait fabuleux que tout un peuple ait eu foi et qu'il se soit passé des choses de l'ordre de la magie. Ce n'était peut-être que de la magie noire, mais c'était magique. Ce n'est pas possible autrement, une telle adhésion.
Nous, nous nous intéressons à la magie blanche qui traite des images, des symboles que se fait l'homme de la nature. La magie blanche, c'est toute la symbolique de l'univers, cela comprend l'alchimie, la mystique rituelle, la musique, la vie, l'amour, le sexe. Ça c'est la magie, et il y a là-dedans des choses qui dépassent la connaissance scientifique actuelle ? par exemple la télépathie ?, des choses inexplicables. Nous, nous cherchons des explications. Ce que nous avons essayé de lire dans les événements du nazisme (je pense aussi à Christian), c'est quelles étaient les démarches, les flux en tant que techniques du surnaturel, ou plutôt du parapsychique. Malheur à nous d'être tombés sur un tabou pareil. On aurait eu moins de problèmes avec Gengis Khan, Alexandre le Grand ou les Templiers. On a choisi le nazisme parce que c'était le phénomène le plus proche, le mieux documenté. Mais en fait, de tout cela nous n'avons jamais beaucoup parlé ; pas plus que nous ne parlons aujourd'hui de l'Egypte antique sur laquelle nous sommes particulièrement branchés. Ce qui nous a été le plus préjudiciable et le sera encore, c'est que les gens se sont bloqués sur les tabous (images ou symboles), le fait de posséder un symbole comme celui de Magma et de mettre l'Esprit dans ce symbole ; un symbole magique en plus, comme l'était la svastika reprise par les nazis ; le fait de porter des costumes noirs parce que nous considérons le noir comme beaucoup plus mystique que le blanc ? le blanc étant le spectre lumineux visible par l'homme alors que le noir est l'absorption, le non choix de la couleur, l'infini, le fait d'avoir choisi la dureté car il n'y a qu'une façon d'être efficace, c'est d'agir pleinement ? et vue de l'extérieur, la détermination passe pour de l'intransigeance, et on nous considère comme durs parce que l'on ne fait pas de concessions ; le fait d'avoir mis des discours dans notre premier double album, d'avoir craché la haine à la Terre dans notre second disque, d'avoir écrit sur la pochette " haine " alors que c'était l'époque du " peace & love " ; le fait de ne pas jouer du rock'n'roll ; le fait de ne pas suivre les modes à gimmicks et à gadgets ; le fait de ne pas nous droguer systématiquement pour nous branler, sortir du monde et refuser le combat ; c'est cela, tout cela qui provoque dès réactions vives.
... II y a ceux qui sont pour la vie, et ceux qui sont pour la survie, la mort latente. Il ne s'agit pas d'être " avec " Magma, mais d'avoir un esprit évolutif, le Sentiment de la Vie, l'Esprit. Si l'on ne possède pas cela, si l'on est contre cela, alors on est contre Magma et un jour ou l'autre on le retrouvera sur son chemin. De ce fait il découle que nous n'avons rien contre les musiciens en général (allusion ici à une récente interview de Christian Vander), mais contre les midinettes et les fonctionnaires de la musique. De même nous ne sommes pas " contre " les journalistes en général, mais contre ceux qui n'ont à notre égard que dédain, mépris ou haine, et qui ne veulent rien comprendre.MUSIQUE ET POLITIQUE
R & F : N'est-il pas frappant qu'à l'opposé des reproches évoqués plus haut, on n'ait jamais mêlé Magma à ce que l'on appelle la musique engagée, ou l'Art engagé?
K.B. : Question judicieuse et réponse on ne peut plus simple : nous n'avons jamais été considérés comme un groupe " engagé " parce que nous n'avons jamais épousé les formes d'engagement politique qui correspondaient à la première moitié du vingtième siècle, à savoir le discours idéologique, le structuralisme, la référence. D'un côté on ne peut pas considérer Magma comme un groupe engagé, au sens commun, à partir du moment où l'on sait qu'il a le sentiment de la foi extra-humaine. Pourtant, il est évident que nous faisons de la politique, à partir du moment où faire de la politique c'est agir pour la transformation de la société humaine. Dans ce sens, nous faisons de la politique.R & F : Bon, la mystique est votre référence, la foi en quelque chose qui vous dépasse et que vous cherchez à appréhender. Mais est-ce que vous tenez à en rester là ; ou bien cela doit-il déboucher plus immédiatement sur une transformation des formes que nous vivons ici et maintenant ? Magma n'est-il pas aussi engagé dans le sens dynamique que Sheila l'est dans celui du conditionnement, de l'abêtissement ?
K.B. : Si nous n'avions pas d'engagement politique, nous ne jouerions que pour nous-mêmes. Magma n'existerait pas sans motivations politiques. Seulement, il faut encore revenir sur un point : il ne faut pas séparer la mystique de la politique ; car sans la mystique, il n'y a pas de sentiment humain, pas de Dieu, pas de création. On ne peut pas envisager l'Homme comme un élément de la matière qui soit isolable et autonome ; c'est impensable. Pense ne serait-ce qu'à l'influence du soleil, des planètes sur l'Homme.R & F : Est-ce que l'histoire immédiate de Magma, comme par exemple le passage de la violence tendue de " Mekanïk Destruktïw Kommandöh " à la relative sérénité de " Köhntarkösz ", est liée à un projet cosmique ?
K.B. : II y a des causes pratiques, ne serait-ce que la présence de certains musiciens, la façon dont la musique est composée, par sentiment et au fur et à mesure, le moment, etc. On parle de déité, mais nous ne sommes que des hommes qui composons de la musique pour d'autres hommes. Le temps, l'époque, tout cela entre en jeu. Jusqu'à la rencontre de Jannik Top, on n'avait pas trouvé d'unité, d'entité Magma ; il n'y avait pas de cohésion. De " Mekanïk... " à Köhntarkösz " certains musiciens ont changé ; mais il s'est aussi et surtout passé quelque chose dans le cur de Christian : la découverte d'une certaine béatitude, avec Akhenaton et l'Egypte antique. On peut en représenter l'image d'un combattant qui tourne au prophète et qui passe à travers les balles. Mais il reste toujours dans l'action.Propos recueillis par Jean-Marc BAILLEUX
Rock & Folk n° 108 - Janvier 1976