Ma cabane à KobaïaLa parution du provocant premier double album de Magma, il y a sept ans, fit l'effet d'un énorme pavé dans la mare stagnante et croupie du rock français, victime d'un manque d'identité total. Voilà qu'à l'horizon apparaissait un commando d'hommes habillés en noir qui disaient " Non " et provoquaient le choc. Ils produisaient une musique lyrique, dense et violente, sonnant comme les trompettes de Jéricho juste avant que ne tombent les murs de la cité. Leurs yeux brûlaient quand ils la jouaient, surtout d'ailleurs ceux du batteur, un fou illuminé de vingt-deux ans qui ne parlait que de Coltrane et des chants insensés de Kobaïa, mystérieuse planète de son invention, sur laquelle il semblait passer déjà la majeure partie de son temps. Au fil des disques, le son se modifia, du peloton de cuivres de " Riah Sahiltaak " aux grondements de claviers de " Köhntarkösz ", en passant par les chœurs de " Mekanïk Destruktïw Kommandöh " : mais l'esprit ne changea jamais, et la musique de Magma resta solitaire, jamais imitée, pas même imitable.
De cette situation, beaucoup de quiproquos naquirent et jamais vraiment ils ne s'expliquèrent, tant ils pensaient qu'avec le temps tout deviendrait clair et limpide. Et l'on imaginait Christian Vander perdu dans quelque rêve mégalomane, inaccessible aux soucis des mortels, pour ainsi apparaître à contre-temps, toujours: hier agressant verbalement les faux hippies fleuris cinq ans trop tard, et s'habillant en sombre en réaction à tant de fausses couleurs, et aujourd'hui parlant d'amour, alors que les punks nous pressent d'en venir au coup de botte nerveux…
Mais tout ça ne tient pas debout, d'abord, et ça je ne l'ai jamais lu nulle part, donc c'est une bonne information, parce que Christian Vander est quelqu'un de timide. Ensuite, parce que dans sa naïveté incommensurable, il n'arrivait même pas à concevoir que les gens ne puissent pas comprendre… Mais quand l'été revient, les sourires refleurissent et nous voilà enfin branchés sur le cœur qui fait battre la machine.
UN ÊTRE MERVEILLEUX
MICHEL BOURRE & PATRICK COUTIN - L'année 1977 a vu naître un nouveau Magma. En quoi est-il réellement différent de ceux qui le précédèrent ?
CHRISTIAN VANDER - J'attendais cette année 77 depuis longtemps. Avant, j'ai traversé une période difficile pendant un an, un an et demi. J'étais très perturbé, au point que je me demandais si j'allais rester sur cette terre. Tu sais, quand tu donnes toujours le meilleur de toi et que toujours, en retour, tu reçois des coups, tu n'as pas envie de les rendre, tu as seulement envie de ne plus être là.
Je voulais m'envoler comme un oiseau. Parce que j'avais l'impression que ce à quoi je croyais n'existait pas ici, que ce n'était qu'un leurre… Et puis au moment où je commençais à en être sûr, il m'a été prouvé le contraire. J'attendais que quelque chose se passe, et quelque chose s'est effectivement passé…
M.B. & P.C. - Quoi donc ?
C.V. - J'ai rencontré un être merveilleux…
M.B. & P.C. - Et ça change quoi ?
C.V. - Ça change tout… Ça peut te paraître fou ce que je raconte, mais je vis actuellement dans un climat bizarre… Je crois que les gens vont se rendre compte très vite de l'amour qui peut se dégager de quelque chose, de Magma en particulier.
Il ne va plus rien subsister que ça… En plus, je ne vois plus le public de la même façon. J'ai cru longtemps jouer encore dans un cabaret de jazz, face à des gens de passage, qui le lendemain repartiraient à New York ou à Tombouctou. Il fallait donc leur donner le message très vite, avant qu'ils ne s'en aillent. C'était une erreur, mais j'ai mis du temps à le comprendre. Maintenant, ce public, j'ai envie de le cajoler, de le dorloter. D'abord parce qu'une partie de ces gens qui nous suivent ont déjà compris, et que ceux-là, ce n'est pas la peine de leur expliquer deux fois, il faut leur apporter quelque chose de plus…
M.B. & P.C. - Tu parles d'amour, mais beaucoup de gens ressentaient jusqu'à aujourd'hui la musique de Magma comme étant une musique d'angoisse et de désespoir…
C.V. - Ils étaient dans l'erreur. On n'a jamais fait une musique macabre. Elle pouvait, être triste, mais il y a toujours eu la vie, et un espoir démesuré derrière. Ceux qui à mon avis comprenaient la musique, comprenaient ça aussi. Maintenant, ceux qui faisaient semblant de nous suivre, s'habillaient en noir pour le noir et ne retenaient que la négation, ceux-là n'avaient rien compris…
M.B. & P.C. - Tu es pourtant encore habillé en noir aujourd'hui…
C.V. - C'est vrai, mais ça ne veut rien dire. Quand tu fermes les yeux, tu vois du noir, et puis petit à petit les couleurs apparaissent, tu vois ce que tu veux, du bleu, du vert… Si tu veux un exemple, beaucoup de ceux qui disaient aimer Magma aimaient également King Crimson. Mais je trouve la musique de King Crimson beaucoup plus désespérée que la nôtre… Le type qui chante dans Magma est peut-être triste, mais en tout cas il n'est pas abattu : il pense O.K. ça va mal, mais ça va aller tellement bien, et je le sens tellement fort que j'en ris… Et puis je ne comprends pas, c'est tellement évident : comment peut-on aimer Coltrane et faire une musique agressive ? Ils ne font pas le rapprochement, les gens ? Tu sais, un chien-loup, ça peut paraître agressif, mais s'il l'est réellement, c'est qu'on l'a dressé pour qu'il soit comme ça. Autrement, un chien-loup, c'est doux comme un agneau…
M.B. & P.C. - Il est difficile de se débarrasser des vieilles légendes : Magma fasciste, Magma ascète…
C.V. - C'est pareil, il n'y a qu'à ouvrir les yeux. Sur la pochette du premier double album, les croix gammées sont écrasées par la griffe de Magma… Quant au discours que je faisais à une certaine époque, ce n'est pas moi qui parlais, c'était un tyran, et c'était clairement expliqué… Quant au reste, Klaus est végétarien, mais ça n'engage que lui. Si j'ai envie de manger un steak, je ne m'en prive pas…
M.B. & P.C. - Quelle est la composition du nouveau Magma ?
C.V. - Je te la donne dans le désordre : en dehors de Klaus et de moi, il y a Guy Delacroix (basse), Benoît Widemann (claviers), Jean de Antoni (guitare), Clément Bailly à la batterie et trois choristes dont Stella, ma sœur…
M.B. & P.C. - Comment les as-tu rencontrés ?
C.V. - Je les ai connus tous ensemble. Benoît et eux travaillaient pour monter un groupe, et ils accompagnaient Stivell en plus. Benoit m'a proposé de les faire tous entrer dans Magma. Au début je trouvais ça délicat, mais finalement ça a très bien marché. Je suis très content de ce groupe, il y a beaucoup de cœur, beaucoup de bonne volonté. Tout le monde est dans la même histoire au même moment, ce qui n'a pas toujours été le cas…
M.B. & P.C. - Pourquoi joues-tu maintenant avec un autre batteur ?
C.V. - Il y a très longtemps que j'en avais envie. Ça me permet de chanter la musique de Magma, et de la jouer au piano, avec un soutien rythmique. A travers le chant et le piano, c'est le même sentiment qui passe… Par contre, chanter et jouer de la batterie, c'est infernal, c'est tenter d'exprimer au même moment deux sentiments contradictoires. Ou tu sers bien la batterie, ou tu sers bien le chant, mais pas les deux… La présence de Clément me libère sur ce plan là.
VITALM.B. & P.C. - De quelle manière composes-tu ta musique ?
C.V. - Tout vient du chant. Je ne me mets jamais au piano en me disant je vais créer une mélodie. C'est trop facile, tu n'as qu'à déplacer les doigts et tu en crées cinquante par heure. Mais ça ne veut rien dire : pourquoi celle-là et pas une autre ? Non, il faut que ça vienne du fond, que ça me mette en transe. Alors si je répète vingt fois le thème et que vingt fois c'est le même qui sort, je suis sûr que je ne me suis pas trompé, et qu'il n'y a rien d'autre à mettre à la place. C'est l'essentiel. Après tu peux faire de beaux arrangements, mais tu as l'essentiel.
Et puis il y a tout un travail pour trouver les enchaînements justes, et c'est parfois très long : quand on compose une longue pièce de musique, je reste toujours dans le même climat.
J'improvise par exemple deux heures de suite, j'enregistre tout et en réécoutant je sépare facilement les passages qui ont été réellement vécus de ceux où je me suis relâché. Je garde les passages vécus, et je coupe le reste, le blabla. Je recommence encore, et peu à peu le blabla s'élimine. Le blabla ce n'est pas un problème, de temps en temps, mais un problème d'intensité et de prestance. Par exemple, en improvisant je peux enchaîner deux passages très naturellement en deux accords, comme ça, et on passe à autre chose. Mais ce n'est qu'une habitude des doigts, ça ne veut rien dire ; si ça se trouve, la vraie transition ente ces passages, celle qui s'impose, durera trois quarts d'heure, au lieu de ces deux accords. Ce n'est pas un travail de technicien, c'est une question de climat, d'esprit. Tu comprends, je n'aime pas trop les " virtuoses ", les gens qui sortent des milliards de notes dont la plupart leur viennent au bout des doigts par simple habitude physique, pavlovienne. Je ne peux pas me mettre au piano et égrener quelques arpèges en me demandant si mon steak est cuit. La musique, c'est vital pour moi, ça m'engage en entier, ou je préfère ne pas en jouer…
M.B. & P.C. - Le kobaïen a-t-il une signification très précise, ou est-il surtout utilisé phonétiquement ?
C.V. - Au départ, les mots me viennent en chantant, ils sont donc là avant tout pour leur son. Mais à force de les répéter dans un certain climat, on arrive à percer leur signification. Ça peut prendre du temps : deux ans, trois ans. II y a des mots de " Mekanïk Kommandöh " dont je ne connais pas encore le sens. Mais une fois qu'un mot est traduit, c'est pour toujours, il ne peut pas vouloir dire autre chose. Je le sens aussi fort que quand je crée une mélodie au piano. Le kobaïen, ce n'est pas un langage intellectuel comme l'espéranto, par exemple. C'est un langage organique.
M.B. & P.C. - Y a-t-il une chance pour que Magma chante un jour en français ?
C.V. - C'est possible. On peut certainement faire de très belles paroles en français, ou dans une autre langue d'ailleurs. Mais il faut trouver les mots qui fassent résonner l'accord…
TRANE ET TOPM.B. & P.C. - Peux-tu nous dire ce que John Coltrane représente exactement pour toi ?
C.V. - C'est très simple : pendant longtemps, John Coltrane a été la seule personne à m'insuffler la vie. Je vivais seul, et la parution de chacun de ses disques était mon unique lien avec l'existence. Quand il est mort, en 1967, J'avais dix-neuf ans et il n'y avait plus rien. J'ai cru mourir. Je suis resté pendant trois ans comme ça, dont deux en Italie, à écouter ses albums dans un état lamentable. Je sombrais un peu plus tous les soirs. Et puis un jour, je buvais un verre de whisky, je l'ai posé et j'ai dit : c'est fini, je ne touche plus à rien. Le lendemain je me suis promené dans Turin et j'ai eu une vision étrange : toute la ville me semblait illuminée. Je suis entré dans une pharmacie, et je leur ai dit: " Ecoutez, je ne sais, pas ce que j'ai, mais je ne me sens pas bien ", le type est parti chercher quelque chose derrière, et quand il est revenu je n'étais déjà plus là… Après, pendant six mois je suis resté dans une chambre à manger du riz et boire de la limonade.
Jusqu'à ce qu'il y ait le déclic, jusqu'à ce qu'il y ait Magma… J'ai lu un article sur Coltrane récemment dans R & F. J'estime que le type qui l'a écrit n'y a pas compris grand-chose. II sous-entend que les derniers temps Coltrane, n'ayant plus vraiment l'énergie, laissait sa place à Pharoah Sanders pour faire ce qu'il aurait eu envie de faire lui, c'est-à-dire crier dans le sax, etc. Ce n'était pas du tout ça, l'esprit. Simplement, Coltrane avait le sens de la musique digne. L'idée de " Naima ", par exemple, était géniale. Avant, Coltrane jouait cette ballade d'une façon dépouillée, très simplement il exposait le thème, laissait le pianiste seul et ne rejouait que pour reprendre le thème à la fin. Après il a commencé à improviser dessus, mais il s'est rendu compte que ce n'était pas vraiment la solution. II fallait que ça soit quelqu'un d'autre qui délire sur le thème, pas lui. Il laissait donc à Pharoah Sanders le soin de pleurer, de se lamenter sur tous les maux de la terre, et lui arrivait derrière ça avec un son très beau, énorme, pour ré-attaquer le thème. Lui ne jouait plus que la beauté, mettant toute l'énergie dans le son. Mais ce n'était plus un sax qui vibrait, c'était Coltrane directement. Je n'ai d'ailleurs jamais entendu de sax chez Coltrane. Son instrument et lui ne faisaient qu'un. C'était lui qui parlait.
M.B. & P.C. - Est-ce le seul musicien qui t'ait laissé cette impression ?
C.V. - Non. Janik Top aussi.
M.B. & P.C. - Pourquoi ne jouez-vous plus ensemble, alors ?
C.V. - Beuh… Ce n'est pas le problème, ça va très bien avec Janik, vous le verrez bientôt. Quoiqu'il se dise, ça continue. On a un cadavre dans notre placard…
M.B. & P.C. - De quelle période de Magma gardes-tu le meilleur souvenir ?
C.V. - Sur scène, il y a eu une période fantastique vers juin 1972, avec le premier Magma. On commençait à jouer "Mekanïk", il y a eu cinq ou six concerts dont je me souviens encore.
Après, il y a eu des concerts musicalement parfaits avec Janik, notamment le dernier à Colmar. On était' quatre sur scène: Klaus, Janik, moi et Gérard Bikialo aux claviers, on avait l'impression qu'on était trente. Récemment, on a aussi fait de très bons concerts avec le nouveau groupe.
Quant aux disques, celui que je préfère, c'est la bande du film " Tristan et Iseult ". C'est celui où se reflète le plus le véritable climat Magma : un piano et des chœurs. On l'a enregistré à trois, Klaus, Janik et moi. A 10 h du soir, Janik est venu chercher la partition, à 2 h du matin on enregistrait, et entre temps il s'était même permis de changer des parties. Il comprend tout très vite.
M.B. & P.C. - C'est une véritable histoire d'amour entre vous…
C.V. - Oui, bien sûr. Je ne vois aucune différence entre sa musique et la mienne. C'est peut-être dit autrement, mais le fond est tellement le même…
QUOTIDIENM.B. & P.C. - " Mekanïk Kommandöh ", " Üdü Wüdü " ?
C.V. - Dans " Mekanïk, il y a la foi; je sais que tout ce qui a été joué a été vraiment joué. Mais le son a été coupé, à cause de Giorgio Gomelsky qui ne supporte pas les basses trop basses ou les aigus trop perçants… Voilà un monsieur qui fonctionne avec des limiteurs. " Üdü Wüdü " était un disque de transition. On allait monter le groupe avec Janik, mais il n'y avait, rien de prêt et on devait enregistrer. II y a donc des extraits de thèmes d'" Emmehntëht Rë ", mais pris isolément cela peut ne pas vouloir dire grand-chose. Ce ne sont ni les arrangements définitifs, ni la manière dont je veux les jouer vraiment.
M.B. & P.C. - Emmehntëht Rê joue un peu le rôle de l'Arlésienne dans la vie de Magma. On en parle beaucoup, mais on ne voit rien venir…
C.V. - L'introduction d'Emmehntëht Rê, c'est " Köhntarkösz ". Seulement pour faire la suite, il faudrait enregistrer trois albums à face pleine, sans aucune interruption musicale… Ça pose un problème évident au niveau de la maison de disques et du public : qui va pouvoir gober tout ça ?
Alors mon projet c'est, d'une part de faire connaître la musique du quotidien Magma, dont personne n'a encore entendu parler, d'autre part de faire sortir Emmehntëht Rê, sous le nom " Zeühl ", à une échéance que je ne connais pas encore. II y aurait là des musiciens de Magma, et sans doute d'autres gens, certainement Janik, par exemple…
M.B. & P.C. - Qu'est-ce donc que la musique du quotidien Magma ?
C.V. - II y a les grandes entreprises, et le 'quotidien. Je pense maintenant qu'avant de s'attaquer aux premières, il faut résoudre le second. Parler de ce qui se passe tous les jours, avoir une pleine conscience dé la minute qui est en train de s'écouler. Par exemple, tu regardes tomber la pluie, tu penses des choses. Alors il y a des tas de thèmes que je pense monter, dans ce sens… C'est une musique plus accessible que celle des grandes pièces, mais elle dit la même chose et je la joue avec autant d'intensité. Parce que ça se passe sur Kobaïa : il ne s'agit pas de la pluie sur Terre, polluée. C'est un quotidien transcendé, merveilleux…
M. B. & P.C. - Y a-t-il d'autres musiciens avec qui tu aies envie de jouer ?
C.V. - Il est question que je fasse quelque chose avec Jan Hammer, mais ça ne me passionne pas vraiment. Le seul avec qui ça me brancherait vraiment, c'est McCoy Tyner…
M.B. & P.C. - Tu, n es pas envie de réutiliser des cuivres ?
C.V. - Si, mais pour qu'une section de cuivres sonne vraiment, il en faut au moins quatre et ça coûte horriblement cher. Il en 'faudrait bien quinze, d'ailleurs… Mais je le ferai, c'est sûr… Je voudrais aussi donner des concerts avec un piano acoustique, des voix et presque pas de batterie, quelque chose de léger à la caisse claire, d'obsessionnel.
M.B. & P.C. - C'est curieux comme tu sembles te démarquer de la batterie alors que tu es surtout connu comme batteur…
C.V. - Ça me mine le moral, d'être considéré comme un " batteur ". Ça ne veut rien dire. Quand je joue de la batterie, tout passe en moi : le piano, les cuivres, les chœurs, c'est peut-être pour ça que mon jeu est un peu fou… J'ai travaillé très dur sur la batterie, mais sans comprendre que ce que je voulais, c'était surtout chanter, jouer du piano…
M.B. & P.C. - Tu n'as jamais été tenté parle vibraphone ?
C.V. - Non, je trouve ça précieux, c'est un son, alors que dans une batterie il y a tout : vingt-cinq sons si tu veux. Si tu en joues comme Elvin Jones, tu crées une véritable plaine, tu inventes un espace. Mais cela dit, personne n'arrive à jouer comme lui. II n'a toujours pas été dépassé… II y a de fantastiques batteurs, mais Elvin, c'est magique. Tu te mets à côté de lui, tu ne comprends rien, et si tu essaies de reprendre une de ses phrases, tu n'y arrives pas. Ça ne sonne pas pareil, il manque toujours quelque chose.
UN VIDE IMMENSEM.B. & P.C. - Tu n'es pas très intéressé par la musique qui se fait aujourd'hui…
C.V. - C'est dramatique. Et pourtant je ne demande que ça, j'essaie. On me dit " écoute le dernier machin, il y a un super son, etc. ". Mais je me moque du son. Enfin tant mieux s'il y a un bon son, je suis bien placé pour le savoir, on ne l'a jamais eu, mais ce n'est pas l'essentiel. On a l'impression qu'ils se sont tous fait prendre à leur propre jeu que ce n'est plus vital pour eux de faire de la musique. II y a tellement de gens qui font des arrangements sur rien qui sont devenus des spécialistes en son, en emballage… Mais il n'y a rien à emballer, au bout de dix minutes tu sens un vide immense, le château de cartes s'écroule…
M.B. & P.C. - Beaucoup de gens sont passés dans Magma, et leurs propos alimentent la chronique… Tu n'as rien à répondre ?
C.V. - Quand on monte un groupe, on ne se pose jamais là question de savoir si untel devra partir un jour… On a l'impression que ça va toujours durer. Mais certains se sentent exclus d'une histoire qu'ils n'ont pas pu vivre avant. Certains manquent de patience, s'étonnent au bout de six mois que le public ne les regarde pas plus, et juste quand ça commence à bien marcher, ils craquent. Maintenant, si je devais expliquer vraiment pourquoi la plupart des gens sont partis de Magma, moi je pourrais le faire relax, mais ça poserait sûrement des problèmes…
M. B. & P.C. - Ce n'est pas grave, vas-y…
C.V. - C'est une question de sensibilité. Quand je joue, je ne calcule pas l'énergie, je suis complètement " dedans ", mais beaucoup ne sont pas à l'aise dans la musique, ils calculent, ils sentent trop leur corps et ils mettent longtemps à comprendre. On a passé des mois, parfois, à répéter des trucs qui auraient dû venir très vite. Dans l'histoire de Magma, deux musiciens seulement comprenaient tout tout de suite : Teddy Lasry et Janik Top… Quant aux autres, ce qui m'ennuie, c'est que quand ils s'en vont de Magma, ils ne font pas de cadeaux. Mais aujourd'hui, je n'ai envie de dire du mal de personne…
M.B. & P.C. - Vous tournez beaucoup en Europe, ça marche bien ?
C.V. - Très bien, oui. L'an passé, on a joué à Roskilde, en Norvège. Il devait bien y avoir 30 000 personnes, et c'était le délire total… On y repart demain d'ailleurs. En Allemagne; c'est pareil… On a eu des ennuis en Angleterre, parce qu'on a dû annuler une tournée là-bas, l'automne dernier : le groupe s'était dissous la veille et ça a tout foutu par terre… Mais Zappa, quand on lui parle de l'Angleterre, il répond : " Où ? ".
M.B. & P.C. - Et quand on te dit Magma, tu réponds quoi ?
C.V. - Amour. Je vis actuellement " l'Eternel retour ". C'est l'amour fou, intemporel, et c'est tellement énorme, tellement palpable qu'une bonne partie de mon entourage prend peur. Mais c'est devenu évident immédiatement communicable, et je sais que tout est possible, puisqu'enfin j'ai trouvé l'écho.
Propos recueillis par Michel BOURRE et Patrick COUTIN.
Rock & Folk n° 127 - Août 1977