L'Ars Magma
Ou comment porter à l'état de fusion la musique et l'utopie

Antoine de Caunes interroge Christian Vander et Klaus Blasquiz, les deux démiurges de Magma.
Et Moebius, ténor de la B.D., y a mis sa note.

Ce fut un grand ménage dans le cosmos : en 1969, un groupe de musiciens - Magma - annonçait la naissance d'une planète nouvelle, Kobaïa, située par delà l'espace et l temps, encore inconnue du système solaire ou commercial. Les kobaïens proclamaient furieusement : "Terre, tes systèmes écrasent et tes révoltes assassinent : en fait, tu ne détruis que ce que tu ne comprends pas. Nous savons que tu seras aussi détruite. Notre musique est pour la beauté que tu veux ignorer et pour la haine de ton évolution maudite… Que tous ceux qui étouffent ici-bas nous suivent… Terre, tu n'es déjà plus qu'un oubli".
Comme le déclare Christian Vander, leader du groupe : "Quand nous jouons, nous offrons notre cœur". Lors des concerts de Magma, nul ne peut rester insensible devant cette force qui submerge soudainement tout, dans un élan irrésistible, entraînant l'esprit et les sens dans un courant barbare où la danse, le dérèglement et la transe ne font plus qu'un.
Sur Kobaïa la vie s'écoule désormais dans le bonheur et la beauté, et sur terre, la lutte garde son intensité première. Les deux démiurges, Christian Vander et Klaus Blasquiz, chantent ici les délices de leur nouveau monde.

Magma fusionne le discours et la musique. Du discours, on retient surtout le caractère utopique. Pourquoi avoir choisi l'Utopie ?
CV : Je dirais que l'Utopie, ou du moins ce que l'on nomme tel, est née pour moi d'un long silence. Pendant toute mon adolescence, je n'ai pas dit un mot. J'écoutais les gens mais je ne parlais pas, parce que je me sentais complètement étranger à toutes leurs préoccupations. En fait, je ne savais pas si j'étais fou ou si c'était le monde qui l'était. Les politiciens discutaient à longueur de temps, et les gens discutaient des discussions de politiciens. Pendant ce temps-là, les étoiles tournaient impassibles, indifférentes à ce qui se passait sur terre. Dans la mesure où je savais que ce jeu ne durerait pas longtemps, et qu'il fallait changer le plus vite possible, j'ai décidé de combattre, animé d'une haine énorme, ce que tous ces gens avaient fait de la terre, avec une certitude absolue que l'on pouvait définir ainsi : l'âme humaine est omnisciente et toute puissante. La seule chose que l'homme puisse faire pour elle, c'est détruire tous les obstacles qui veulent s'opposer à son épanouissement.

KB : Nous sommes profondément convaincus que l'humanité est en train de se détruire, et que l'on ne peut plus faire confiance aux hommes politiques. Il est évident que le seul combat véritablement révolutionnaire ne peut être que total et doit s'intéresser à la nature même de notre présence en ce monde. Tous les systèmes politiques s'effondreront tant que l'homme ne se sera pas modifié totalement. Or, les seuls enseignements susceptibles de modifier l'être humain, de lui redonner la conscience d'une identité cosmique, se trouvent en général dans les écritures sacrées. Ce dont nous parlons, c'est plutôt d'une société des étoiles.

Sans parler de mystique, il est clair que vous vous rattachez à une spiritualité. De quelle manière exactement ?
KB : Nous avons foi dans la grande réalité, qui est la réalité englobant l'être en général, et dont nous ne percevons sur terre que l'apparence, le symbole. Cela pourrait se rattacher au mythe de la caverne de Platon. Le cerveau, que le matérialisme considère comme la clé de l'humanité, n'est pour nous qu'un intermédiaire fini, limité, inapte à appréhender ce qui dépasse l'homme, l'univers, l'infini, c'est-à-dire ce que certains appellent Dieu.

Il faudrait peut-être éclaircir un peu ce terme de foi.
CV : La foi, c'est la volonté, l'énergie. Si l'on est animé par la foi, l'énergie ne vient pas du moi. Si elle vient du moi, elle s'effrite avec le temps, et on s'épuise peu à peu. Les gens qui veulent détruire se fatiguent. Il est plus facile d'être que de détruire, parce qu'il faut énormément plus d'énergie pour détruire que pour être. Quelqu'un qui est, s'il est animé par des forces gigantesques, on ne le dérange pas. Il faut partir du principe qu'on est au départ un récipient plein qui doit se vider pour accueillir les forces essentielles. Moins le moi parle, moins il y a de vulgarité, plus on peut parler d'absolu.

Quelle vulgarité ?
KB : Il ne faut pas se tromper sur les termes. On peut citer le principe de la nécessité intérieure de Kandinsky, composé de trois nécessités mystiques, progressives. 1) Chaque artiste, comme créateur, doit exprimer ce qui est propre à sa personne. 2) Chaque artiste comme enfant de son époque doit exprimer ce qui est propre à cette époque (l'élément de style dans la valeur intérieure). 3) Chaque artiste comme serviteur de l'art doit exprimer ce qui en général est propre à l'art (élément d'art pur et éternel qui n'obéit comme élément essentiel de l'art à aucune loi d'espace ni de temps). Il est évident que c'est la prépondérance du troisième élément dans une oeuvre qui est l'indice de la grandeur de cette oeuvre, et de la grandeur de l'artiste.

Quand on vous voit sur scène à la batterie, on a l'impression d'une lutte sans merci entre l'instrument et vous, même d'une relation de complicité et de tendresse.
CV : Quand Magma est né, en 69, je considérais que les gens qui venaient aux concerts (nous jouions surtout dans des clubs) étaient des ennemis. Ils écoutaient un peu, bavardaient en buvant et je savais que c'était à cause de gens comme eux que Coltrane était mort. A chaque fois que je donnais un coup sur une cymbale, j'y mettais la même puissance que s'il était agi de tuer quelqu'un. J'ai mis du temps à comprendre que les gens venaient finalement pour nous écouter. Je gardais la même énergie, mais l'idée avait changé. Je ne voulais plus me battre contre eux, mais avec eux. J'ai toujours joué jusqu'à l'épuisement. J'essaie de donner l'énergie aux gens pour qu'eux aussi aient envie d'en donner à leur tour. La batterie est un prolongement de moi-même, un fil conducteur, avec qui j'ai des relations de force, de tendresse et d'humour en même temps. Je sais qu'elle attend ça, qu'elle sait faire preuve de douceur et d'agressivité mais qu'elle ne veut pas d'un comportement précieux. On nous a souvent reproché la longueur des morceaux, l'invariabilité du tempo. Si nous jouons des phrases très longues, très étirées, c'est parce que, entre autres raisons, je deviens, après un certain temps, une machine possédée, hypnotisée.

Quels sont les compositeurs qui vous ont influencé ?
CV : Beaucoup de monde ! Je crois que le plus important de tous, c'est Stravinsky. Egalement Bartok, Penderecki, Messiaen et certains passages de Carl Orff, bien que l'ensemble de son oeuvre soit relativement pauvre, d'un point de vue rythmique.

De quelle manière composez-vous ?
CV : Généralement, une composition me prend beaucoup de temps, souvent plusieurs mois. Si je passe une journée assis devant un piano, le véritable moment privilégié où je me mets à écrire est rare. Par contre, dans ce moment-là, je me sens complètement habité, comme si des forces me poussaient à extérioriser la musique. La musique m'est souvent inspirée en rêve par un personnage qui apparaît en la chantant, ou bien en s'exprimant par poèmes. J'ai transcrit plusieurs morceaux de cette manière, en me levant aussitôt, au milieu de la nuit. Les lignes mélodiques et les chants sont écrits, et nous travaillons ensuite en groupe, en améliorant la partition.

Un des thèmes majeurs de l'inspiration de Magma, c'est l'énergie. Vos concerts sont d'ailleurs de véritables décharges frappant les spectateurs.
CV : Cette énergie, nous l'avons située symboliquement quelque part dans l'univers, sous la forme d'un être qui comprend tous les espaces, toutes les dimensions et que nous nommons en kobaïen, notre propre langue, Kreuhn Köhrmahn. Métaphoriquement, cet être représente l'homme parfait. Nous nous sommes aperçus qu'il était impossible de faire tourner notre tête de plus de 180°, alors qu'il devait être possible de la contrôler totalement, grâce à l'esprit. Quand on est ouvert à cette énergie, et qu'on arrive à en capter quelques poussières, on prend conscience de l'existence de deux êtres en soi : celui qui vit sur terre et qui peut se passionner pour certaines choses ; et l'autre qui sait en permanence que tout cela n'est rien. Si tous les gens avaient cette perception, il n'y aurait plus de problèmes, on passerait à travers les murs. J'écris actuellement un livre dont le titre est : "La mer se jette dans la Seine".

Magma, dans son discours, fait des références constantes à l'Egypte ancienne et à la science-fiction. Pourquoi un tel bond dans le temps ?
KB : Nous croyons en un monde intemporel. Les Egyptiens pensaient ainsi qu'il n'y avait que des "renvois" : ils ne croyaient pas au développement et au progrès. Christian et moi, nous avons été fortement influencés par l'Egypte. Christian voulait être égyptologue, de mon côté, je me suis intéressé à cette civilisation quand j'étudiais l'histoire de l'Art, aux Arts Appliqués. Pour les Egyptiens, l'homme se posait en miroir de l'univers, en même temps qu'en symbole. Microcosme à l'intérieur du macrocosme, chaque erreur qu'il commettait par rapport à cette harmonie entraînait des conséquences désastreuses. Les Egyptiens construisaient en fonction des principes de l'harmonie divine et des rapports sacrés, qui sont des règles mathématiques et géométriques. Ces lois d'harmonie permettent d'établir des canevas parfaitement équilibrés en même temps qu'un code de lecture intemporel et universel. La tradition occidentale a respecté ces lois dans sa magie, son alchimie et son architecture. Le Grand Oeuvre, les cathédrales, sont parmi les meilleurs exemples de cet héritage technique et spirituel. Les bâtisseurs de cathédrales savaient que sans le nombre d'or, on ne construit pas de choses parfaites.

Qu'est-ce que ce nombre d'or ?
KB : Pour les géomètres, le nombre d'or correspond au partage d'une droite en moyenne et extrême raison, c'est-à-dire que la plus petite partie d'une ligne obéit au même rapport à la plus grande que la plus grande au tout. Mais surtout, comme le disait Valéry, le nombre d'or, "c'est l'équilibre entre le savoir, le sentir et le pouvoir".

Et la science-fiction ?
CV : J'aimerais qu'on élimine ce terme qui correspond pour moi à un blocage. Il me semble réducteur par rapport à ce qu'il représente, c'est-à-dire un nouveau monde de l'imaginaire.

KB : D'ailleurs, le nom américain original, "heroic fantasy", convient mieux. Pour nous, la science fiction est une utopie romanesque qui s'étale du genre fantastique à la politique fiction. Ce qui est certain, c'est que ces romans se présentent le plus souvent sous forme de paraboles. Si nous l'avons utilisé, c'est uniquement dans cet esprit-là. Il fallait qu'on marque nos idées symboliquement afin d'avoir des garde-fous.

A propos de symboles, le spectacle de Magma en est manifestement rempli, des gestes aux objets. Quelle en est la raison ?
CV : Je ne connais pas de domaines qui soient exempts de symboles. En ce qui nous concerne, les symboles mobilisent d'une certaine manière l'énergie qu'ils maintiennent condensée. C'est sans doute un recours à une forme de magie utile à la fois pour nous-mêmes et pour le public dans la mesure où on lui demande une recherche. Par exemple, lorsque je fais le geste d'Osiris mort (bras croisés tenant deux baguettes se croisant à leur tour, puis bras ouverts), je déclare par là : je sors du sommeil pour amener une dynamique, du néant à l'action. C'est le signal du déclenchement d'une action musicale ou autre. Cela représente le moment où les forces rentrent en moi et où je les libère. A ce moment-là, rien ne peut plus arrêter la machine. Rien !

Vous avez créé une langue autonome, dont le linguiste Henri Gobard a bien voulu souligner les aspects remarquables. Pourquoi un nouveau langage ?
CV : Avant tout pour éviter les langues courantes usées, et connotées à l'extrême. "Mon esprit ne veut plus marcher sur des semelles usées", dit Nietzsche. Mais surtout parce que ce langage - le kobaïen - s'est imposé à moi avec violence, sans que je puisse intervenir. Aux moments les plus tendus de la musique ou des rêves, des mots apparaissaient, dont je mettais parfois plusieurs mois à découvrir le sens. Or, si ce langage m'était "donné", je devais l'accepter, et j'ai composé peu à peu une syntaxe et une grammaire qui en font une langue parfaitement articulée. De plus, il était logique qu'avec la découverte d'un monde nouveau, naisse la révélation d'une langue. Pratiquement, le kobaïen, comme le fut le latin, a l'avantage d'être une langue mythique. Même si l'Eglise utilisait l'incompréhension des fidèles pour servir ses intérêts, il reste que le latin avait un aspect sacré puisqu'on ne l'utilisait plus qu'à des fins rituelles. Je pense qu'on ne peut conserver le caractère sacré d'une langue qu'en l'utilisant à des fins rituelles. Le kobaïen n'est pas une langue destinée à être employée couramment.

KB : La récitation des textes sacrés est également conçue pour créer un climat de réceptivité et de transmission. La musique des mots et l'intensité qu'on y met ont autant d'importance que la sémantique. Sans vouloir faire trop de citations, j'aimerais citer ici quelques vers de Shakespeare :
"L'homme qui ne possède pas la musique en lui-même,
Celui que n'émeut pas l'harmonie suave des sons
Est mûr pour la trahison, le vol, la perfidie.
Son intelligence est morne comme la nuit,
Ses aspirations sombres comme l'Erèbe.
Défie-toi d'un tel homme ! Ecoute la musique".

Propos recueillis par Antoine de Caunes
Le Sauvage n° 43 - Juillet 1977

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