FATON

François Cahen, dit Faton, suit son bonhomme de chemin sans faire beaucoup de bruit, sans se pousser du col. C'est qu'avant de faire de la musique pour lui-même, il en a fait pour les autres. Nuance.
"Les gens m'appellent Faton. Jusqu 'à présent ils m'ont entendu avec d'autres, dans des groupes. Maintenant, je vais enfin pouvoir jouer ma musique. L'idée de ce qu'elle sera est très précise. Ma direction, c'est l'anti-agression."
Dans son appartement du quatorzième arrondissement, quartier charmant, François Cahen a l'air d'un Dyonisos tranquille. Dehors, on entend les oiseaux chanter. Tout est calme et douceur. Mais comment en est-il arrivé là ? Alors, Faton, raconte...
"Ma mère est professeur de musique, mon grand-père professeur de piano et de chant, et son père était chef d'orchestre. J'avais la stéréo dans mon berceau. J'ai commencé mes études de piano à cinq ans, études classiques, traditionnelles, mais vers treize ans j'ai découvert le jazz moderne, Miles Davis, les Jazz Messengers et Thelonious Monk. Ça m'a donné envie d'improviser. Jusqu'au bac j'ai donc fait le bœuf à Paris avec des musiciens américains de passage : Chet Baker, Eric Dolphy... Je me baladais beaucoup en Europe, en Allemagne, en Scandinavie, mais le milieu du jazz était très dur à cette époque.

Michel Bourre - Pourquoi très dur ?
François Cahen - Parce que drogues dures, existence dure, conditions matérielles pas drôles du tout. Tu comprends, j'ai joué avec Eric Dolphy à Paris. Il est mort une semaine après à Berlin. J'avais dix-sept ans, c'était en 1964, tu vois l'ambiance...
Après, je suis donc parti en Scandinavie, où il avait été vaguement question que je joue avec Stan Getz. En revenant à Paris j'avais un sursis militaire que je n'avais pas demandé, ce qui m'a décidé à commencer des études d'architecture aux Beaux Arts. Parallèlement je continuais à faire de la musique, mais en amateur ; je jouais au Centre Américain, dans ce genre d'endroits. C'était l'époque de la révélation Coltrane... Ca a beaucoup compté, lui et toute l'école qui s'en est suivie, ainsi que Miles Davis. Et il y a eu mai 68, alors que je terminais mes études.

M.B. - Cela a été très important pour toi, mai 68 ?
F.C. - Ah oui, vraiment ! C'était en rupture complète avec le mode de vie que j'avais avant. Et puis j'étais au cœur des événements... Beaucoup de choses sont parties des Beaux Arts. J'étais très agissant. Et après les vacances de 68, quand la question s'est posée de savoir si j'allais me servir de mes diplômes et exercer le métier d'architecte, je me suis aperçu que ce n'était plus possible. J'ai donc décidé de m'orienter vraiment vers la musique qui me passionnait. A ce moment-là, j'ai été contacté par un ami bassiste, Jacky Vidal, pour faire un concert avec Gracham Moncur III, un tromboniste américain. Et le batteur était Christian Vander qui, bien que complètement inconnu à l'époque, avait déjà acquis sa personnalité, son style à lui. Je crois que c'est la chose la plus importante pour un musicien, de développer son propre style. Le concert s'est très bien passé et les projets de Christian m'ont beaucoup intéressé. A l'époque il y avait peu de gens qui s'intéressaient à l'école de musique issue de Miles Davis, juste après "In A Silent Way", des thèmes comme le "Maiden Voyage" d'Hancock ; on était deux de ceux-là.

MAGMA

M.B. - Christian avait-il déjà en tête l'idée de Magma ?
F.C.
- Une idée très précise, oui... Il cherchait les gens, et c'est à la suite de cette rencontre que le premier Magma a été mis sur pied. Christian avait amené Francis Moze, Claude Engel et Klaus Blasquiz, et moi j'ai amené Teddy Lasry et plus tard Jeff Seffer. A ce moment Christian était un membre du groupe comme les autres, et c'est resté comme ça jusqu'à la première scission dans Magma, qui a eu lieu justement quand on s'est aperçu qu'une orientation très particulière se dessinait autour du personnage scénique de Christian Vander.

M.B. - Qui était responsable de cette orientation ? La presse, le public, ou Christian lui-même ?
F.C.
- Pendant les trois premières années, ni le public ni la presse n'ont particulièrement mis Christian en avant. C'était un groupe avec un réel travail collectif. Christian était le principal compositeur, mais il acceptait tout à fait les apports des autres musiciens, il était très content que quelqu'un fasse des propositions de riffs ou écrive des arrangements de cuivres, ce que j'ai fait pour la première version de "Mekanïk". Alors comment Magma est devenu la chose de Christian, je ne sais pas exactement... D'abord lui en avait envie, c'est sûr. Ensuite Giorgo Gomelsky a visiblement travaillé aussi dans ce sens-là. C'est moi qui étais allé le chercher pour manager Magma, après avoir lu un truc sur lui dans R & F où il parlait des Stones, des Yardbirds, etc. Je m'étais dit : c'est ce mec-là qu'il nous faut. On a eu un contact fabuleux pendant un an, et après j'en ai eu marre du personnage de Giorgo, plus rien de ce qu'il disait ne me surprenait. Il s'entendait très mal avec Francis Moze, à la fin très mal avec moi, et il s'est arrangé pour qu'on s'en aille...

M.B. - Tu es resté jusqu'au second album ?
F.C.
- Ç'est ça : j'ai fait le double-album, qui est encore mon préféré, et "1001° Centigrades", plus la version de " Mekanïk " qui est sortie en 45 tours. Je suis resté trois ans avec Magma, et peu à peu le malaise s'est alourdi. Je crois que tous les gens qui ont pu approcher Magma de près ou de loin ont ressenti ce malaise, c'est-à-dire une situation jamais très claire au niveau des rapports humains. Alors j'en ai eu marre, et on est tous partis en même temps, Francis, Jeff et moi, après le discours de Giorgo à Chateauvallon. Là c'était trop, inadmissible, à la limite même fascisant. On ne pouvait plus supporter...

M.B. - Et donc après, Zao... Quelles différences principales vois-tu entre les deux groupes ?
F.C.
- J'ai quitté Magma en octobre. Zao existait en janvier. En plus de Jeff et moi, il y avait Jean- My Truong, qui jouait déjà de la batterie dans Perception, le groupe de jazz de Jeff. A la basse Joël Dugrenot, au violon Jean-Yves Rigaud, et Mauricia Platon la vocaliste. La musique était déjà orientée dans un sens moins agressif que celle de Magma, avec beaucoup plus d'improvisation...

M.B. - Le côté agressif de Magma, c'est Christian ?
F.C.
- Oui, bien sûr. Et c'est d'ailleurs la chose principale dont je veux parler. Le passage dans Magma, c'est une partie de ma formation, mais ce n'est ni plus ni moins important que tout ce qui a pu se passer avant ou après ; c'est un élément d'un cycle de progression. Je respecte Christian en tant que musicien. Il a des problèmes d'égo, et il n'est pas le seul. Je ne crois pas qu'il les surmontera ; ceci dit, c'est une force pour sa propre musique. Mais moi, ce n'est plus mon truc, je ne veux plus ni cinéma, ni agression, je veux développer des voies complètement différentes.

M.B. - Lesquelles ?
F.C.
- Faire une musique foncièrement anti-agressive, que les gens puissent aimer sans avoir de formation musicale. Mettre ma science musicale non pas au service des musiciens ou d'une soi-disant élite, mais au service des gens. Le musicien doit être le médium entre les vibrations qui sont dans l'air et les gens qui doivent les recevoir. Je crois que de plus en plus et partout des musiciens travaillent suivant cette conception. En plus, le public change : il grandit en nombre et il veut venir à une fête, pas assister à une démonstration.

ZAO

M.B. - Alors, Zao, raconte...
F.C.
- Il y avait encore une certaine forme d'agressivité dans Zao. Ca venait du tempérament hongrois de Jeff Seffer, très lyrique et très dur. Moi, je n'ai pas ça dans la vie... Alors disons que Jeff m'a apporté une plus grande rigueur musicale, et moi sans doute un adoucissement de son caractère naturel. Entre Magma et Zao, j'ai travaillé sept ans avec lui. Je ne regrette absolument pas cette expérience, mais elle ne correspond plus ni à ce que moi je veux faire, ni à ce que lui veut faire. Il a monté son propre groupe et joue avec le quatuor Margand.

M.B. - Zao aussi a joué avec le quatuor Margand.
F.C.
- Oui. Musicalement, c'était une expérience fantastique. Il est très rare que des gens du milieu classique se mouillent ainsi pour une musique qu'ils aiment vraiment, répètent, etc. Elles étaient toutes les quatre remarquables. On a fait une dizaine de concerts avec elles, mais financièrement ça ne pouvait pas durer longtemps... Déplacer douze personnes pour chaque concert, c'était trop cher, trop lourd.

M.B. - Pourquoi Didier Lockwood est-il parti si vite de Zao ?
F.C.
- Tout simplement parce qu'il voulait orienter la musique de Zao dans une direction que je n'avais pas envie de prendre. Comme d'autre part je voyais que Jean-My avait à peu près les mêmes aspirations, je leur ai vivement conseillé de monter leur truc ensemble, au lieu d'utiliser une structure dans laquelle je ne me sentirais pas à l'aise. Ca s'est très bien passé d'ailleurs, mais ça me permet de parler du fonctionnement des groupes : un groupe ça se sépare, ça se reforme, et à chaque fois il faut tout recommencer, à cause des nouveaux musiciens ; c'est bien sûr un enrichissement musical, à cause des différences de personnalité, mais c'est aussi beaucoup de pertes de temps et d'énergie. J'en suis un peu revenu, et je crois finalement que tout se passe autour d'une individualité : tu proposes une musique et tu trouves les gens que ça intéresse ; mais je n'ai plus aucune envie de jouer la musique des autres, c'est la mienne que je ressens le mieux. Un individu, ça ne se dissout pas. Encore faut-il que les choses soient présentées clairement : Christian Vander est Magma, Jeff Seffer fait son truc et je vais faire le mien...

M.B. - Et Surya, c'est Didier Lockwood ?
F.C.
- Je ne sais pas, je ne les ai pas encore écoutés. Mais je tiens à dire que Didier dans Zao a très bien joué la musique qu'on lui a demandé de jouer. C'est un musicien fantastique. Je ne me fais pas de soucis pour lui, il sera connu tôt ou tard. La seule chose qui lui manque, musicalement, c'est une certaine maturité : il touche à tout, mais à vingt ans, il a tout le temps...

DUO

M.B. - Vous êtes passés ensemble récemment en première partie de Shakti, au théâtre des Champs-Elysées. Le deuxième soir, c'était nettement meilleur que le premier...
F.C.
- C'est sûr, le premier jour on ne s'entendait pas. On va sortir un disque ensemble en se servant de divers matériels : d'abord un concert qu'on a donné tous les deux au Moulin de Bresne / Drosne, un endroit fabuleux tenu par un des anciens du Café de la Gare, Jacky Barbier. C'est chez lui que Didier et moi avons commencé à jouer seuls, violons et claviers sans rythmique. On va se servir de cette bande, de celle du concert des Champs-Elysées, et puis on va enregistrer quelques morceaux en studio, dont deux très courts, un où je suis seul aux claviers et un où Didier est seul au violon, avec plein de re-recordings.

M.B. - Tu as aimé Shakti ?
F.C.
- C'est merveilleux, parfait, rien à jeter et rien à ajouter. En plus c'est une démonstration très claire comme quoi la musique se passe des frontières et des étiquettes...

M. B. - Qu'écoutes-tu en ce moment ?
F.C. - J'écoute surtout Weather Report. Je trouve le dernier un petit peu moins bien que "Black Market", il n'y a pas la même étincelle rythmique et je ne crois pas qu'Acuna soit un grand batteur. Mais de toute façon, pour moi ils jouent vraiment LA musique. J'aime aussi beaucoup le dernier disque d'Eberhart Weber avec Charlie Mariano. C'est un très beau disque de jazz...

M.B. - Les disques E.C.M. sont tous beaux...
F.C.
- C'est vrai. On peut leur reprocher un côté très esthète, très élitiste, mais c'est sûrement la meilleure maison de disques du monde, aussi bien pour la qualité de la musique que celle de l'enregistrement et de la production. Et il n'y a rien de mauvais dans leur catalogue.

M.B. - Stevie Wonder ?
F.C.
- C'est fabuleux. Je préfère "Innervisions" au dernier album, qui est un peu trop léché à mon goût. Mais Stevie Wonder est un très grand musicien. A part ça, j'écoute de la musique traditionnelle d'Afrique, du Brésil, de partout ; j'aime bien le disque de Robert Wyatt avec Terje Rypdal et Jack De Johnette, le "Native Dancer", de Wayne Shorter et Milton Nascimento. J'ai été influencé aussi par des gens comme Terry Riley, Phil Glass...

M.B. - Et les synthés teutons ?
F.C.
- Je n'aime pas du tout. Je trouve ça creux, et les sonorités ne m'ont jamais surpris. Je préfère Astor Piazzola. Employer une recette, un son, ce n'est pas suffisant. Il faut avoir quelque chose à dire ou à faire passer. La musique doit être une libération des gens qui la font et de ceux qui l'écoutent. Et ça tout le monde, et surtout dans le "métier", doit en prendre conscience. C'est un phénomène qui a commencé avec les Beatles et qui ne s'arrêtera pas, quoique les gens fassent contre. Ce qui se passe dans les concerts, autour de la musique, ne se passe pratiquement qu'autour de ça. Il y a une communication entre les gens qu'on ne retrouve jamais dans une exposition de sculpture ou dans une salle de cinéma...

LIBERTE

M.B. - Tu es pour la légalisation de la marijuana ?
F.C.
- Je suis pour la légalisation de tout, pour une société absolument libre. Et je pense que ce qui est très grave c'est l'existence même d'un pouvoir, et à tous les niveaux : famille, couple, usine, école, etc. Je suis contre le pouvoir, contre les gens qui l'exercent actuellement et contre ceux qui ont envie de le prendre. C'est pour cela que je n'ai aucune confiance, ni dans des démarches psychologiques dans le genre de celle de Christian, ni dans les partis de gauche. Je souhaite que la gauche gagne les élections, parce que mon cœur va comme on dit du côté des "forces du progrès". Mais c'est loin d'être un chèque en blanc. Je ne leur fais pas confiance. Ici on a la chance qu'un certain équilibre existe, au point que ni la gauche ni la droite ne peuvent plus agir, ce qui permet à des individus comme nous d'exister et de vivre en ignorant pratiquement ce pouvoir. Ce qui n'est pas du tout le cas dans les endroits où la gauche ou la droite a vraiment pris ce pouvoir. Là, les créateurs dont en taule.

M. B. - Et si cette sombre perspective se réalisait un jour ici ?
F.C.
- J'espère ne jamais être confronté à ça, mais si ça arrivait, il faudrait quand même qu'on vienne me chercher, et je ne suis pas sûr de me laisser faire. Il y a toujours la possibilité de réagir violemment. Ce n'est pas quelque chose qui m'effraie.

M.B. - Tu ne partirais pas à Bali ?
F.C.
- Non, sûrement pas... Peut-être en Angleterre...

M.B. - Pour parler à la radio ?
F.C.
- (se moquant) C'est ça... oui. Mais je ne suis pas vraiment un politicien. Je trouve que la forme de rapport qui s'établit dans un concert est quelque chose d'extrêmement important. Ça se passe entre des gens qui apportent quelque chose d'abstrait, une musique, et des gens qui réagissent concrètement, qui dansent, qui parlent ensemble. Et même quand la musique s'est arrêtée, c'est fabuleux. D'ailleurs ça a fait peur à tellement de gens que les régimes dictatoriaux ont interdit ce genre de choses en premier lieu.

M.B - Tu parles d'une libération liée à la musique. Crois-tu qu'on puisse se libérer entre deux rangées de chiens policiers ?
F.C.
- C'est un problème global. Si on parle de l'organisation des concerts, le premier problème à Paris est qu'il n'y a pas de salle qui puisse accueillir tous les gens qu'attire un grand groupe. Alors on peut engueuler KCP sur son service d'ordre, des choses comme ça. C'est vrai que des fois il règne une curieuse ambiance. Mais leur existence est conditionnée par celle des grandes vedettes internationales qui demandent le prix fort et imposent souvent des conditions de sécurité invraisemblables. Alors remettre en cause la logique de KCP, c'est remettre en cause tout le star-system, et accepter que ces gens ne viennent plus donner de concerts à Paris. Je connais des musiciens remarquables qui ont toujours refusé de s'intégrer dans le circuit du show-biz traditionnel. Je pense à Barre Philips ou au pianiste Chris Mac Gregor, des gens comme ça. Mais ils passent beaucoup de temps à ne pas faire de musique, parce qu'il faut bien qu'ils mangent... Mais je ne crois pas qu'ils soient très malheureux...

M.B. - Le deuxième disque de Zao est sorti sur un label à vocation parallèle, Disjuncta. Quels étaient les problèmes ?
F.C.
- Oui, aucune maison de disques n'en avait voulu, mais on ne tenait pas le coup financièrement. De fait, on payait nous-mêmes la différence de prix de vente du disque. Ca devenait très dur. Alors qu'une grande maison de disques met quand même des moyens de travail à ta disposition. C'est très, très important. En plus, chez RCA, je suis complètement libre. Je n'ai pas de directeur artistique, j'ai toujours refusé. Et ils n'écoutent jamais une note de ma musique avant que j'entre dans le studio. J'ai une indépendance complète. Je crois que les musiciens doivent s'occuper de plus en plus de leurs propres affaires. Et si je devais faire profiter les groupes qui commencent de mes erreurs passées, je leur dirais de monter leur propre management en même temps que le groupe. Il y a des musiciens ici, mais personne ne s'occupe efficacement d'eux. Alors que les types qui sortent d'HEC, au lieu d'entrer dans une boîte pour vendre des parfums, pourraient très bien manager des groupes. Pour un groupe qui commence, le mieux c'est un copain qui n'a pas énormément de problèmes matériels et qui peut disposer d'un téléphone. Plus c'est tôt, et plus c'est facile. Il faut tout de suite aller tourner à l'étranger, en Allemagne et en Italie, mais surtout qu'ils n'attendent rien du métier traditionnel. De toute façon, je sais que moi aussi, si je veux avoir la "consécration", il faudra que je parte à l'étranger. Si Vander était parti, il aurait gagné trois ans. Ponty vend cinq mille disques en France, mais quatre-vingt mille au Québec. C'est fou ! Ici tout semble complètement bloqué par une bande de gens même pas assez intelligents pour comprendre l'argent qu'ils pourraient faire avec cette musique, et plus généralement avec cette culture. Encore, je te dis, chez RCA j'ai de la chance. Ils ont l'air un petit peu moins bête qu'ailleurs. Au moins, ils laissent les gens qu'ils estiment compétents s'occuper de leurs affaires. Alors que chez Phonogram, par exemple, c'est vraiment la tasse...

M.B. - Tout est bloqué ici ?
F.C.
- Oui, et c'est la même chose dans le cinéma ou dans la musique. Quand on compare ce qui se fait en France et aux U.S.A., c'est le désastre. Il y a à la fois un manque de moyens et un manque d'idées, par rapport aux gens qui détiennent le pouvoir. La "marginalité" américaine a pratiquement maintenant les mêmes moyens que le système, et même plus dans certains domaines. Il y a là-bas tout un circuit qui tourne et qui n'existe pas ici. Un film comme "Network" explique très bien tout ça. Que Zappa, musicien dit "progressiste", puisse attirer vingt mille personnes à Paris, c'est un succès politique extraordinaire... Moi je veux jouer devant plein de gens aussi, parce que je pense que j'ai quelque chose à leur apporter. C'est du moins quelque chose que je voudrais me prouver, ne pas être le seul à le penser.

M.B. - Tu crois être le seul à le penser ?
F.C.
- Non, je ne crois pas, mais on n'est pas encore assez nombreux.

M.B. - Quel est ton pianiste préféré ?
F.C.
- Keith Jarrett est le plus important. Mais j'aime aussi beaucoup Chick Corea, Herbie Hancock, Joe Zawinul...

M.B. - Parmi les groupes français qui montent, y en a-t-il qui t'intéressent particulièrement ?
F.C.
- De deux que j'ai entendus, je crois c'est Spheroe le plus prometteur. Téléphone c'est super, dans un autre genre. lis sont complètement sincères et ils crèvent la dalle. J'ai dû payer un sandwich à la bassiste, à Campagne Première... Ils n'avaient plus un rond.

JAZZ-ROCK

M.B. - Ange est le seul groupe français à avoir vraiment réussi commercialement. Pour quelles raisons, à ton avis ?
F.C.
- Je ne le sais pas vraiment, mais je ne crois pas que ce soit un phénomène uniquement musical. Les gens se sont identifiés à eux, aux histoires racontées sur scène. Les textes correspondent à une idée qui flotte dans toute une couche de jeunes Français moyens... Mais on n'a sûrement pas le même public...

M.B. - Quel est le public que tu préfères ?
F. C.
- Le meilleur public, de tous ceux que j'ai vus, c'est celui de ce qu'on appelle le jazz-rock ; c'est le plus ouvert au niveau de l'esprit. A Bayonne, je les ai vus avaler cinq musiques très différentes à la suite : Weather Report, Herbie Hancock, Shakti, Billy Cobham, avec Larry Coryell tout seul à la guitare acoustique entre W.R. et Hancock. Le service d'ordre dormait, les gens étaient très bien. Le concert de Shakti à Paris, par exemple, c'était la seule occasion où Didier et moi pouvions passer seuls en première partie, parce que les gens qui viennent n'ont pas le préjugé musical de ceux qui viennent écouter le rock'n'roll. Ceci dit, je ne colle pas d'étiquette, la bonne musique est celle qui est profondément ressentie par les gens qui la jouent. Enfin, c'est une condition nécessaire, mais je ne sais pas si elle est suffisante : les gens qui chantent de l'opérette, je suppose qu'ils ressentent aussi cette musique, mais ça, je trouve ça exécrable. Il doit y avoir plein de formes de musiques populaires simples qui s'expriment... Ceci dit, ce qu'on appelle généralement le jazz-rock recouvre des musiques très différentes. Ce que fait Hancock n'a rien à voir avec Weather Report, encore moins avec le premier Mahavishnu. C'est vrai que beaucoup de groupes réemploient leurs trouvailles sous forme de gadgets sans vie, mais ce n'est pas la peine de s'intéresser à eux : il faut parler des gens qui ouvrent des chemins. Une autre chose que je ne comprends pas très bien, c'est la soi-disant division entre musique binaire et ternaire : il n'y a qu'une différence technique : ici le temps est divisé en trois et là en deux, mais tous les musiciens que je connais ont toujours joué suivant les deux formules. Sur le morceau de Stevie Wonder "Isn't She Lovely", par exemple, tu peux aussi bien battre la division du temps par trois que par deux. Et d'ailleurs, sur le disque, le batteur joue les deux rythmiques superposées ! Non, les seuls points communs évidents qu'on puisse trouver aux groupes de jazz-rock, c'est d'abord la présence de l'esprit du jazz, à savoir thème-improvisation, mais avec une manière d'improviser qui se réfère plus au climat du thème qu'au thème lui-même, et puis une certaine simplification rythmique...

MUSIQUE RÊVANTE

M.B. - Et toi, sous quelles formes va donc s'exprimer ta musique ?
F.C.
- D'abord, je voudrais dire que dans tous les groupes dont j'ai fait partie je me suis senti frustré de musique, pas employé au quart de mes possibilités sur l'instrument. Maintenant, je vais jouer. Zao continue donc, quoi qu'en aient dit certains, avec Gérard Prévost à la basse et Christian de Bricon au sax. Je cherche encore le batteur, et je voudrais trouver quelqu'un pour jouer des marimbas et du vibraphone. Ca me libérerait de mes obligations harmonico-rythmiques antérieures. Sinon, je prendrai peut-être un deuxième sax ; j'avais même demandé à Elton Dean, qui aurait bien voulu mais n'est pas libre. Zao va bientôt enregistrer son cinquième album...

M.B. - Des quatre autres, lequel préfères-tu ?
F.C.
- Le premier. Je crois qu'un groupe a au début une énergie et une foi qui se perdent après... Ensuite je vais reprendre les concerts solo, en commençant par une semaine à Paris au théâtre Campagne-Première, du 27 juin au 2 juillet. Beaucoup d'idées me viennent de l'improvisation, je me balade partout avec mon mini K7, j'enregistre et réécoute tous mes concerts. C'est une méthode de travail comme une autre. Je compte développer là une sorte de musique "rêvante", je n'aime pas le mot planante, et avec des racines françaises, ceci dit sans aucune intention cocardière. C'est simplement parier de ce pays, d'une certaine douceur de ses paysages et de ses climats, dans la lignée de gens comme Debussy, Ravel, Fauré, toute une école qui a été très importante et qui me touche beaucoup. Il est évident, par exemple, que Debussy et Ravel ont influencé John Coltrane. Cela, je vais donc le faire seul, et mon souhait le plus cher serait qu'un jour les Américains prennent autant de plaisir à écouter des gens d'ici, jouant une musique d'ici, que nous à écouter leurs groupes.

M .B. - Et puis, des expériences...
F.C.
- Oui, l'information va tellement vite aujourd'hui qu'on peut faire des expériences musicales totalement différentes. Je peux aller jouer demain avec des Africains, des Japonais, des Brésiliens... Je le ferai peut-être, je suis ouvert à tout. Mais dans l'immédiat, j'ai quelques projets : le disque avec Didier Lockwood, d'abord ; ensuite je vais écrire les arrangements pour l'album d'un chanteur de variétés, un Brésilien de mes amis, simplement parce que ce qu'il fait me plaît. J'aimerais beaucoup faire un disque en trio avec Jack DeJohnette et Barre Phillips, et à la rentrée je vais enregistrer avec un percussionniste québécois, Michel Seguin. C'est un ami aussi ; avant, il jouait des tambours africains dans l'orchestre de Charlebois. Et je sais qu'on peut jouer ensemble pendant des heures sans s'ennuyer...

M. B. - Tout à l'air d'aller bien, alors ?
F.C.
- Tout va très bien, mais les gens qui viendront écouter ma musique doivent avoir envie de participer. Ce n'est pas un ordre, bien sûr, c'est à moi de les amener à ça, par la musique. J'aurai gagné le jour où mes concerts seront vraiment des fêtes.

Propos recueillis par Michel BOURRE
Rock & Folk n° 126 - Juillet 1977

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