MAGMA

En 1969, ère sacrée du Peace and Love est né Uniweria Zekt Magma Composedra Arguezdra, plus connu sous le nom de Magma. Voici 9 ans que ce groupe étonne, tantôt hué, tantôt acclamé, voici 9 ans de musique sans une minute d'indifférence. Cause : la puissance et l'intransigeance de la Musique Magma.

Magma c'est d'abord une volonté, Vander. Le refus de toute concession, et toujours l'effort pour atteindre à créer " sa " propre musique. Une histoire qui commence dans le jazz, quand Vander découvre Coltrane, et qui continue vers les horizons de la Zeuhl Wortz. Magma c'est une machine qui ne semble jamais pouvoir s'arrêter. Pourquoi ? Parce qu'elle repose sur un élément qui n'est pas près de tarir : la haine de notre monde ainsi organisé et le refus de toute retraite dans un paradis artificiel. D'où une musique violente, presque toujours comprise comme agressive, car c'est la quiétude du spectateur qu'elle met en cause : la béatitude est bannie. Un rythme qui nous force à regarder vers l'avant, est suivi d'un autre encore plus pressant. Magma retrouve rarement la quiétude et la plénitude : cela arrive seulement après un disque entier d'effort et de volonté (ainsi après le final de Mekanïk Destruktïw Kommandöh). Ce schéma cadre d'ailleurs fort bien avec l'esprit Magma, esprit que l'on a trop souvent cherché à dissocier de la musique. Et pourtant…

Pourtant, la " philosophie " de Magma est cohérente, bien plus que de nombreuses idées nées au fil des nouvelles vagues de la scène rock. Le propos est simple et peut être illustré par les deux premières pages de la légende de Magma.

Tout d'abord Theusz Hamtaahk. " soit le temps de la haine ". Le premier mouvement (Wurdah Glao) est basé sur l'existence d'une entité qui regarde hors du bien et du mal le mouvement de l'univers. La présence de cette entité est pressentie par une seule note, ronflement grave et profond, comme éternel. C'est l'intro à la base de Mekanïk Zain. Cette note représente une note idéale que Vander désire retrouver depuis le début de Magma. Le second mouvement (Wurdah Itah) a été enregistré sous le nom de Tristan et Iseult. C'est la vision de la marche d'un peuple contre son tyran, dans un paysage de neige où chaque pas est un effort, le fruit de la volonté. Le troisième mouvement coordonne et explique enfin l'ensemble de Theusz Hamtaahk : le peuple marche sur le palais de son tyran, puis l'aperçoit. La haine du peuple redouble jusqu'à ce qu'il comprenne que le tyran n'est en fait qu'un guide. Et un à un, ils n'ont plus le désir que du repentir, de l'effacement, pour arrêter de souiller l'univers. Ils acceptent leur destruction, et laissent alors couler une larme de remords, une seule, mais si claire et pure que c'est le signe de leur rédemption : tel est Mekanïk Destruktïw Kommandöh. L'histoire contient en elle seule tous les éléments de la pensée Magma : l'univers est une entité, créée à son début par une énergie vivante, et encore présente. Les hommes (et notre terre) ont souillé l'univers, et leur seule présence constitue maintenant un affront à l'harmonie universelle. Aussi après une prise de conscience (c'est la vision de l'ange dans Mekanïk, il ne reste qu'un moyen de réparer le mal : c'est de disparaître. Et cette disparition, ce don de soi à l'univers n'est pas une fin, mais une rédemption, le début d'une vie nouvelle… où à nouveau les espoirs sont permis.

L'histoire de Theusz Hamtaahk est d'autant moins gratuite qu'elle colle profondément avec la méthode de composition de Vander. Au lieu d'élaborer un thème, sur lequel des groupes bien connus rajouteraient des tonnes d'arpèges, des accords de claviers pesants à souhait histoire qu'on saisisse bien la mélodie (sans compter les solos toujours torrides de guitare)... Vander procède à l'inverse. Le thème, il le dépouille jusqu'à ce qu'il ne reste plus que ce que la mélodie a d'essentiel. " Chaque note doit peser 20 tonnes ". Les arrangements sans signification sont pourchassés (autant que les complaisances morales). C'est la première étape musicale : l'épuration. Une fois les thèmes dégagés de la " vulgarité ", alors seulement Vander construit l'ensemble de la musique autour des thèmes, chacun des arrangements prévus devant apporter quelque chose à la construction finale. C'est ce qui explique pourquoi lorsque l'on entend Magma on a plutôt l'impression d'assister à la construction d'une architecture qu'à l'entassement d'un bric-à-brac. En tout cas, l'originalité de la méthode est à retenir, ne serait-ce que parce que presque tous les groupes font à l'inverse la politique de la décharge publique.

La saga de Kobaïa est encore plus explicite. Elle correspond au premier album du groupe (qui était un double). L'histoire commence aujourd'hui dans un monde au bord de la décomposition. Les membres de l'Uniweria Zekt Mouvement Kobaïen annoncent alors de lieu en lieu l'existence d'une planète Kobaïa, qu'ils invitent à rejoindre pour recommencer la vie à zéro. Une partie de la population terrestre s'envole avec eux vers Kobaïa. Après un moment de nostalgie, les arrivants sont sidérés par la beauté de Kobaïa, où la nature se révèle à eux. Ils construisent alors une ville dont ils se débarrasseront lorsqu'ils seront vraiment purifiés. Les kobaïens retournent alors sur la terre, proposer à nouveau le voyage vers Kobaia. Ne recevant que haine et refus, ils révèlent qu'ils détiennent l'arme. Kobaia est heureuse et tranquille…

Là encore, d'autres éléments de la pensée de Magma se révèlent : l'accès à un état supérieur passe par l'abandon de tout ce que l'on a connu précédemment (le départ de la terre). En échange de cette abandon, l'univers ouvre son spectacle à tous ceux qui auparavant étaient aveugles (le ballet des monstres sur Kobaïa. Enfin, l'accord avec la nature est un bloc : ou avancer, ou refuser de quitter la médiocrité de la terre et mourir… car il n'y a pas de pardon. C'est ce refus du pardon qui a valu à Magma sa réputation (qui traîne encore) de groupe fasciste. Vander a au début de Magma, sortit des spectateurs égrillards à coup de chaises, lesquels n'avaient pas pigé que si on aime pas Magma, c'est obligatoire, Magma ne vous aime pas. C'est simple, encore suffit-il de le comprendre. Evidemment quand on est habitué à ce que tout le monde fasse risette à tout le monde…

Le problème, c'est que la musique de Magma est puissante. Et ça dans chacune de ses composantes. Le jeu de Vander bien sûr (on ne va pas parler de la technique ce n'est vraiment plus la peine), ses rythmes multipliés gardent toujours une lourdeur fantastique, une capacité à asseoir la musique. Tantôt superposition sans relâche de rythmes (Tristan et Yseult), tantôt sobre à l'extrême (Köhntarkösz), le jeu de Vander est nécessaire à la musique. Il n'est pas question de reproduire exactement le rythme de la basse : ce sont deux ou trois rythmes à la fois qui se décomposent et se déploient… à la manière, dans un film, d'une roue qui tourne puis semble ralentir et inverser son mouvement par rapport à la marche de la carriole… pour l'inverser encore.
Et sur ces rythmes, la basse ramène le mouvement à la terre, par un ronflement régulier et cependant très rythmique. Chaque note semble se décomposer en une multitude de sons différents, avant d'atteindre la note qui est nécessaire. Mais la rythmique ne s'arrête pas à ces deux instruments. La musique entière de Magma est rythmique, un peu à la façon de Carl Orff dans le classique. Ainsi les claviers, les chœurs, la voix de Blasquiz sont autant de rythmes qui naissent, et s'éloignent du rythme premier de la batterie. La musique n'est plus qu'un déploiement constant, où tous les instruments bougent, ce qui s'explique d'ailleurs beaucoup par les origines de Vander : le jazz. Jusqu'à Mekanïk, Magma emploie des vents (saxes, trompettes, flûtes, clarinettes) qui ont évolué du jazzy du premier album, aux plaintes sourdes transformées par un glissando en cri dans Mekanïk. D'une force et d'une présence extraordinaire, les cuivres ont été abandonnés depuis 1974, ce qui a permis de donner aux claviers un rôle prépondérant (mélodiques dans Köhntarkösz, plus rythmiques dans la face A de Üdü Wüdü. Dommage dans un sens, car l'étendue du registre des sons Magma s'en est trouvé rétrécie… et la musique y a perdu une partie de sa chaleur.

Chaleur ? Oui, ce n'est pas de la musique d'intellectuels ! La preuve, c'est que sans comprendre le Kobaïen (encore un mystère) si l'on est secoué, c'est aux tripes. Mekanïk est brûlant : c'est la plainte d'un peuple (presque de la terre), qui filtre à travers chaque mesure. C'est une présence dans la pièce où vous le faites jouer. En épurant sa musique, Vander veut agripper ses spectateurs au ventre. La musique de Magma taillade et au même moment reste aérienne par ses chœurs, clés de voûtes ou ponts aériens de l'architecture Magma. La musique de Magma est urgente. Votre attention est tout de suite captée, pour n'être relâchée (une fois modifiée) qu'à la fin du disque.

Cette impression d'accaparement est encore pire en concert. Une première partie très dure destinée à chasser de la salle les vibrations négatives (traduction : à vous mettre dans le bain, prêt à écouter la suite), un break de quelques minutes, puis Vander (qu'on a alors vraiment envie d'appeler Christian) vient seul, à sa batterie. Ses solos sont au-delà de la technique, c'est de l'exorcisme. Très ambivalent d'ailleurs : " A chaque coup je frappe sur une cymbale, je tue un spectateur. ". D'un autre côté, on a l'impression que Christian renie à chaque coup, une de ses faiblesses, les rejette, se les rappelle, et s'en libère en frappant inexorablement, et en hurlant dans son micro. Si la musique de Magma est un miroir pour chaque spectateur (cf. : pochette de Magma Live), les spectateurs sont aussi un miroir pour chaque musicien. Alors, un à un ils reviennent sur scène pour la seconde partie du concert, consacrée aux longues pièces de Magma et invariablement à au moins un extrait de Mekanïk… qui n'a pas perdu en puissance bien que toujours en évolution, suivant la composition du groupe de l'instant. Peu de mots sont prononcés par le groupe, en dehors de longs vocaux en Kobaïen.

Pourquoi le kobaïen d'ailleurs ? La légende veut qu'il y a 9 ans, Vander et le futur Magma jouaient de la musique douce (!) dans un casino : les futurs kobaïens tiennent le coup, jusqu'à ce qu'un soir dans un accès de folie furieuse, ils entament sur des jazz plutôt killers. Et Christian se met à hurler jusqu'à ce qu'un mot le libère enfin : Kobaia. De là naît le kobaïen, langage retrouvé que Christian n'entend dans ses rêves et met de longs mois à comprendre. A un tel point que les textes de Mekanïk ne sont pas toujours entièrement déchiffrés. Ce qui est un peu normal puisque le Kobaïen est empli de concepts étrangers à notre esprit, un peu comme si vous allez dire " Télévision " à un indien d'Amazonie (si vous allez lui dire liberté - égalité - fraternité ça aura d'ailleurs à peu près autant de succès).

Tout ça pour dire que le kobaïen a l'avantage d'être un langage qui ne peut-être compris que par le cœur. Ce qui se retrouve dans un des principes musicaux de Magma : on ne crée pas la musique, on la retrouve ! Tout est là, à portée de la main, il suffit de ne pas s'enfuir aux premières notes…
Et les dernières n'étant pas tombées, nous allons recevoir bientôt une nouvelle "Attahk" venant tout droit de Magma.

Jean-François PAPIN
Rock en Stock - Août 1978

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