MUSIHKChristian Vander, Klaus Blasquiz, Magma, Musique, 1978 : éléments principaux du discours qui suit. Flot de paroles fatalement interrompu - car ces paroles sont inépuisables - mais dont vous aurez sûrement l'occasion d'intercepter la vivante suite tout près de chez vous prochainement.
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Voilà un groupe qui depuis quelques années mène une existence en dents de scie, qui est resté deux ans sans sortir de nouveau disque, et malgré ce passage à vide, le nom de Magma n'a rien perdu de son pouvoir de fascination. C'est le fruit de sept ans de travail acharné pendant lesquels s'est créée une musique dont l'originalité et la force ont largement débordé les frontières de notre pays (même au Kansas on connaît Magma). En France même, j'ai eu du mal ces derniers temps à parler avec un musicien sans qu'il me demande : "t'as entendu le disque de Magma ?". C'est que Magma a eu une importance considérable dans le développement du rock en Europe, d'abord par les musiciens qu'il a révélés (Cahen, Top, Seffer, Lockwood, etc.), et aussi parce qu'il a peu ou prou influencé tous les groupes dont l'ambition ne se limite pas comme chez Téléphone ou Little Bob à faire plus anglo-saxon que les anglo-saxons. Tout ceci pour vous dire qu'une tournée comme celle que Magma entreprend maintenant est toujours un événement, surtout lorsqu'elle coïncide avec la sortie d'un disque ("Attahk") et couvre cinquante villes en trois mois. Ne connaissant pour l'instant qu'une petite partie du show Magma, je ne veux pas en parler trop en détail, d'autant plus que le spectacle aura encore beaucoup évolué quand paraîtront ces lignes. Voici quand même quelques indications.
Le répertoire comprendra des morceaux anciens ("Mekanïk Destruktïw Kommandöh", "Hhaï", "Troller tanz"), des morceaux de "Attahk" ("The last seven minutes", "Maahnt", "Dondaï", "Nono"), et même des inédits (un très beau morceau appelé "Attahk" et un hommage à Otis Redding). Si l'an dernier la présence d'un second batteur permettait à Christian Vander de se consacrer parfois au piano et au chant, maintenant au contraire il reste derrière sa batterie et chante très peu, laissant les parties vocales à Klaus Blasquiz et aux trois chanteuses Maria, Lisa et Stella qui occupent le devant de la scène. Le chant en anglais et en français a fait son apparition aux côtés du kobaïen, et la beauté des voix est indubitablement un des attraits majeurs du nouveau Magma. Par derrière, l'assise du groupe est assurée (et comment !) par Christian Vander, diablotin rouge virevoltant derrière ses caisses, par André Hervé, brillant pianiste, ainsi que par Ourgon et Gorgo, les deux bassistes aux lunettes noires (Gorgo joue parfois de la guitare, et on lui doit entre autres un excellent solo sur "Attahk"). Autre innovation : Magma a réalisé un gros effort pour rendre ses prestations scéniques vivantes et attractives, n'hésitant pas à utiliser pleinement costumes et masques. Musicalement, j'ai déjà écrit que "Attahk" (le disque) me semblait bien décevant, et je n'en suis que plus à l'aise pour dire combien prometteurs m'ont paru les deux mini concerts promotionnels auxquels j'ai pu assister. C'est un Magma transfiguré que j'ai découvert, à l'image de "The last seven minutes" (le seul morceau de "Attahk" que j'aie pu voir sur scène), infiniment supérieur à sa version enregistrée. La musique a évolué, elle est peut-être devenue plus accessible, mais elle n'a perdu ni sa vigueur ni sa cohésion. Si l'ensemble du concert est du niveau des extraits que j'ai vus, je ne serai pas loin de croire que Christian Vander lorsqu'il affirme posséder la meilleure des diverses formations de Magma. Alors…
Alors le nouveau "cycle de sept ans" qui commence maintenant marque probablement le vrai retour et, souhaitons-le, l'éclosion définitive de Magma. Fous que nous sommes, qui avons douté de la survie de Magma, oubliant qu'aussi longtemps que vivra Christian Vander, il y aura un Magma pour réveiller cités anémiées et campagnes faussement paisibles. Ce n'est pas pour rien que Magma s'appelle maintenant Christian Vander's Magma : changent les modes, passent les musiciens, la permanence et la survie de Magma sont assurées par Vander, et ses deux fidèles lieutenants : Klaus Blasquiz et Stündëhr (René Garber) qui sur scène présente le spectacle. Je ne connaissais pas personnellement Christian Vander avant d'assister en compagnie de Stéphane Heurtaux à une répétition au château - studio d'enregistrement d'Hérouville (là où fut réalisé "Attahk"). Dans ma petite tête pleine d'idées préconçues, je me demandais quel accueil nous serait réservé, d'autant plus que l'interview, m'avait-on dit, serait assez courte, les répétitions ayant déjà pris du retard. Finalement, nous avons parlé pendant plus de deux heures, repoussant d'autant le début d'une répétition qui allai se prolonger tard dans la nuit et le petit matin. Malgré les appels de Klaus ("Christian, il est six heures"), il continuait à parler, emporté par sa rage de s'expliquer et de convaincre - tout en sachant très bien que ce qu'il disait ne serait pas reproduit dans Best (il m'avait même conseillé vers la fin d'arrêter mon magnétophone). Il possède la force de conviction des fanatiques qui puisent au plus profond d'eux-mêmes la certitude inébranlable qu'ils ont raison, et lorsqu'on parle avec lui (ou avec Steve Hillage, ou je suppose avec Bob Marley), on a souvent l'impression que son interlocuteur hante une autre planète parce qu'il possède une échelle de valeurs bien à lui, parfois difficile à comprendre. Vander est un fou (il le revendique, d'ailleurs), mais après tout c'est bien grâce à cela que sa musique peut atteindre de tels sommets. En même temps, il est d'une exigence totale, à la fois envers soi-même et envers les autres, ce qui entraîne nécessairement une constante déception lorsqu'il découvre que les autres (et en particulier les musiciens qu'il côtoie) ne répondent pas à son attente d'absolu.
Mais au fond, je n'ai qu'à me taire, l'interview qui va suivre vous fera découvrir beaucoup plus complètement les personnalités qui se cachent derrière Magma. Des deux heures que nous avons passées sur la margelle de la mare aux canards d'Hérouville, je ne peux hélas reproduire ici qu'environ le quart ; plutôt que de vous faire lire des tranches de saucisson privées de leur contexte et donc de sens, je préfère vous livrer in extenso la première demi-heure de cette conversation, en essayant de lui conserver sa vie et sa spontanéité (j'ai juste supprimé quelques courts passages). La parole est donc à Christian Vander et Klaus Blasquiz, du moins jusqu'à ce que l'impitoyable couperet de mon rédacteur en chef ne la leur retire."On parle de tout ?"
Michel LOUSQUET : Dans quel état d'esprit cette tournée va-t-elle se faire ?
Klaus BLASQUIZ : On pourrait dire la même chose du disque et du groupe, en fait c'est pareil ; avec en fond sonore les canards… Effectivement, ça se fait dans un nouvel esprit, c'est sûr, mais ça tient autant à la musique qu'au groupe, aux conceptions de départ…
Christian VANDER : Ca fait deux ans qu'on réfléchissait pour un nouvel état d'esprit de musique. On peut dire qu'on s'était arrêté de créer depuis "Köhntarkösz" live (1975), et plutôt que d'arrêter le groupe pendant deux ans on a continué sur non pas une chute mais un creux de vague, on est restés sur la lancée pour pouvoir penser en même temps.
KB : On pouvait pas s'arrêter brusquement, de toutes façons, il fallait que ça continue à tourner sur soi-même, mais ça ne tournait que sur soi-même.
CV : Moi j'ai senti par exemple que, après "Köhntarkösz" live, il fallait que ce soit autre chose, c'était pas suffisant. Pourtant, ça tournait bien, les concerts avec Paganotti et tout ça, tout était bien, il n'y avait pas de raison qu'on arrête ce groupe, et moi je sentais qu'il fallait faire autre chose. Alors on a fait la tentative avec Janik Top (1976, "Udü Wüdü") qui s'est soldée par un échec parce que ce n'était pas ça non plus. Et c'était tout simplement qu'il fallait, qu'on était un peu… De quoi on parle ? On parle de tout ?
KB : Ouais, on peut parler du fond, et puis de la forme, enfin elle est entraînée par le fond. Déjà la manière de présenter la musique de Magma et le groupe Magma est complètement différente maintenant. Là où on passait à côté de tout ce qui faisait partie du spectacle visuel et autre, maintenant on met au point les choses ; ça a au moins autant d'importance quand on fait un concert que visuellement ça corresponde à la musique. Alors qu'avant on l'oubliait, on pensait que c'était pas nécessaire. Et puis ça devrait l'être, en fait, inutile. Bon, c'est complémentaire. On peut arriver à jouer et à vivre la musique en expliquant les choses corporellement aux gens, par des costumes, des mises en scène, des interventions qui vont être réglées comme une mise en scène de film ou de théâtre.
CV : Pour la musique, je ne sais pas, elle sera d'accès plus simple à l'oreille, mais l'énergie sera dirigée dans l'interprétation plutôt que dans des phrases particulièrement complexes qui demandent déjà de l'énergie à être jouées parce qu'elles sont complexes. Par exemple, des morceaux comme "Köhntarkösz" sont difficiles à jouer, et l'énergie passée dans la mise en place, et après ça il aurait fallu voir aussi, les modulations, tout ça, et on ne pouvait jamais les voir parce qu'il y avait tellement de travail déjà dans la mise en place que… Alors que là, on a simplifié la musique, mais l'énergie va passer dans l'articulation des phrases, la précision, la vie dans chaque phrase, comme si…
KB : c'est un peu comme si on étirait la musique de Magma de façon à ce qu'elle soit plus translucide. Elle reste la même, mais on laisse un peu plus, pas de respiration, mais il y a de l'air qui passe entre chaque chose, de manière à ce que nous-mêmes on puisse aussi faire peser les choses et qu'elles deviennent plus claires. Automatiquement, elles deviennent plus claires, si la conception est plus claire.
CV : La musique de Magma, on l'a toujours jouée à la maison avec un piano et chant, et tous les gens qui sont venus à la maison disaient : "je ne comprends pas, on n'entend pas la même chose sur scène", et c'était toujours la même chose pourtant. Seulement, quand on ajoutait un instrumentiste, au lieu que ça donne une force en plus ça la retirait, parce qu'on laissait trop aller beaucoup de choses, alors que maintenant on ne laisse rien passer. Par exemple, pour le disque qu'on a fait là ("Attahk"), qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, il n'y a pas une note qui ait été laissée au hasard, dans le sens où chaque mesure a été contrôlée. Il n'y a pas un relâchement, chaque chose a été faite avec amour. Si on a fait une chose relâchée, on ne l'a pas enregistrée, on a recommencé. C'est quelque chose qu'on n'a jamais pu faire avant.
KB : Parce que la musique se prête à ça. Il faut être d'une exigence totale ; quand les choses sont compliquées, il faut d'autant plus qu'elles soient bien jouées, mais quand elles sont simples, il faut qu'elles aient encore tout le poids et la perfection, parce qu'autant c'est sensible d'un côté autant ça l'est de l'autre, si les choses sont simples et qu'elles ne sont pas jouées d'une manière intégrale, ça devient évident Enfin là on parle de détails, mais c'est la façon de vivre la musique ; si on ne la vit pas complètement, il y a des failles partout.
CV : Tu ne peux pas demander à quelqu'un qui rentre dans Magma d'être d'emblée complètement dedans avant au moins six mois ou un an. Donc, il faut dès le départ lui faire travailler la musique comme si c'était lui qui venait créer la phrase proprement dite. C'est le même travail qu'en musique classique, le type qui joue par exemple du Stravinsky, il doit donner une expression du compositeur. Il n'y a pas de secret ; parce qu'il n'y a pas une phrase qui est au hasard, il n'y a pas de solos, quoique certains passages semblent improvisés mais ne le sont pas. Comment dire ? C'est difficile à expliquer ça, on balance un tas de choses qui sont un peu… Comment cerner tout ça ? Il faut que le musicien se sente concerné par chaque note, qu'à chaque instant il soit possédé par la musique.
KB : Il faut imaginer un sorcier dans un village africain qui d'un seul coup au lieu d'aller soigner se met à regarder la télévision. Il ne vit pas sa vie de sorcier. Dans la musique, c'est pareil. Dès qu'il y a un relâchement de ce genre-là, ça détruit tout l'édifice ou presque. Alors si on ne peut pas tout faire, il faut prendre les choses telles qu'elles sont ; quand on est musicien et qu'on arrive dans Magma, il y a des parties qui sont données, qui ont été travaillées, parce que la musique de Christian elle ne date pas d'hier. Alors il faut qu'ils arrivent à les jouer telles qu'elles sont, avant de pouvoir jouer, eux, leurs parties, éventuellement. Mais puisque le travail a déjà été fait, il n'y aura pratiquement pas de différence. Il y aura des détails, mais à la base les parties sont évidentes ; et si elles ne le sont pas, elles sont remaniées. C'est ce qui se passe souvent : il y a des morceaux qui existent depuis un certain temps et qui sont remaniés, parce qu'à l'évidence on s'aperçoit que des choses ne sont pas à leur place, il y a des séquences qui sont trop longues ou pas assez, ou elles ne sont pas bien disposées, etc. La musique en fait arrive presque en bloc, là, elle est faite, ce n'est pas encore un travail de groupe. C'est un travail de groupe pour la réalisation, mais pas pour la…
CV : Attends, il y a un truc qui me chiffonne…
KB : Oui, parce qu'on parle encore et toujours de la même chose, on a toujours dit ça, et…
CV : Oui. C'est pas ça qu'il faut dire, mais c'est tellement l'essentiel pourtant. Ici (en France), on ne peut pas parler sans mettre un coup de couteau, et ça c'est catastrophique. Je n'ai rien envie de dire sur les gens, je m'en moque complètement. On fait Magma, on suit le chemin, je n'ai rien à dire. Mais c'est terrible.
(Klaus cite comme exemple le Salon de la Musique, qu'il qualifie de "marché des meubles à musique")."C'est une folie, la musique"
CV : Le nouveau groupe, on peut en parler, ou de ce qu'on va faire. Ce qui est important, c'est de parler de la musique, quand même. Les musiciens ici ne vivent pas pour la musique. J'ai l'impression qu'ils quittent leur instrument, et après ça n'est plus de la musique. Or, nous, on a toujours été comme des sauvages : jouer la musique, et quand on quitte l'instrument, c'est toujours la musique. Ca trotte toujours, on est toujours dedans. On a un peu la mentalité (c'est pas une question de racisme) des noirs, des mecs avec qui tu ne peux vraiment pas discuter parce que les mecs, c'est des fous, ils jouent le truc, et puis évidemment ils n'ont pas des discussions intellectuelles : "mon ami, qu'est-ce que vous avez vu ? vous avez vu le costume d'untel ? t'as vu mes pompes ?". Excuse-moi, nous on est des sauvages, et c'est pour ça que les mecs nous regardent un peu avec des… On ne peut pas avoir de rapports déjà, parce que eux ils viennent nous voir et ils nous parlent comme ils parlent à des copains. Tu sais, c'est précieux ici la musique, c'est vital. C'est des fous qui jouent de la musique, on n'est pas là pour plaisanter. C'est sûr, on ne rigole pas beaucoup, mais ce n'est pas parce que tu ne ris pas que tu n'es pas fou et vivant, au contraire. C'est une folie, pour moi, la musique, mais ça ne se voit pas, dans le sens où… J'ai que ça à faire, il n'y a que ça qui me passionne. Tu ne peux pas discuter d'autre chose avec moi, je suis désertique. Seulement le malheur c'est qu'avec les gens, pour que ça aille, il faut pouvoir discuter de…
KB : Par opposition, eux ils font de l'éclectisme culturel. C'est : "je touche un peu à tout".
CV : "Tiens, t'as vu le dernier de machin ?". Non, excuse-moi, je connais pas.
KB : On peut toucher à tout, mais il faut se donner entièrement dans une chose qu'on vit, et ça ne nous empêche pas de regarder autour de nous. Mais il ne faut pas essayer de se vider de partout comme ça.
CV : Tout le monde parle de musique : "on fait ci, on s'éclate bien", mais ce n'est pas une éclate, on ne s'éclate pas bien à jouer de la musique, c'est fou la musique et plus tu aimes la musique…
KB : C'est la notion de loisir, voilà ; ils font de la musique comme un loisir, et ce n'est pas leur vie.
CV : Tant pis si c'est dur, ça me mine trop le moral. Ce n'est pas la peine de citer de noms, mais tous te disent : "Oh, on est obligés de faire ci, de faire ça, bla-bla, des machins, parce qu'on ne s'en sort pas", mais propose-leur de faire Magma, par exemple. Ce n'est peut-être pas la musique qu'ils ont envie de faire, non plus, mais ceux qui disent avoir envie de faire ça. Tu leur proposes, quinze jours après ils craquent parce que ça demande trop de travail, ou que ça demande à être trop dedans : c'était plus relax avec Lenorman ! Alors, je suis très fâché avec les musiciens ici, parce que franchement moi je dis qu'ils n'aiment pas la musique. Je prends la responsabilité de ce que je dis, c'est moi qui le dis, c'est pas Klaus non plus, c'est moi. Je pense que les musiciens ici ne sont pas concernés par la musique, ça les concerne dix minutes et au bout d'une heure… C'est comme quand tu as une discussion à bâtons rompus avec quelqu'un sur un sujet dur, soit un domaine spirituel soit un autre. Alors tu te concentres, et puis au bout d'une heure ça devient trop sérieux pour le type, il veut bien discuter sérieusement, mais pas plus d'une heure. Au bout d'une heure, c'est : "Tu peux me faire un thé ?".
KB : Parce qu'il ne veut pas se donner complètement.
CV : Parler de musique, ça va, mais quand tu parles dix heures de musique, eh bien le mec, il craque. Alors pourquoi il craque ? Moi je ne craque pas quand on… et encore parler ne veut rien dire, c'est jouer. Ici, on parle beaucoup de musique, aussi : "On va faire ci, on va faire ça, t'as écouté le disque de Machin ?", on s'en fout mon vieux, moi je n'écoute rien. Je ne dis pas qu'il n'y a pas des musiques à écouter, mais je suis sûr que les mecs qui jouent de la musique et qui aiment ça (Weather Report par exemple), ils n'ont pas que ça à faire d'aller écouter un Tartempion. Eux, ils s'éclatent, ils font leur truc, et c'est pour ça qu'il y a un public pour les aimer, parce qu'ils ne sont pas déconcentrés. Ici, ils passent leur temps à écouter… Tu discutes avec un musicien noir, tu lui dis : "Mais dis-donc, il y a un truc que je ne comprends pas dans le break", il te dit : "Joue". Alors, tu dis : "Merde, je comprends pas, je suis en train de t'expliquer que le break, je l'ai pas compris" ; "Joue !", il te dit toujours. Moi, j'ai eu l'expérience, c'est toujours "joue", il y a une raison, ça veut dire "écoute", ça veut dire "arrête de parler", parce que lui, il a très bien compris que le break, tu aurais dû le comprendre à la deuxième fois, et si tu ne l'as pas compris, c'est parce que tu as encore été déconcentré. Il sait la compréhension normale du truc, il te dit "joue", il te dit pas : "Bon, je vais t'expliquer, il y a un break à la quatrième mesure", parce que c'est tout. Et ici, il faut expliquer, expliquer. (…)
ML : Mais Magma n'est-il pas condamné à ce moment-là à traîner pendant longtemps sans jamais trouver les musiciens qu'il faut ?
CV : Je pense personnellement que là, on a trouvé une équipe de mecs, j'ai déjà dit ça, mais je crois que…
KB : On généralise, mais heureusement, tout le monde n'est pas comme ça.
CV : Si tu veux, on cherchait des musiciens… Par exemple, les personnages Ourgon et Gorgo, ce sont dans la vie des gens qui sont vraiment branchés sur la musique et rien d'autre, et bien là on a trouvé les personnages. Ourgon et Gorgo, tu ne peux pas discuter d'autre chose que de musique avec eux, tu ne peux pas. Le pianiste, c'est pour la première fois un pianiste qui sait aussi jouer de la batterie. (Ce qui lui permet, explique Christian, de jouer parfaitement en place avec la batterie).
KB : On arrive à la réponse à ta question de tout à l'heure : "Dans quel esprit on va faire la tournée ?". La tournée, on va la faire avec un groupe cohérent.
CV : Voilà, cohérent, et avec beaucoup de dynamique. On n'a choisi que des gens qui étaient très branchés sur la rythmique. La musique, c'est très rythmique. Mais il ne faut pas jouer avec les mots : rythmique, ça veut dire connaître la rythmique, savoir ce que c'est de… où on place ses trucs. On a essayé des centaines de chanteuses et de chanteurs, impossible d'avoir un mec qui chantait en place.
[Parenthèse sur le blues et un disque entendu à la radio]"Le même impact qu'en 1970"
CV : Ce qu'on voulait dire, c'est qu'il fallait que la musique ait le même impact que Magma en 1970, par rapport à ce qu'il y avait. C'est ce qu'on a voulu refaire, là. C'est pas voulu, c'est venu aussi facilement. En 1975, je me souviens, j'ai eu personnellement le même genre de choc que j'avais eu en 1970 avant Magma.
(A Klaus : ) Tu sais, je t'avais expliqué, le plan de Turin. Avant de faire Magma, il y avait un truc qui s'était passé pour créer cette musique-là, dans la tête, un moment de vide complet : tu ne sais plus ce qui se passe, tu n'as plus envie de rien, plus envie de jouer, plus envie de manger, rien. Alors, ou c'est la mort ou c'est le grand truc. Et là, je ne savais encore une fois plus ce qui se passait. J'étais dans un chalet en Suisse, tu vois, le trou. Tu te rappelles, Klaus, on a annulé les deux mois de tournée en Scandinavie, et pourtant, ça tournait bien, le groupe. Je jouais aux concerts, je sortais, je me disais : "J'ai pas envie de jouer, j'ai plus envie de rien". Affreux ! Et d'un seul coup tout est venu.
KB : Maintenant, on peut analyser pourquoi, mais à l'époque on ne pouvait pas savoir, on était complètement dedans.
CV : J'ai senti qu'il se préparait un truc, mais dans quel sens ?
KB : Quand tu es parti dans une foulée, tu continues ton rythme, et c'est seulement après que tu t'aperçois qu'au bout de cinquante mètres tu as eu un creux. Et il y a un moment où il faut que tu t'arrêtes quand même.
CV : Parce que déjà, il faut repréparer la nouvelle chose, et comme on n'arrêtait jamais on ne pouvait pas. Et alors, faire des morceaux courts, ce n'était pas la solution ; on avait des petits morceaux, j'en avais créé quelques uns, mais qui n'étaient pas dans l'esprit de ce qu'on allait faire maintenant. Je savais qu'il fallait faire des morceaux courts, et puis je n'avais pas le filon pour les faire courts, je ne savais pas comment les diriger. Et je n'ai pas eu besoin de chercher, c'est venu comme la musique était venue la première fois, sauf qu'il y avait tout l'acquis derrière. Si maintenant on joue comme ça, des trucs simples même, c'est parce que derrière, il y a tout. Même si tu entends la basse qui fait "deudeumtoutoutoutur", derrière il y a Coltrane, il y a tout ça. La différence, c'est que maintenant elle est jouée, aah…
KB : Il faut dire que la musique qu'on joue maintenant elle existait déjà. Ce qu'il y a, c'est qu'on n'a jamais osé ou c'est jamais venu évident. Mais la musique était là, en fait. Les morceaux qu'on joue maintenant, moi j'ai l'impression de les avoir toujours connus."Tamla Zeuhl"
CV : Oublie les mots, je sais même pas, tu vois, on dit des trucs… Moi je pensais toujours quand je fais un morceau : la partie de basse, ça doit comme John Coltrane qui joue, la partie de piano, c'est comme Coltrane qui joue, la partie de chant, c'est comme Coltrane ; mais seulement, on voudrait l'entendre comme si c'était eux qui jouaient. Alors, tu vois la difficulté pour les musiciens qui arrivent, quand même, il faut leur expliquer : "Non, mais tu comprends, la partie de basse, comme ça" - "Mais je viens de la jouer" - "Non, plus, euh, et puis plus…". Prends la partie de basse de "Maahnt" dans le disque ("Attahk") ou des trucs comme ça, les gens qui vont s'y attaquer, ils vont voir la difficulté pour la réalisation de ça ! C'est dans Best que le truc était écrit au sujet du bassiste du disque…
ML : Oui, c'est moi qui l'ai écrit. (J'avais dit dans ma chronique de "Attahk" que "le bassiste manque sensiblement de subtilité")
CV : C'est toi qui l'a écrit… prends les parties de basse du disque, elles n'ont jamais été aussi denses. Prends un bassiste, le bassiste qui joue avec nous maintenant par exemple ; il n'en est pas à son coup d'essai, il a dit : "Jamais de ma vie je n'ai joué une partie aussi dure". Mais ce n'est pas dans le sens dur que ça a été fait, c'est dans le sens d'un mec, d'un fou qui joue. Imagine-toi, ça va être inhumain à jouer, tu ne peux pas t'imaginer… Ca a été fait avec un amour, ce disque, déjà… Par exemple, on n'a pas mis le paquet au niveau synthétiseurs, au niveau trucs, dans le disque. On a laissé le truc pur, parce que… je t'explique un truc qui est vachement important. Je ne devrais peut-être pas l'expliquer, parce que j'ai peur que ça mettre la puce à l'oreille à des mecs, dans le sens où ça leur ferait gagner du temps ; et il n'y a pas à aider, parce que personne n'aide. Moi, je vais te dire une analyse : prends les mecs comme Tamla Motown, par exemple.
(la maison de disques qui depuis près de vingt ans a dominé le marché du rhythm'n'blues avec les Supremes, les Four Tops, Marvin Gaye, Stevie Wonder, etc.)
Berry Gordy (le fondateur de Tamla Motown) disait qu'ils s'étaient installés dans un garage et qu'ils avaient un son ; et que le fait d'être toujours avec ce son a créé ce climat pour les disques Tamla. Après, il y avait Booker T., qui accompagnait Otis Redding, qui avait un son aussi, et ça a créé un esprit. Coltrane, il avait Elvin Jones, Jimmy Garrison et McCoy Tyner, qui avaient toujours le même son, dans un autre truc de jazz. Les Beatles avaient un son, les Rolling Stones ont un son, d'accord ? Qu'on aime ou qu'on n'aime pas - on se moque de ça. Ce sont des choses qui créent des événements à long terme, qui ont un son qui reste.
Or, maintenant, prends un mec comme Stanley Clarke, il a un son dans un disque, il a un autre son dans le morceau d'après, etc. Parce que ce ne sont que des gadgets. Ce qu'il faut faire, c'est créer un esprit, avec toujours le même son. C'est-à-dire… parce que même si le mec il entend ça, s'il n'a pas l'esprit, il ne peut pas le refaire… en l'occurrence, tu adoptes un son de grosse caisse, toujours le même, un son de caisse claire, un son de basse, toujours le même. Pourquoi changer un milliard de fois de son de basse, alors que c'est le bon ? Mais c'est ça plus l'esprit ; une reprise, par exemple à la batterie, qui correspond toujours dans un même contexte, parce que chez Tamla le son n'aurait pas suffi, s'il n'y avait pas eu toujours le batteur (…) qui faisait une petite résonance, on n'aurait pas remarqué cette reprise. C'est un esprit. Et on veut créer cet esprit-là, qu'on ne va pas appeler "Tamla Zeuhl" mais "Zeuhl Wortz", qui est l'esprit musical. Comme l'étiquette Tamla ; voilà ce qu'on veut créer, une continuité dans le son. Alors là, on a fait un essai, c'est pas facile pour nous. D'abord une chose : il faut que le piano soit magique ; parce que tout est basé sur le piano (acoustique), aussi, beaucoup. Il faut qu'on arrive à trouver le piano qui corresponde vraiment au son. On a fait des tentatives, on a plusieurs sons de piano dans le disque, mais il faut trouver le son qui soit juste. Quand on aura le son, on prendra toujours le même piano? Et à force, le mec, il…Propos recueillis par Michel LOUSQUET
Best n° 124 - Novembre 1978