L'anti-monde de MAGMA

Ils citent Wagner, Stravinsky, Carl Orff… Quand le rock prend racine en Europe, il subit parfois de drôles de métamorphoses. Magma s'apprête à sillonner la France pendant deux mois. Avec de nouveaux musiciens, mais toujours la même énergie, attisée par les rêves mystiques de son fondateur, Christian Vander.

"Terre, ceci te concerne.
Tes systèmes étouffent et tes révoltes assassinent…"

1969. L'acte de naissance de Magma. Une déclaration de guerre dont le climat devait imprégner chaque apparition du groupe. Un climat à l'image du personnage central : Christian Vander, l'homme des paroxysmes. Sur scène, il entre en transes en percutant ses batteries. Au concert comme dans la vie, il ne connaît pas la mesure. Le jour, il compose, répète et joue. Ses nuits sont peuplées de rêves.
Et quels rêves ! Le songe ne tient pas lieu d'entracte. C'est la nuit, dans l'assoupissement de la conscience, qu'il retrouve un personnage, ou une entité, dont il reçoit régulièrement la visite. Et la "chose" chante, ses chants seront la musique de Magma, immédiatement transposée dans la fièvre. Elle parle aussi : ses discours content l'histoire d'une planète de l'utopie, Kobaïa. Un anti-monde dont Vander définit l'importance : "L'utopie est née pour moi d'un long silence. Pendant toute mon adolescence, je n'ai pas dit un mot. J'écoutais les gens, mais je ne parlais pas, parce que je me sentais complètement étranger à toutes leurs préoccupations. Je ne savais pas si j'étais fou ou si c'était le monde qui l'était. Et j'ai décidé de combattre ce que tous ces gens avaient fait de la terre."

Défier le temps

Voilà bien le seul principe et le seul système que l'on puisse tirer de Vander. Pour dire cette planète qui hante ses rêves, il a inventé un langage, le kobaïen. Plus qu'un simple code phonétique, c'est un ensemble de sons essentiels, accouchés dans la nuit.
Sa musique, Vander la veut "intemporelle", propre à "défier le temps". Sans désavouer ses origines ni ses modèles : Stravinsky (le piano considéré comme un instrument rythmique) ; Bartok (une expression directe, condensée et incisive) ; Carl Orff (un climat d'inquiétude et d'étouffement) ; Wagner (le lyrisme à la fois "méditatif et déchaîné"). Et John Coltrane. "Ce que joue Coltrane, dit Vander, est au-delà de la musique. C'est la vie même."
Au début des années soixante, Vander suit les cours d'Elvin Jones - le batteur de Coltrane - et travaille quelques années dans les milieux du jazz, nourri du fol espoir de jouer avec le maître. Mais la mort de Coltrane, en 1967, l'atteint de plein fouet. "Je me suis laisse dépérir, littéralement." De cette dépression naît la décision de créer Magma, afin d'exprimer par d'autres moyens que le jazz la folie lyrique de Coltrane. Pour la première incarnation du groupe, il s'entoure de musiciens à qui il a communiqué sa frénésie : François Cahen, Jeff Seffer, Francis Moze, Teddy Lasry, Claude Engel, Klaus Blasquiz - le " gratin " de la scène française. Le résultat, à une époque où le rock français se contente de moins que rien, fait l'effet d'une bombe.
En 1969, le travail à abattre pour un groupe français est colossal, s'il ne se plie pas à la norme des "variétés". Tout est à faire : créer des circuits de tournées, conquérir un public, répéter dans de bonnes conditions. II n'est pas un détail qui fonctionne un tant soit peu normalement. Ce travail, Magma l'accomplit : le groupe ira jouer à des centaines de kilomètres devant dix personnes, avec autant d'ardeur que s'il se trouvait devant deux mille spectateurs. Giorgio Gomelsky, producteur du groupe pour un temps (après avoir été, au début des années soixante, le manager des Rolling Stones !) déblaie un chemin énorme. La musique et la passion de jouer font le reste. Les disques se suivent, sans la moindre concession - souvent deux faces enregistrées sans interruption. Tant et si bien qu'un public fidèle se crée peu à peu en France, mats aussi en Allemagne, en Angleterre, en Scandinavie, et même aux États-Unis.

La folie kobaïenne

Le groupe, lui, n'a pas cessé de traverser des remous. Vingt fois, Vander est reparti à zéro avec de nouveaux musiciens, ne gardant de la première formation que le chanteur Klaus Blasquiz. Magma vient encore de connaître une nouvelle révolution. II s'embarque en septembre pour une tournée française de quarante-cinq villes avec un spectacle de deux heures trente, mis en scène comme une cérémonie ou un rituel. Auprès de Vander et Blasquiz, deux basses, une guitare, un clavier et deux choristes. Et, cette fois, l'anonymat ! Sanglés dans des costumes de cuir, le visage masqué par des verres opaques, les musiciens seront désormais les représentants interchangeables de la folie kobaïenne, désignés par des noms d'emprunt : Stöht Urgon, basse terrienne ; Wur Gorgo, basse aérienne ; Kahal Negümüraaht, clavier ; Thaud Zaïa et Daë Wëlëss, chœurs…

C'est, selon Vander, un second cycle de sept ans qui commence dans l'histoire de Magma. La horde barbare est bientôt à vos portes. Tant pis pour ceux qui se refuseront à les ouvrir.

Antoine de CAUNES
Le Monde de la Musique n° 3 - Septembre 1978

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