LOCKWOOD TOP VANDER WIDEMANN
"Fusion"
Chronique de Jean-Marc BAILLEUX
Rock & Folk n° 178 - octobre 1981Un cadeau empoisonné pour celui qui doit le chroniquer : ce disque sent la polémique. C'est encore une façon de nous mettre dans l'embarras, de nous obliger à choisir entre le point de vue de l'Artiste et celui du public. L'Artiste, c'est ici quatre de nos meilleurs musiciens, aussi de ceux qui ont offert le plus, qui se sont "voués" à la musique et qui, bon gré mal gré, ont suscité les passions les plus contradictoires, de ceux sur lesquels le public, par amour, se donne des droits, en particulier celui de leur fixer une conduite conforme à l'idée qu'il s'en fait, d'en attendre des prouesses, qu'ils ne cessent de l'étonner, de le faire jouir. De leur plaisir à eux, le public n'a cure.
Si tant est que l'on prenne l'artiste pour un amuseur, le problème n'est pas simple ; il ne l'est pas plus si l'on fait de lui un prophète, un voyant qui entrevoit et illustre à sa manière les détours secrets du monde. Qu'on attende le plaisir (l'art pour l'art) ou la lumière, on attend toujours quelque chose et alors malheur à celui qui n'est pas au rendez-vous que nous lui avons fixé. Tout ceci pour vous faire réfléchir un peu avant d'en venir au fait: "Fusion" n'est pas le disque que vous attendiez. Cette réunion n'est pas le SUPERMAGMA auquel vous rêviez depuis que Vander avait annoncé un projet avec Top, que Lockwood parlait de rejouer avec Vander, etc.
"Fusion" est un moment privilégié que se sont offert quatre de nos virtuoses favoris pour le plaisir de jouer ensemble une musique à la croisée de leurs préoccupations respectives. Prenez Christian Vander, Didier Lockwood, Jannick Top et Benoît Widemann non pas comme d'actuels ou d'anciens musiciens de Magma, mais comme de formidables instrumentistes, des virtuoses que le monde entier nous envie, mon bon, et demandez-vous ce qu'ils ont en commun. Allez, un petit effort : ne vous souvenez-vous pas que Christian a été l'élève d'Elvin Jones, Didier l'émule de Ponty et de Grappelli, n'avez-vous donc jamais entendu Tsunami, le groupe de Benoît Widemann ? Le JAZZ, oui, le jazz partout présent ici : le coup de chapeau à Miles Davis, le côté improvisation organisée, le style même choisi par chaque joueur qui n'est pas toujours celui qui se manifeste dans son travail par ailleurs ; tout y est.
Lockwood, naturellement, est comme un poisson dans l'eau ; voluptueux, mais aussi enfin discipliné, mûr, concis. Vander transfiguré, libéré de ses obligations de compositeur et de leader, de parfaite connivence avec Top : une rythmique digne de Weather Report, l'autre référence qui saute aux oreilles. Paradoxalement, ce ne sont pas les solistes qui font l'album, mais la permanence de cette rigueur et de cette richesse de la rythmique avant tout MUSICALE.
Les morceaux de ce disque sont un peu comme des portions d'autoroute parcourues à différentes allures dans des bagnoles de luxe : la glissière centrale et de part et d'autre des bandes de paysage qui défilent, le ronronnement du moteur et l'impression d'infinité que donne l'horizon qui inexorablement recule. On peut écouter attentivement, alors on voit un arbre, un ruisseau, un champ de blé, on rate un château de l'autre côté ; ou bien se laisser porter, entrer dans une quasi somnolence et ne plus percevoir que le mouvement, le bercement des amortisseurs. Davis a beaucoup pratiqué ce genre de structure ouverte où l'on pourrait ne jamais cesser de peindre un paysage toujours changeant (je pense en particulier à un disque comme "In A Silent Way" ou à "He Loves Him Madly" sur "Get Up With It"). Il faut d'excellents musiciens pour ne pas sombrer dans l'ennui ou la gratuité. Là-dessus, je suppose que vous êtes fixés.