Il était une fois… les frères Guillard

De WEIDORJE à HIGELIN, en passant par ODEURS et MAGMA, le saxophoniste Alain GUILLARD, et Yvon son frère trompettiste, ont participé à quelques unes des expériences musicales les plus diverses et les plus fortes de la scène hexagonale. Après avoir longtemps mis leur talent au service des autres, ils ont décidé de jouer leur carte personnelle en enregistrant un premier album qui devrait fleurir chez nos disquaires dans le courant de l’année 1985. Profitant d’une brève éclaircie dans le ciel très chargé de leur emploi du temps, nous les avons rencontrés afin qu’ils tirent quelque peu le voile sur ce que sera leur musique, mais aussi pour faire revivre les grandes étapes de l’itinéraire qui les a conduits jusque là.

C’est Alain qui le premier pénétra le monde de la musique, en entrant vers l’âge de 9 ans au Conservatoire de Saint-Maur. Il y fera l’apprentissage du saxophone classique avec tout ce que cela représente : solfège, dictée musicale, harmonie, orchestre, analyse et histoire de la musique. Yvon, de 5 ans son cadet, viendra l’y rejoindre un peu plus tard afin d’y suivre la même démarche au sein de la classe de trompette.
Parallèlement aux cours du Conservatoire, comme beaucoup d’autres musiciens avant eux, ils connaîtront le bal, les petits groupes (new-orleans, middle-jazz, rhythm’n blues), les cabarets parisiens pour Alain, autant d’activités qui si elles n’étaient pas vraiment rémunératrices n’en furent pas moins formatrices, jusqu’au jour où :

ALAIN : « Alors que j’occupais une place de saxophoniste au Club des Champs Elysées, le guitariste Michel ETTORI me proposa de le rejoindre afin de former avec Bernard PAGANOTTI et Patrick GAUTHIER un groupe destiné à accompagner Michel DELPECH, chanteur très en vogue à l’époque. Ce groupe n’était en fait que la couverture alimentaire permettant à WEIDORJE, le groupe que Bernard et Patrick voulaient monter, de fonctionner. »

WEIDORJE

ALAIN : «Au départ, je n’étais pas prévu dans WEIDORJE, c’est au cours des séances de travail pour DELPECH que Bernard et Patrick ont pensé m’intégrer à leur musique, je leur ai alors présenté Yvon qui lui aussi est venu nous rejoindre. Jean Philippe GOUDE, second clavier, est arrivé beaucoup plus tard. »

NOTES : Pourquoi WEIDORJE ?

YVON : « Nous étions en 1976, MAGMA qui jouait devant des salles combles était à son apogée, et il n’était absolument pas aberrant de vouloir monter un groupe voisin dans l’esprit, tel que WEIDORJE. Il y avait un public potentiel, de plus Bernard et Patrick avaient de la musique en tête et ne voulaient pas s’arrêter de jouer après leur départ de MAGMA. »

NOTES : Quel fut le cheminement du groupe ?

ALAIN : « Après un travail préparatoire important, et grâce à l’aide d’une compagnie qui nous apporta un soutien matériel déterminant, nous pûmes partir pour une première tournée qui s’avéra fort encourageante, le public semblait nous recevoir de manière très positive. A notre retour, notre rencontre avec Frédéric LEIBOVITZ déboucha sur le premier album du groupe. »

NOTES : Cet album, comment le percevez-vous aujourd’hui ?

ALAIN : « Il a énormément vieilli, pas au niveau de la musique qui reste magnifique, mais plutôt au niveau du son. Les progrès dans ce domaine sont tellement rapides… et puis nous n’avons pas eu non plus les conditions idéales d’enregistrement. »

YVON : « Quoi qu’il en soit, nous avions une capacité de travail énorme. Nous étions ensemble quasiment tous les jours. Bernard et Patrick apportaient leurs compositions sous forme de lignes mélodiques principales, et tout le monde oeuvrait à l’élaboration définitive des morceaux. Il nous arrivait de travailler une journée entière pour ne mettre au point que 15 secondes de musique. Inutile de te dire qu’à cette époque nous avions lâché DELPECH, car seul WEIDORJE comptait pour nous. »

NOTES : Quelle était l’ambiance dans le groupe ?

ALAIN : « Très mystique et très noire, nous nous investissions totalement et étions très soudés. Et puis, comme cela se passe souvent quand tout prend de l’importance, les choses ont commencé à se détériorer. Après une nouvelle tournée moins réussie que la précédente, et voyant que malgré un travail colossal on nous refusait partout notre second album, chacun a commencé à se diversifier en faisant notamment des séances, car il fallait bien manger, et pour certains d’entre nous comme Bernard ou Kirt RUST, notre batteur, nourrir une famille. »

YVON : « WEIDORJE n’occupait plus alors que notre temps libre. »

ALAIN : « Malgré tout, avec la venue de François OVIDE et Pierre CHEREZE aux guitares, nous y croyions encore, et c’est ce qui nous incita à tenter le coup à l’étranger. C’est d’ailleurs à la suite d’un concert en Espagne que tout se joua pour le groupe. Nous avions payé pour aller jouer là-bas, et devant l’attitude du nombreux public qui n’écoutait même pas notre musique, Bernard a pris la décision d’arrêter WEIDORJE. Comme il en était le pilier principal, nous avons suivi la mort dans l’âme. »

NOTES : La dissolution de WEIDORJE ne correspondait-elle pas en fait à la fin d’une époque ?

YVON : « Tout à fait, le courant MAGMA était bien tombé et le jazz était en sommeil. Il y avait bien le jazz-rock, mais cette musique que l’on trouvait bâtarde et trop démonstrative ne nous intéressait pas, nous avons choisi de travailler avec des groupes rock qui débutaient à ce moment là, notamment avec BIJOU. Nous sommes cependant restés peu de temps avec eux, car nous nous sommes intégrés très rapidement à une expérience originale qui se montait alors, je veux parler du groupe ODEURS. »

ODEURS

ALAIN : « Nous connaissions les gens qui faisaient partie intégrante d’ODEURS, car nous avions fait des maquettes avec WEIDORJE au studio RAMSES qui était en quelque sorte leur repaire ; aussi quand Alain RANVAL (Ramon Pipin) nous proposa de les rejoindre, nous étions déjà en terrain connu. De plus, Yvon les connaissait aussi pour avoir joué avec certains d’entre eux dans le groupe AU BONHEUR DES DAMES. »

NOTES : Votre passage de WEIDORJE à ODEURS, groupes qui de prime abord n’ont guère de points communs, s’est-il effectué sans trop de difficultés ?

YVON : « Après notre départ de WEIDORJE nous étions un peu perdus, du fait du cloisonnement qui avait été le nôtre durant ces trois années. Nous nous sommes cependant très vite mis dans le bain, car si au niveau de la forme tout semble différent entre les deux groupes, au niveau du fond il y avait la même énergie et la même prédominance de l’aspect collectif du travail, ce qui en fait pour nous était la chose essentielle. »

NOTES : Qu’a représenté ODEURS pour vous ?

ALAIN : « ODEURS représentait une grande aventure. Au départ nous étions très nombreux, c’était comme une compagnie de théâtre, et la possibilité pour nous de faire autre chose. Il y a eu vraiment des concerts grandioses, je pense à celui du théâtre d’Orsay, et à bien d’autres tout aussi délirants. Hélas, ainsi que cela avait été le cas dans WEIDORJE, arrivèrent les problèmes d’argent qui, associés au manque de disponibilité de certains, conduisirent à une diminution importante du personnel. L’ambiance changea jusqu’à cette scission qui s’opéra lorsque Christian VANDER nous demanda, avec Guy KHALIFA de rejoindre le nouveau MAGMA. »

MAGMA

NOTES : Christian n’a pas dû vous supplier beaucoup pour entrer dans MAGMA ?

ALAIN : « Tu l’as dit, pour nous cela représentait l’aboutissement d’un rêve, nous aurions fait n’importe quoi pour jouer dans MAGMA. »

NOTES : Quand on connaît l’amour exclusif que Christian porte à COLTRANE, le fait d’être toi-même saxophoniste et d’entrer dans MAGMA ne représentait-il pas une certaine angoisse de ne pas être à la hauteur ?

ALAIN : « Oui et non, car en fait Christian ne recherchait pas dans MAGMA l’aspect délirant de COLTRANE, il voyait plutôt le côté rhythm’n’blues avec un esprit de cuivres dans le style TOWER OF POWER. Pour ma part, je devais essayer de jouer dans l’esprit KING CURTIS ou JUNIOR WALKER. »

NOTES : Ce nouveau MAGMA ne se différenciait finalement du précédent que par l’apport des cuivres, et le départ de Klaus ?

YVON : « Exactement, Christian avait gardé les chœurs de la formule précédente et voulait y ajouter des cuivres. Je puis d’ailleurs te dire qu’à deux ce n’était pas évident. Pour ce qui concerne Klaus, les concerts auxquels nous avons participé témoignaient de la place qu’il avait tenue dans MAGMA tant il était réclamé. »

NOTES : Bénéfique ce passage dans MAGMA ?

ALAIN : « Monstrueux, nous y avons passé une année terrible. L’ambiance dans le groupe était super, les concerts étaient formidables, quant à Christian il tenait la grande forme. »

NOTES : Le nouveau disque de MAGMA qui doit sortir incessamment, a été commencé du temps où vous étiez encore dans le groupe. Serez-vous sur l’album?

YVON : « Hélas non ! Et c’est d’autant plus décourageant que nous avions fait les maquettes et tout le travail à la base avec Christian. Quand les parties de cuivres ont été enregistrées nous n’étions pas disponibles, et finalement ce sont d’autres musiciens qui ont joué à notre place. Nous le regrettons, car nous aurions beaucoup aimé jouer sur ce disque qui va être grandiose. »

NOTES : Pourquoi cette indisponibilité au moment des enregistrements?

ALAIN : « Tout simplement parce que les concerts de MAGMA s’étant fait plus rares, nous travaillions aussi à l’extérieur, et notamment avec HIGELIN pour lequel nous soufflions déjà depuis 1979. »

HIGELIN

NOTES : De 1979 à aujourd’hui, la permanence de votre présence aux côtés d’HIGELIN semble indiquer qu’il représente beaucoup pour vous ?

ALAIN : « En effet, pour nous c’est une grande aventure qui a pris des proportions incroyables, je ne sais même pas si Jacques lui-même s’en rend compte. Nous l’aimons pour tout un tas de raisons, d’abord parce qu’il ne triche pas avec la musique, ensuite parce qu’il respecte et aime beaucoup les musiciens. Il n’est pas cataloguable, c’est un baladin qui joue absolument tout, il nous a même avoué avoir participé à un disque de Sydney BECHET. C’est un homme qui aime la vie. Nous avons un grand respect pour Jacques, pour lui nous refusons plein de trucs. Yvon devait faire HALLYDAY et moi France GALL au Zénith, mais nous préférons partir avec Jacques en Afrique pour une tournée qui sera à coup sûr une expérience enrichissante de plus. »

NOTES : Ne vous sentez-vous pas frustrés lors de ses concerts, de savoir que le public vient en fait d’abord pour HIGELIN ?

YVON : « Un peu, car c’est vrai que les gens viennent surtout pour Jacques. Quoi qu’il en soit le public est attentif à tout ce qui se passe sur scène, et je puis t’assurer qu’il écoute aussi les musiciens. Certains viennent nous parler à la fin des concerts, ils nous connaissent de même que l’on connaissait BREANT et ARROYO quand ils étaient les accompagnateurs de LAVILLIERS. Les gens méritent vraiment que l’on se défonce pour eux. »

NOTES : J’en reviens à mon idée de frustration que l’on peut légitimement ressentir à jouer au service des autres, est-ce elle qui vous a donné l’envie de faire vous aussi votre propre musique ?

ALAIN : « Je ne pense pas vraiment que ce soit un sentiment de frustration qui soit à l’origine de notre envie de faire notre truc à nous. Tu sais, en dehors d’HIGELIN et des grands groupes auxquels on a participé, on a travaillé et fait des arrangements pour une foule de gens différents (LAVILLIERS, Valérie LAGRANGE, Yves SIMON, Philippe CHATEL, Nina HAGEN…) à tel point qu’à force il se fait obligatoirement de la musique dans la tête. Je crois donc que notre truc est plutôt une sorte de synthèse musicale de toutes nos expériences passées, si tu veux nous allons pouvoir en parler plus précisément. »

LES FRERES GUILLARD ET LEUR MUSIQUE

YVON : « Bien que nous ayons l’impression de faire quelque chose de différent de tout ce que nous avons joué jusqu’à maintenant, ce sont sans doute les influences de WEIDORJE et de MAGMA qui sont les plus marquantes dans notre musique, dont l’origine est plutôt à rechercher du côté du rhythm’n’blues. »

NOTES : Quelle démarche allez-vous suivre pour faire connaître votre musique ?

ALAIN : « Tu abordes là le point qui pour nous est le plus épineux. L’an passé, nous avions choisi d’entrer en studio afin d’y faire un disque. Nous avons eu la chance de rencontrer Gérard LHOMME qui possède un studio 24 pistes à Chennevières et qui nous a permis de faire deux titres. C’était vraiment la musique que nous voulions faire, avec en plus des textes écrits par Mimi PERRIN des DOUBLE SIX. Nous avons enregistré avec Bernard PAGANOTTI, Patrick GAUTHIER, Christian LEROUX, Mimi au chant, sa fille, son fils, je t’assure que ça dégageait vraiment. Entre temps, nous avions rencontré un directeur artistique qui nous a pris la bande. Après nous avoir dit qu’il trouvait cela très bien, il nous a fait comprendre que ce n’était peut-être pas encore tout à fait le moment de sortir le disque. Depuis, aucune nouvelle, il ne nous a même pas rendu les bandes, les a-t-il seulement écoutées ? On a vraiment fait une croix sur lui. »

NOTES : Allez-vous renoncer ?

YVON : « Certainement pas, on a la matière, on va simplement changer de démarche et revenir à une musique plus instrumentale. On veut faire un truc simple, aller à l’essentiel. Notre idée est de faire un disque avec une face chantée et une face instrumentale. Nous avons déjà enregistré les morceaux chantés, il ne nous manque plus que l’autre face. Comme on ne peut pas se permettre au niveau de la production de rester trop longtemps en studio, on va essayer de monter un groupe et de donner des concerts. Quand les morceaux seront bien rodés, nous pourrons les enregistrer quasiment « live » en un minimum de temps. »

NOTES : Comment allez-vous constituer ce groupe ?

ALAIN : « En plus d’Yvon et moi aux cuivres, nous voyons une formule avec basse, batterie et deux claviers. Nous avons pris contact avec Marc HAZON qui pourrait tenir la batterie, pour ce qui est de la basse nous aimerions bien avoir Eric SERRA ou à l’occasion Bernard PAGANOTTI, mais ce n’est pas facile car ils sont très pris. Nous n’avons par contre pas encore de noms en ce qui concerne les claviers. On perd un temps infini, mais tout est si compliqué en France. Regarde MAGMA et Bernard PAGANOTTI, ils vont seulement sortir leurs albums respectifs, et ce après plusieurs années de travail et bien des obstacles à surmonter. »

YVON : « Ceci dit, va se poser pour nous le problème de la distribution de l’album. Personnellement on n’est pas des vendeurs, sur ce plan on est nuls, il nous faudra donc trouver quelqu’un de sérieux pour le mettre dans les bacs des disquaires. C’est vraiment la galère, on insiste parce qu’il s’agit de notre musique, mais je ne sais pas si on aurait autant de courage s’il fallait le faire pour autrui. »

NOTES : Le fait d’être musiciens d’HIGELIN n’est-il pas un facteur qui pourrait vous ouvrir des portes ?

ALAIN : « Absolument pas car notre musique n’a rien à voir avec la sienne, d’ailleurs Jacques, à la limite, ne la comprend pas, ce n’est pas du tout son truc. Quant à un éventuel parrainage de sa part, rien ne prouve que cela serait payant; regarde le disque de Michel SANTANGELI (le batteur d’HIGELIN), il portait un macaron « HIGELIN présente », en fait il n’est même plus dans les bacs. »

NOTES : A vous entendre, on se rend compte qu’il ne s’agit pas seulement d’avoir des idées, mais que le plus difficile est de les faire aboutir.

YVON : « C’est vrai qu’en France tout est particulièrement difficile, nous ne sommes pas les seuls à nous en plaindre d’ailleurs, quoi qu’il en soit nous ne sommes pas du genre à baisser les bras et nous avons bon espoir d’arriver à nos fins ; en tous cas nous ferons tout pour cela. »

C’est sur cette note d’espoir que notre entretien avec Alain et Yvon GUILLARD s’est clos. Il ne reste donc plus qu’à souhaiter la sortie prochaine de leur album, ainsi que la possibilité pour tous de les écouter en concert, ce qui risque d’être un grand moment de musique vivante et pleine d’énergie, si je m’en réfère aux bandes qu’ils ont bien voulu me faire écouter.

Interview Alain JULIAC
NOTES N° 16 - Février 1985
Zeuhl Merci : Alain Juliac

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