LES PERCUSSIONS D'OFFERING
INTERVIEW POLYRYTHMIQUE

Qui dit Magma / Offering dit, bien sûr, Christian Vander, mais ce groupe c'est aussi des musiciens (une cinquantaine depuis la création de Magma en 69). Quels sont leurs rapports avec Vander et les raisons de leur participation à cette musique si particulière ? Beaucoup de ces musiciens font maintenant une carrière prestigieuse et même s'ils se sont éloignés de l'esprit de Magma, ils gardent un souvenir indélébile de leur rencontre avec Vander. Autant de raisons pour interroger Pierre Marcault, Jean-Claude Buire et Marc Delouya qui participent actuellement à Offering ainsi que, bien évidemment, Christian Vander lui-même

PIERRE MARCAULT

"Christian travaille sur tout ce qu'il y a derrière la note"

BATTEUR MAGAZINE : Pierre Marcault, comment s'est effectuée ta rencontre avec Offering ?

PIERRE MARCAULT : C'était en 84, à l'époque du mixage du disque Merci. J'ai remplacé Steve Shehan qui avait succédé à Sydney Thiam et Abdou M'Boup, le tout premier percussionniste d'Offering. La rencontre s'est faite par l'intermédiaire de Simon Goubert, que je connais depuis des années et qui jouait des claviers dans le groupe de Christian Vander.

B. M. : Simon Goubert est encore un de ces nombreux musiciens qui ont participé à l'aventure de Magma...

P. M. : Oui, je l'ai connu à l'âge de 13 ans et il avait déjà une très forte personnalité musicale. Je crois que, pour lui et pour Christian, cela a été une rencontre importante.

B. M. : Et ta rencontre avec le personnage Vander ?

P. M. : Je ne connaissais de lui que la musique de Magma et j'avoue que je n'en étais pas, à l'époque, vraiment très "fan". Il y avait beaucoup de choses pour lesquelles j'étais réticent ; le côté très rock, très électrique ; j'étais personnellement plus tourné vers le jazz et les sons acoustiques.

B. M. : Quelle drôle d'idée d'aller jouer dans un groupe dont on n'aime pas la musique !

P. M. : Comprenons-nous bien, je considérais quand même Vander comme un personnage exceptionnel musicalement et de plus, il s'agissait pour moi de jouer dans Offering qui est une formation essentiellement acoustique. Il m'a quand même fallu longtemps pour rentrer dans son univers. C'est quelque chose qui vous demande beaucoup d'ouverture surtout quand on vient comme moi d'horizons très différents, philosophiquement entre autres. Cela demande surtout un effort très important de compréhension. Les premiers mois, je parlais très peu, j'essayais seulement de comprendre comment cela se passait.

B. M. : De quoi est fait l'univers de cette musique ?

P. M. : Musicalement, hormis sa vision très profonde de Coltrane, la grande découverte pour moi, est que Christian travaille sur tout ce qu'il y a derrière la note. Cela peut paraître idiot, vu que c'est ce que tous les musiciens sont sensés faire, mais je crois que lui, il a vraiment poussé la réflexion très loin. Il a un sens très aigu de l'intérieur des thèmes, des phrases mélodiques et de la construction musicale.

B. M. : Ton rôle dans Offering est rythmique ou mélodique ?

P. M. : Même si les instruments dont je joue ne sont pas mélodiques au sens propre il n'empêche que je joue quand même des notes. Les bougarabous sont accordés selon certains modes utilisés dans les morceaux d'Offering.

B. M. : Quel accord ?

P. M. : En général, du plus grave au plus aigu Fa Sib Ré Fa, mais ce n'est pas un accord tempéré comme sur un piano. C'est d'ailleurs ce que j'aime dans ces tambours casamançais, c'est leur côté "sauvage" dans l'harmonie. Cet accord permet d'être le plus "ouvert" possible par rapport à l'harmonie des thèmes.

B. M. : Sa batterie aussi est accordée je crois ?

P. M. : Bien sûr, comme tous les batteurs de jazz, il l'accorde et cela lui permet de sonner harmonieusement avec les mélodies. Comme quoi, rythme et mélodie s'interpénètrent !

B. M. : Tu as toujours joué des bougarabous ?

P. M. : Non, j'avais des congas mais je n'aimais justement pas leur côté "tempéré", trop juste. Dès que j'ai pu, je me suis fait envoyer ces tambours de Casamance. les congas manquent aussi de basses, il ont moins d'harmoniques.

"J'ai flashé sur l'Afrique de l'Ouest, le Chant du Sorcier"

B. M. : Comment s'harmonisent ta "passion" pour l'Afrique et les projets musicaux de Vander ?

P. M. : Christian a toujours eu envie de trouver le joint entre son univers à lui, Stravinsky, Coltrane, et des choses plus ethniques, naturelles. Ces musiques l'intéressent parce qu'elles sont souvent utilisées pour des rituels comme les musiques tibétaines ou les danses africaines. D'autre part, il a des exigences rythmiques tellement fortes que forcément, il devait, un jour ou l'autre, se confronter à ce genre de percussion. La fusion avec lui, s'est faite justement parce que j'ai "flashé" sur l'Afrique de l'Ouest, quand je dis flashé, je veux dire que ma vie musicale et personnelle en a été changée.

B. M. : Et ce grand virage passe par Offering ?

P. M. : Il n'y a pas un seul groupe en France où je pourrais mieux intégrer et travailler ce type de musique. Si, par exemple, on prend Joïa, il n'y a que là qu'il peut posséder cette dimension, être aussi africain et en même temps contemporain avec les pianos, les solos de voix.

B. M. : Christian Vander sait-il exactement ce qu'il veut comme percussions ou bien fait-il au contraire appel à tes propositions ?

P. M. : Cela dépend des parties. Pour certains morceaux, il a des idées extrêmement précises de ce qu'il veut entendre. Sur A Fiïeh et Zëss, les parties de caisse claire que je joue sont de lui, dans Joïa ou Another Day, par contre, il m'a fait écouter le thème au piano, m'a proposé une image évocatrice et m'a laissé construire tout le phrasé de percussions...

B. M. : ...une image évocatrice ? ...

P. M. : Oui, Christian a l'habitude de mettre ses musiciens dans l'ambiance d'un thème en racontant une sorte d'histoire, de scénario, pour Joïa "le chant du sorcier", il nous a évoqué un village, la nuit, avec des gens qui jouent des tambours, des clochettes en attendant l'arrivée du sorcier, puis celui-ci arrive et commence à psalmodier, entraînant tout le village dans sa transe.

B. M. : La grande particularité de cette musique c'est d'être à la fois très élaborée et en même temps de laisser de longues plages où tout peut arriver..

P. M. : C'est exactement le souhait de Christian, c'est pour lui le seul moyen de conserver une fraîcheur à la musique. cela veut dire aussi que l'on se fait de sacrées peurs en concert ! C'est une musique tout sauf confortable. Elle pourrait se résumer en deux mots : la nécessité et l'urgence. Nécessité dans le sens où ce que j'apporte avec les percus n'est jamais une redondance du reste, c'est quelque chose de plus, de complémentaire, et l'urgence parce que justement cela demande de sentir très vite, là où il pourrait y avoir un manque, quelque chose à rajouter, d'important et comme rien n'évolue pareil, chaque soir, on doit toujours être sur le qui-vive. C'est toujours un compromis entre ce qui est défini en entrant sur scène et des "coups" qui vont arriver subitement, parfois malgré nous, et qui sont aussi, sûrement, nécessaires dans la musique à ce moment-là...

B. M. : C'est une très bonne définition de l'improvisation, à mon avis...

P. M. : De la magie de la musique aussi !

B. M. : Vander fait appel à différents styles musicaux, autant qu'à des musiciens de formation différente, comment fait-il l'unité de toutes ces tendances ?

P. M. : Il ne faut déjà pas le considérer comme un patchwork. Il n'y a que Christian qui puisse faire fusionner tous ces styles, c'est lui dans le groupe qui donne l'unité, trouve les ponts, tout repose sur lui à ce niveau.

B. M. : L'unité de toutes ces musiques, c'est ce qu'elles expriment, chacune à leur manière, de plus universel…

P. M. : Christian aime beaucoup transcrire musicalement des éléments naturels comme les oiseaux, l'orage, la pluie etc. Ce goût se retrouve aussi dans les musiques ethniques, en Afrique les cloches servent à exprimer les oiseaux. Il essaye aussi de parler de choses fondamentales, voire mythiques, là il rejoint toutes les musiques profondes et sincères. S'il considère Coltrane comme sa source perpétuelle, c'est qu'il y a déjà toute cette quête dans Coltrane, tout ce travail de synthèse entre les genres musicaux. Depuis qu'il est enfant, il s'en nourrit tout en restant ouvert. Sais-tu qu'il m'a fait écouter des musiques africaines qu'il possède depuis très longtemps et que je ne connaissais pas ? Il voyage peu mais devant sa chaîne, il s'offre des voyages encore plus beaux et plus enrichissants à travers la musique...

B. M. : Tu es moins porté vers le "spirituel" que lui et pourtant vous vous entendez très bien...

P. M. : Entre ma femme nigérienne et lui, j'apprends tous les jours des choses qui me remettent en cause, qui me touchent et qui m'apparaissent de plus en plus justes. C'est une relation qui me fait évoluer..

B. M. : C'est peut-être cela la "magie" d'Offering...

P. M. : A ceux qui l'écoutent d'en juger !

MARC DELOUYA ET JEAN-CLAUDE BUIRE

Après François Laizeau, Michel Le Bars, Alain Kaiss et Clément Bailly, c'est au tour de Marc Delouya et Jean-Claude Buire de rythmer aux côtés de Vander, le groupe Magma. Difficile succession pour laquelle il faut une certaine dose de courage.

"C'est une super histoire"

B. M. : Depuis combien de temps jouez-vous dans Offering ?

Marc : La première fois que je suis monté sur scène avec le groupe c'était au Castelet en 85, je remplaçais Pierre Marcault qui était en Afrique. Puis j'ai joué dans l'album 1 et 2 et au Déjazet en mai dernier. Auparavant je m'occupais de la batterie de Christian dans les concerts...

Jean-Claude : Cela remonte à un an et demi, je suis parti la première fois en tournée en Allemagne en septembre 86.

B. M. : Vous jouiez déjà auparavant ?

Marc : Oui et non, j'avais une petite formation mais c'était plutôt pour travailler que pour nous produire...

Jean-Claude : Je joue avec un trio dans un style assez différent et je n'ai pas comme Marc une expérience très poussée.

B. M. : Je suppose que vous connaissiez cette musique et que vous l'aimiez ?

Marc : Bien sûr, j'écoute Magma depuis 78 et Coltrane que Christian m'a fait découvrir. J'avais toujours eu envie de jouer dans cet esprit-là.

Jean-Claude : Exactement comme il a dit, mon copain

B. M. : Comment avez-vous rencontré Vander ?

Jean-Claude : C'est une super histoire ! J'étais au Printemps de Bourges et on jouait dans la rue, avec le trio. On jouait en festival "off" parce qu'ils n'avaient pas voulu de nous dans le "in" ! C'était un premier avril. Christian est venu me voir et il m'a demandé simplement si j'aimerais jouer avec lui. Il a bien aimé mon "groove", je crois.

Marc : Pour ma part, cela s'est passé par étapes. Je travaille avec lui depuis des années, j'ai fait des chœurs, des percussions puis de la batterie dans Offering. Christian voulait au départ que je m'habitue à la scène avant de me lancer derrière les fûts. Le plus important ce n'est pas forcément de jouer, tu en apprends énormément en le côtoyant, le regardant jouer et en l'écoutant parler de la musique.

"Faire "exploser" le truc !"

B. M. : Comment vous a-t-il présenté votre rôle dans Offering ?

Jean-Claude : Il m'a d'abord présenté Another Day qui est un morceau long sur lequel il chante. Il cherchait quelqu'un pour assumer la batterie à sa place. Puis peu à peu on en est venu à considérer la situation pour les autres morceaux. Je crois qu'il a de plus en plus envie de réaliser des choses dans le chant.

B. M. : Pourtant dans "Another Day", au moment où vous reprenez le thème "A Love Supreme", il y retourne !

Jean-Claude : Oui, mais c'est un peu logique qu'il reprenne la batterie dans ce morceau qui est un hommage à Coltrane et aussi pour faire "exploser" le truc après le solo qu'il a fait au chant.

B. M. : En quoi le fait de jouer dans Offering influence-t-il votre vision de la musique ?

Jean-Claude : J'y prends tellement de "claques" que je me dis que j'ai un travail monstrueux à faire. Ce travail, j'ai envie de le faire pour jouer dans le même esprit que lui, pas pour devenir un professionnel de studio. C'est une école mais je n'envisage pas des débouchés pareils !

Marc : Offering reste pour moi le plus important. Mon idéal c'est de pouvoir continuer ce travail quotidiennement, en studio et sur scène...

B. M. : Que vous demande-t-il d'écouter comme musique, d'avoir comme jeu ?

Marc : Les produits de chez Tamla Motown à cause du "cœur", du "tight" car ils sont tous soudés autour de la musique, au service de la musique (le contraire de beaucoup de groupes) Elvin Jones, Coltrane, bien entendu...

Jean-Claude : Il n'y a pas de directives très précises dans le jeu, c'est surtout d'être intuitif, présent, de prendre des risques... Nous ne sommes pas là pour exécuter une partition mais plutôt pour trouver des accents, suivre pas à pas ce qui se passe sur scène.

B. M. : Cela veut dire que vous êtes libres de jouer ce que vous voulez ?

Jean-Claude : Pour "A Love Supreme", il m'a donné l'esprit général du morceau mais pas une partition.

B. M. : Je suppose qu'il vous donne quand même son avis, avant et après le concert ?

Marc : Bien évidemment, on se parle ! Constamment même ; mais Christian essaye de ne pas bloquer un musicien avant le concert en lui donnant trop de directives. Il considère que les concerts sont faits pour essayer des choses, prendre des risques, donc que tout cela doit baigner dans un climat de grande liberté. Avec lui, on est libre à un point que l'on peut difficilement imaginer.

Marc : L'autre soir, je ne devais pas jouer sur certaines parties, je l'ai quand même fait, j'ai tenté des trucs, le deuxième soir, après y avoir réfléchi ensemble, je les ai reprises. Christian est une sorte d'anti-chef d'orchestre et je crois qu'il fait une confiance totale aux musiciens qu'il prend avec lui.

"Avoir du coeur"

B. M. : Ses critères de "sélection" sont lesquels, à votre avis ?

Jean-Claude : Je crois que ce qu'il leur demande avant tout c'est d'aimer profondément la musique et cette musique-là, d'avoir du "cœur", le goût du risque, de ne pas être timoré, tiède, d'avoir de la sensibilité plutôt qu'une technique monstrueuse.

B. M. : Que vous apporte Christian ?

Marc : Musicalement beaucoup, mais le fait de vivre près de lui me fait progresser en tant qu'homme, c'est-à-dire à être moi-même et chaque jour plus positif.

Jean-Claude : Je rejoins Marc là-dessus, sa musique est très forte, très généreuse, ce que sa musique reflète nous pousse à l'être aussi personnellement. Avec lui, on se rend compte à quel point la musique est indissociable de l'esprit.

CHRISTIAN VANDER

Tout bouge sans cesse dans la musique de Vander. A Londres, en janvier dernier il y avait deux batteries sur scène, en plus des percussions. De là à en déduire que le rôle dévolu aux percussions subirait un traitement un peu particulier : j'en ai demandé confirmation à Vander.

"Les rythmes sont partout, les harmonies aussi"

Christian Vander : L'origine des deux batteries remonte au concert d'Agen à l'automne dernier. Comme Pierre n'était pas là, j'ai dû faire un compromis entre ce qu'il faisait d'habitude et ce que pouvait faire un autre batteur. C'est un concert qui a ouvert des voies. Même si sur le plan de la sonorisation, c'est difficile à gérer, on a découvert plein de potentialités avec la ressource d'une seconde batterie.

B. M. : Lesquelles ?

C. V. : Cela donne déjà, un regain d'énergie, comme dans l'utilisation qu'en faisait James Brown. Même si le "tight" est pareil entre les deux batteries cela donne du relief et relance la rythmique si l'un des deux batteurs faiblit un peu. De plus il peut y avoir comme une seconde voix qui s'emmêle à la première, la proposition d'un des batteurs va donner des idées à l'autre et vice versa. Cela libère aussi le batteur d'un des "rides" à assurer. Si Jean-Claude fait le rail, Marc peut jouer sur les rebonds, les accents, et Pierre pourra encore introduire d'autres éléments rythmiques plus fins. Regain d'énergie et polyrythmie en résumé.

B. M. : Comment as-tu réglé les deux batteries ?

C. V. : De la même façon, avec seulement deux chinoises sur la batterie que je prends parfois pendant le concert. La grosse caisse est très tendue pour obtenir un effet de canon, et la pédale a un retour très vif pour avoir des phrasés très serrés. Ce ne sont que des éléments Gretsch, une caisse claire, en bois pour la première batterie, et en métal pour celle de Marc. Les peaux réglées moyennement tendues pour ne pas être entraîné soit vers des roulements soit vers des coups trop espacés, trois toms de 12", 14" et 16". Une charleston Zildjian de 15" dont j'ai bricolé la fermeture. La cymbale du dessus est légèrement penchée à l'aide d'un petit scotch pour que la fermeture soit plus étalée dans le temps. Trois cymbales cloutées K de 18" et de 22" pour avoir un son qui tourne autour de moi, en permanence. C'est un peu la même utilisation que celle du tambourin, cela fait un mouvement sonore dans l'espace. Je m'entoure des cymbales et j'ai les deux chinoises de 68 cm dans mon dos. Je m'arrange pour toujours avoir les éléments le plus près possible de moi pour éviter de perdre le naturel de mes mouvements, du temps et de l'énergie à courir après.

B. M. : Ta façon d'utiliser la batterie est très particulière dans ta musique ?

C. V. : Je ne considère pas les percussions ou la batterie comme la base rythmique, mais plutôt comme, avec les claviers, des ensembles harmoniques et rythmiques dans lesquels se dessine la pulsion du morceau. Je ne pense pas : le tempo est là et puis là, je pense plus à des choses qui fonctionnent ensemble. La batterie pourra gronder comme un orage, les cymbales cloutées faire comme une averse, des fois ce sont des instruments que l'on considère comme servant à l'habillage qui sont la clé de voûte du morceau. Les rythmes sont partout, les harmonies aussi.

Propos recueillis par Michel Vebay
Batteur Magazine n° 12 - Avril 1988

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