De Ciel et de Terre
Entretien avec Christian Vander

Après Michel Portal, la fragilité et l'inquiétude (cf. VLM du mois précédent), on poursuit la causerie avec deux de ses accompagnateurs, qu'on avait pu entendre ce soir-là au Théâtre Pitoëff (rappelons que ce concert a eu lieu dans le cadre du Festival de la Bâtie de cet automne).
Avec Christian Vander, génial artisan de "Magma", c'est l'élément aérien qui prédomine : au long d'une interrogation sur le mouvement, la pulsion, la musique tend presque à se désincarner - un élan vital, et déjà quasi une envolée mystique...
Mais Bernard Lubat nous ramène à la terre: Lubat l'ouvrier, en ce sens - ainsi que lui-même le dit - de celui qui ouvre, de celui qui fait oeuvre. De celui aussi qui doit s'immerger dans le quotidien pour aller de l'avant.
Trois musiciens (avec Portal), rassemblés ce soir-là, trois regards parfois divergents, parfois concordants : en tous les cas trois regards qui dénotent une extrême exigence, une rigueur rarement prise en défaut, lucide et déterminée...

VIVA LA MUSICA - Sans doute la question revient-elle régulièrement sur le tapis mais tant pis, elle nous brûle trop les lèvres ! Que devient Magma ? Disons depuis les trois disques "rétrospective" à Paris, en 1980 ?
CHRISTIAN VANDER - En fait on a juste enregistré un disque depuis, "Merci", et parallèlement on a monté une autre formation, Offering. Mais Magma existe toujours, seulement ça va se développer peut-être dans une voie véritablement électrique, avec beaucoup de machines, de boites. J'avais besoin de réfléchir à ça : au départ je mélangeais un peu les deux choses, mais à présent j'ai envie que Magma soit essentiellement électrique, Offering essentiellement acoustique. Ça me permet d'apprendre d'autres choses. Et puis à côté de ça, je joue également dans un trio jazz...

VLM - Sous ton propre nom, je crois.
CV - Oui, ce qui me permet de jouer encore un peu de batterie.

VLM - C'est-à-dire que dans Magma et Offering tu ne joues plus de batterie ?
CV - Dans Offering, je ne joue presque pas de batterie, je chante, de temps en temps je joue un peu de piano aussi. Et pour Magma je vais programmer des choses, des choses qu'on ne peut absolument pas jouer mais qu'on a en tête : ça sert à ça, les machines. Donc il y a un disque intéressant à faire, des masses sonores folles dans l'espace, des rythmiques folles. Moi j'ai envie de ça : je n'en entends pas, je vais le faire.

VLM - Si je comprends bien, tu as cessé de jouer de la batterie dans Magma parce que tu te sentais frustré de ne pouvoir jouer des choses que tu entendais...
CV - Ce n'est pas seulement ça. Bon ! En ce qui me concerne, je sais ce que je veux faire au niveau de la batterie : musique ternaire, très mouvante à l'oreille mais avec une colonne en réalité toujours bien au centre, un centre de gravité sur la colonne, une musique de distension. J'arrive à jouer ça sur la musique de John Coltrane, en étudiant les déplacements, la spirale, toutes sortes de distensions rythmiques, parallèlement à une avance quand même assez régulière sur le tempo - tempo interne, axé sur la colonne vertébrale. En revanche pour ce qui est de la musique binaire... Je trouve que sur le plan du jeu de batterie ça enferme, ça rend raide : ce qui inclut tout, pour moi, c'est la musique ternaire, mais bon! la musique binaire est ainsi faite, donc on va jouer avec et c'est pourquoi je veux programmer des boîtes. Mais à l'excès, hein! Tout ce qu'on peut imaginer en binaire! Des compositions rythmiques à la limite de ce que l'on peut entendre. Et je suis certain que, une fois toutes ces choses agencées, ça va provoquer des réactions rythmiques que je ne connais pas. Et à nouveau il me faudra assumer ce que j'ai provoqué. De cette manière, il y a donc des choses à découvrir... On ne sait pas : je n'ai pas encore tenté une expérience similaire. Mais je me suis rendu compte, lors de l'enregistrement de "Merci", qu'en mettant quelques syncopes en triple croche, alors que l'arrangement était prévu à la double, ça appelait déjà quelques appoints rythmiques. On les a faits, mais comme on n'avait pas le temps, que ce n'était pas le disque pour ça, on n'a pas été au bout de l'histoire.

LE FEU DES MUSIQUES VIVANTES

CV - Là je vais donc programmer dès le départ, faire des propositions rythmiques, puis harmoniques puisque je créerai la musique en direct dans le studio, massé sonore après masse sonore: ce que l'oreille demande. Tu bases, tu le joues. Et la musique défile de cette manière... S'il faut un 32ème de temps à tel moment, il faut trouver la basse, la réduire, la faire attaquer, etc. Mais pour ça il faut que le rythme soit indiqué au 16ème de temps au minimum.

VLM - Vas-tu travailler en solo?
CV - Je ne sais pas, ça dépend, peut-être que j'aurai besoin d'une section de cuivres encore que je ne sois pas certain qu'ils puissent jouer dessus ; pour "Merci" ils ne pouvaient déjà pas faire les quelques triples croches à jouer... Evidemment, tout le monde joue à la double, une triple croche ce n'est pas concevable. Pourtant ça porte énormément de choses, il y a une grande différence : si les batteurs de James Brown, par exemple, ont cette attaque, c'est qu'ils donnent l'impulsion à la triple croche et non pas à la double. Parce que si tu joues à la triple plutôt qu'à la double, l'impact est toujours le même et régulier, seulement le serrage fait qu'il y a du feu, et c'est
pour ça qu'il y a du feu, et dans les vraies musiques vivantes il y a toujours du feu. Or pour obtenir ce feu il faut ressentir au minimum à la triple, et pour pouvoir réaliser tranquillement une triple, il faut déjà penser à la quadruple, et ainsi de suite. Et à la fin tu joues très rond, ça n'est pas important. Toi tu joues tranquillement mais toutes ces vitesses défilent en toi dans la colonne, tout ça passe dans un courant, ça va plus vite que tout, tu vois : un léger écarté de "charley" va déjà plus vite que lorsque tu t'appliques à jouer métronomiquement - là tu es déjà trop tard. Mais juste un mouvement, deux mouvements, et tu tires tout comme ça : c'est ça le but, la musique vivante. C'est ça que je veux faire.

VLM - En fait il s'agit de pousser à l'extrême la rigueur rythmique pour arriver...
CV. - Pour arriver, au niveau de la rythmique, à exprimer exactement l'inverse.

JOUER À LA RÉSONANCE

VLM - J'ai le sentiment que le concert a basculé au moment de ton solo de batterie, que c'était comme une charnière qui a amené un élément de décontraction. Et puis ce jeu très polyrythmique, j'ai forcément pensé à Elvin Jones...
CV - Il aurait fallu que tout le monde ait l'habitude de jouer ensemble et qu'on ne joue pas par sections mais comme un seul homme, de manière mouvante et souple. Bien sûr, il y a des moments où on peut essayer de se partager en quatre, mais il y en a d'autres où c'est difficile, où on se fait mal à la colonne pour arriver à suivre. Et puis il y a la question de l'écoute... Avec Offering, on travaille de cette manière et à présent on arrive, sans se regarder, à jouer des choses à... à la résonance, à la vibration de l'harmonique. Or si tu commences à sentir cette espèce de vibration rythmique, tu entends à la manière dont le pianiste joue une impulsion, à quelle vitesse vont les cordes et tu es rythmiquement dedans même si à l'intérieur de ça, ça accélère. Mais tu es dedans parce que tu entends la vibration, tu joues à la vibration... Plus tu entends vite, plus tu peux arriver à suivre n'importe quelle impulsion dans l'espace ; tu n'as même plus besoin d'entendre un tempo, tu cueilles les notes et les rythmes dans l'espace, tout avance comme ça.

VLM - En trio joues-tu seulement la musique de Coltrane ou bien aussi tes propres compositions ?
CV - Nous ne jouons que des thèmes de John : le but n'est pas d'apporter quelque chose à la musique de John mais, d'une certaine manière, de défendre sa mémoire - j'espère d'ailleurs ne pas le trahir... Ça fait des années et des années que j'étudie les mouvements, et avec ce trio on essaie de décrypter un peu ce qu'il nous a laissé, en ce sens qu'à l'intérieur de son mouvement général passaient énormément de choses. Pour les gens c'est difficile d'entendre que dans un morceau comme "Transition", par exemple, il y a trois mouvements ascensionnels dont des paliers que lui appelle "transitions" : pour les gens c'est ésotérique. Et moi je l'ai décrypté complètement : il y a d'abord une progression comme un homme qui veut s'élever très vite, qui gravit trois marches, en descend cinq, en remonte quatre, en redescend deux, etc. Et il arrive ainsi à une deuxième ascension, puis à une troisième qui est en spirale et, enfin, une redescente, un chant de mort que John jouait toujours dans les années soixante-cinq, jusqu'à la note la plus grave, et là il reprend le thème. Tout ça est très clair pour moi ; tu fais écouter ça à quelqu'un, il te dit
c'est "free" , mais ce n'est pas vrai.

LA MUSIQUE : SILENCE ET RESPIRATION

CV - Donc ce qu'on restitue, nous, ce sont les mouvements... C'est une manière d'initiation à la musique de John - en même temps on apprend énormément de choses. Et j'espère qu'on va pouvoir aller plus loin, parce qu'on a joué John comme des gosses, sans comprendre : même "Transition", au début on ne le jouait pas sur le thème, tout le monde croyait que c'était "free" ! (Il se marre) Ça a mis du temps, j'ai écouté le thème, je l'ai chanté sans arrêt pendant que Coltrane jouait : pas de problème ! McCoy se plante, oui, mais pas lui ! Enfin il ne se plante pas, il inverse une structure...

VLM - Question batterie, tu ne te vois donc plus jouer binaire...
CV - Non, actuellement pour moi... D'ailleurs j'ai remarqué qu'il n'y a pratiquement pas de véritable musique binaire, ça n'existe pas. Et les bons batteurs qui jouent binaire, d'une certaine manière ça tourne presque ternaire, en tout cas il y a un " groove " ternaire derrière. Je ne parle pas d'une musique de machinerie comme Brown par exemple, ce binaire qui arrache comme ça : là c'est voulu, et pour arriver à jouer ça il faut quand même sentir certaines choses. Non je parle de la musique binaire qu'on entend habituellement, école, scolaire quoi : on apprend toutes les divisions, des doubles croches qui défilent... Mais c'est pour ça que j'ai eu un problème, je me suis dit : "mais bon sang ! pourquoi tricoter des trucs comme ça ?". Ce n'est pas normal, il n'y a pas de limite, et tout ça finalement pour rien : c'est le chaos et la musique ce n'est pas ça, la musique c'est plutôt le silence, la respiration. Et pourtant on sent bien que c'est tordu ! Parce que d'une impulsion tu peux donner le sentiment que c'est tordu, et sans forcément la jouer. Autrement ça n'en finit pas : tu peux serrer toutes les notes jusqu'à n'obtenir plus qu'une sorte de vrombissement...

Propos recueillis par Sandro Rossetti, Bernard Trontin et Philippe Koller
Viva la Musica n° 107 - Décembre 1988

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