Joinville, Haute-Marne, France, le 24/7/1993

Bonjour, Merci pour votre confiance. J'ai reçu votre magazine essentiellement consacré à Magma mais je n'ai pu saisir le contenu de votre article et j'en suis désolé, car je ne parle ni ne comprends le Japonais. Pourtant je l'ai bien ressenti. J'ai toujours eu une bonne résonance avec le Japon. Je pense que ce n'est pas un hasard si John Coltrane y a passé des moments de musique très intenses. Je n'ai malheureusement jamais eu l'occasion de jouer dans votre pays et j'aimerais pouvoir le faire un jour. Une amie japonaise, Keiko Kifune, m'a dit qu'il y avait beaucoup de similitude de mots ou de sons entre le Kobaïen et le Japonais, le Kobaïen étant la langue que j'ai inventée en 1969 pour m'exprimer dans la musique de Magma. "Kobaïa", par exemple, veut dire "éternel". II peut y avoir, en Kobaïen, plusieurs mots pour exprimer une idée, selon que le texte est sacré ou parle de choses plus quotidiennes, que la personne parle lentement et gravement, ou vite et de manière moins profonde. J'ai toujours aimé les sons des matériaux bruts comme certains métaux aux fréquences particulières qui s'entrechoquent, aussi certaines cloches, les rythmes qu'elles forment et les harmoniques qui découlent de ces ensembles aléatoires ou non.

II est important de travailler avec tous les rythmes qui nous sont proposés chaque instant, particulièrement ceux qui ne sont pas prévus ou prévisibles initialement, comme par exemple un battement d'ailes d'oiseau, la pluie, le vent, deux verres qui s'entrechoquent, une sirène de bateau, le déclic d'un appareil photo (qui peut avoir des conséquences incalculables lors d'un chorus de contrebasse), le chant d'un oiseau, le sable et les coquillages glissant, roulant entre les rochers balayés par l'écume, etc. L'idée consiste à analyser en un cosme d'instant, ces polyrythmies et à les restituer aussitôt à l'intérieur du déroulement musical prévu. Tout est musique, tout est rythme. Il faut faire avec ce que la musique propose ; on ne fait pas la musique. Vouloir faire la musique revient à mettre des coups d'épée dans l'eau. On est en En ou Hors. La musique, pour moi, est comme un fleuve de sons en vibration, se déroulant telle une spirale, à l'infini, formé par une multitude de spires que celui qui est En peut capter, pour restituer de manière unique à chaque fois et dont le parcours ne nous appartient pas. J'ai ressenti cela en écoutant en profondeur certains folklores, certaines personnes.

La musique de John Coltrane m'a donné cette sensation. En l'écoutant jour après jour, pendant des années et des années, j'ai progressivement senti ce cheminement. Il n'y a pas de mystère en cela ; pour moi, les personnes authentiques, celles qui n'ont pas perdu leur instinct initial, sont forcément prédisposées à cela. Au début, j'était très jeune (11 ans), je ne savais pas que John Coltrane allait m'emmener dans une aventure pareille. Le "jazz" était en plein bouleversement. J'écoutais parallèlement tous les autres musiciens qui me semblaient de pointe ou aller de l'avant, mais surtout John. Progressivement, il estompait en moi toute envie d'autre chose, il devenait essentiel à ma propre vie, mon pain quotidien. J'y trouvait tout, c'était lui, l'évolution. Avec un grand calme, John Coltrane dirigeait son aventure sans heurts, sans oublier les autres, sans négliger le quotidien, découvrant, défrichant pour nous des sphères que nous ne soupçonnions pas. J'aurais aimé me noyer dans cette tourmente de notes magnifiques que déversait son saxophone intarissable. Il a mené avec une grande clarté sa création jusqu'au bout. Avec une conscience hors du commun, il nous a laissé dans son "EXPRESSION" (le dernier enregistrement officiel paru de son vivant) l'accomplissement de son œuvre. Cet album inclut, sans hasard aucun, "OFFERING,"OGUNDE" et enfin "TO BE". L'expression d'une vie consacrée à la découverte de l'homme naturel, vibrant, vivant, harmonieux. Sa musique est un exemple de l'expression même de la vie. Il me parlait, je n'entendais pas le son d'un saxophone, c'était sa voix. Je savais ce qu'il faisait, ce qu'il pensait, où il en était, uniquement par son saxophone.

En 1966, en écoutant l'introduction au soprano de "MY FAVORITE THINGS" dans le disque "LIVE AT THE VILLAGE VANGUARD AGAIN !", j'ai su qu'il allait partir. Je l'ai dit à mes amis de l'époque, entre autre à Bernard Paganotti, futur bassiste de MAGMA, chez qui je vivais à ce moment-là et qui connaissait ma passion pour John Coltrane. Personne ne m'a cru.

Grâce à des concours de circonstances souvent étranges et avec l'aide de la providence, à l'automne, l'orchestre était pratiquement formé. Klaus Blasquiz avait remplacé Zabu (le premier chanteur du groupe) et nous avait présenté son ami Claude Engel, guitariste aux multiples possibilités ayant l'art de manier les sons ainsi qu'un sens inné de l'orchestration. Pour la section de cuivres, ce fut finalement Richard Raux et Teddy Lasry qui furent choisis, Paco Charlery jouant également de la trompette. Notre premier concert (pirate) dans un grand club à la mode, le "Rock'n'Roll Circus", fit l'effet d'une bombe. C'est là qu'un américain immense se trouvant dans la salle, se mit à hurler : "C'est le meilleur groupe du monde !". Il s'appelait Karl Knut et nous donna la possibilité de travailler dans un lieu durant plusieurs mois où nous avons pu affiner le répertoire, répéter en profondeur et enfin auditionner dans le but d'enregistrer un album. Nous avons été engagés par Mr Davout pour les disques Philips et avons rapidement enregistré notre premier album qui fut finalement un double album. Pourtant, avant d'entrer dans ce club, le groupe n'avait pas de nom ; le portier me demanda le nom du groupe qui désirait jouer ; étant incapable de lui fournir, il nous refusa l'entrée. Il n'était pas question de ne pas jouer mais, par contre, je ne voulais pas donner n'importe quel nom car je savais que dans la mémoire des gens il resterait gravé ! Il fallait réfléchir très vite. Je suis sorti prendre une limonade et au bout d'un effort intense (je n'ai pas beaucoup de mémoire !), je me suis souvenu du titre d'un thème que j'avais composé en 1966 lorsque je jouais avec Bernard Paganotti : "NOGMA". C'était le premier morceau que j'aie composé, une sorte de mélange de tous mes passages préférés de la musique de John, tels que j'avais pu les relever et les interpréter à l'époque. "NOGMA" sonnait bien mais déjà, j'étais à la recherche d'un autre son, un son profondément enfoui en moi, qui résonnait et qui cette fois devait sortir à l'instant… MAGMA. Enfin, tous les éléments étaient réunis, l'aventure pouvait commencer.

Ce premier groupe fantastique s'est usé dans des tournées surhumaines, créant un circuit parallèle car au début des années 70, il n'existait pas en France de petites salles pour les groupes dits marginaux. Toutes les salles étaient réservées aux gros spectacles, à la variété. A l'instigation de Giorgio Gomelski (notre manager à cette époque), nous avons donc joué dans des petites MJC (maison des jeunes) à nos risques et périls, pour quelquefois 10 personnes, un sandwich et pas d'hôtel, souvent après avoir fait des centaines de kilomètres en camion, dans un état de fatigue intense. Cela nous permit de donner jusqu'à 25 concerts par mois, mais les conditions étaient très rudes. Après 2 ans et demi de travail dans des conditions à la limite du supportable, MAGMA achevait son premier périple. Il y en eut bien d'autres. D'autres compagnons de route et d'autres gens de cœur pendant toutes ces années marquées entre autre par: Jannik Top, Michel Graillier, Didier Lockwood, Gérard Bikialo, Jean de Antoni, Benoît Widemann, Bernard Paganotti, Jean-Paul Asseline, Jean-Pierre Lembert, Patrick Gauthier, Jean-Luc Chevalier, Marc Eliard et bien d'autres que j'ai gravé dans mon cœur, sans oublier notre vieil ami Louis Sarkissian dit"Loulou" et Patrick Thiam malheureusement disparu depuis.

J'avais écrit et dit, lors d'interviews : "Magma, à vie, à mort et après"… Et pourtant, certains m'ont demandé, à la fin du premier groupe : "Magma est mort ?" Dès que Magma disparaissait de la scène, ne serait-ce qu'un mois, on criait :"Magma est mort!". Mais Magma vivait, vit et vivra toujours car je l'ai dit, je l'ai écrit et surtout, je crois en Magma. J'ai l'exemple de tous ceux qui ont accompli des choses sur cette terre avant nous, dans tous les domaines. Ceux qui ont participé à cet ouvrage imprenable, je les aime et les respecte.

Aujourd'hui, Magma est la preuve vivante de mon espoir en la victoire de la vie. Depuis 1983, je n'ai pas enregistré d'album de Magma. Le prochain s'appellera "MAGMA AETERNA". Ce sera l'album le plus fou et le plus clair à la fois.

J'avais besoin, durant cette décennie, de me ressourcer, de découvrir d'autres horizons, d'autres rythmes, comme avec le Trio, réunissant Emmanuel Borghi au piano et Philippe Dardelle à la contrebasse. Nous travaillons sur des musiques de John Coltrane afin de nous imprégner plus encore de ce pur univers musical. Nous développons également quelques thèmes originaux, fortement influencés par les années 1964-1965-1966. C'est une aventure passionnante que nous vivons depuis plus de 6 ans, avec Emmanuel Borghi et plus de 5 ans avec Philippe Dardelle. Notre premier album, sorti en 1990, s'appelle "Jour après jour" et nous venons d'en terminer un second dont le titre est: " 65 !".

J'espère enregistrer très bientôt un disque dédié à ma mère ("Je me souviens… Irène") qui m'a tant apporté musicalement et qui m'a fait découvrir les plus grands, notamment John Coltrane dans les années 50. Elle était très liée à Bobby Jaspar, le saxophoniste flûtiste belge ; il lui présenta son meilleur ami, Elvin Jones, qui devait devenir peu de temps après le batteur du célèbre quartet. Tout s'imbriquait déjà. Les éléments se positionnaient pour moi un à un. Elle a sauvé la vie à certains musiciens, comme Stan Getz par exemple, dans des circonstances très particulières. Elle était la seule amie blanche de Billie Holiday. Lorsque Billie venait à Paris, elle s'installait à l'hôtel Normandie où ma mère pouvait séjourner le temps qu'elle voulait. C'était une grande dame du jazz, une femme d'une grande générosité et très discrète.

Au travers du groupe OFFERING, version plus acoustique dérivée de MAGMA, nous travaillons une musique qui laisse plus de place à l'improvisation, à l'intérieur d'une structure précise dans laquelle on se déplace sur la corde raide, où le danger est permanent. La musique est fragile, le moindre déséquilibre et c'est la chute vertigineuse. Heureusement la musique est un art qui permet de se relever plusieurs fois d'une pareille chute. Combien de fois ? Mystère. J'ai en projet aussi, l'enregistrement de "ZESS". Composé en 1977, ce thème développé sur un canevas obsessionnel, symbolise un battement d'ailes d'oiseaux tentant de s'envoler, sans pouvoir jamais y parvenir, enserrant dans leurs griffes un stade antique où se sont donnés rendez-vous pour la dernière fois tous les êtres ayant contribué à l'évolution du monde : poissons, mammifères, plantes, oiseaux, sans oublier les éléments, pour le jour où tout redevient le tout, où l'éternité même perdra son nom. A l'intérieur de son canevas musical, je pense intégrer harmonieusement l'essentiel de mes sons et musiques favorites, sans perturber pour autant le déroulement prévu, l'idée initiale et essentielle. Pour OFFERING, le prochain disque sera : "Les cygnes et les corbeaux", où les oiseaux du monde se réunissent et s'accordent tous sur un seul son, pour chanter une mélodie commune à tous afin d'appeler l'Oiseau Maître. I1 viendra… L'histoire se conclut par ces quelques mots : "Il n'est pas suffisant d'aimer".

Christian VANDER, 17 heures et les cloches sonnent à Joinville.

Voici les noms de mes compagnons de route, ceux qui continuent aujourd'hui à perpétuer le cri pour que vive la vie : Simon Goubert, Patrick Gauthier, Emmanuel Borghi, Pierre-Michel Sivadier, Philippe Dardelle, Marc Delouya, Jean-Claude Buire, Pierre Marcault, Julie Vander, Addie Déat, Bénédicte Ragu, Isabelle Feuillebois ma compagne, Alex Ferrand, Jean-Christophe Gamet, Jean-François Déat, Jean-Marc Duroure, Michel Martin, Jean-Luc Gérards, Georges Besnier.

Et aussi Stella Vander à qui je dois beaucoup, avec qui je travaille depuis plus de vingt ans maintenant et qui m'a aidé en toutes circonstances. Ainsi que Francis Linon, qui m'a accueilli dans son studio (aujourd'hui le studio Uniweria Zekt),pour que nous puissions graver cette aventure et avancer tous les jours, jour après jour, en les pas des géants. Merci à eux.

Le chant dans la musique est primordial
La musique existe par le rythme du chant unique
L'harmonique de ce cri qui devient rythme puis mélodie

Merci encore à vous. J'espère avoir pu répondre à certaines de vos questions ; j'aimerais vous dire en japonais mon estime et mon admiration pour la Japon éternel et son peuple.
A bientôt. SAYONARA.
Christian VANDER, le 24/7/1993, 17 H 21.

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