MAGMA
La lave et la cendreOn n'a pas tous les jours vingt-cinq ans. Et ce n'est pas tous les jours non plus qu'offre celui devrait recevoir. Pour fêter le quart de siècle de Magma, Seventh Records réédite Retrospektïw Vol. 1 & 2 en CD ; un double album mythique enregistré à l'Olympia en 1980 où l'on retrouve quelques unes des pointures qui gravèrent au fer rouge la légende du groupe. Une occasion pour Guy Thys de repêcher un des beaux bébés que notre histoire musicale a balancé avec l'eau du bain et de prendre l'actuelle température d'une coulée de lave qui n'en a pas fini de bouillonner. A tel point que ce copieux dossier vous sera proposé en deux parties, la première se trouvant quelques centimètres ci-dessous, la seconde étant à paraître dans notre soixante et unième numéro, sortie prévue début avril - et ce n'est pas un poisson ! On trouvera notamment dans cette seconde partie un survol circonstancié de la production discographique de la famille Magma, production presqu'entièrement distribuée, en Belgique, notez-le dès à présent (ne serait-ce que pour rassurer votre disquaire), par la firme Carbon 7. Attention, chaud de vent !
Ma belle trentaine déjà bien entamée a toujours un peu de mal à ses seventies. Et la vôtre aussi, sans doute, si vous êtes du même millésime. Ceux qui comme bibi ont eu à éponger leur prime pollution nocturne lors de cette facétieuse décennie savent trop bien la petite honte sourde que nous traînons depuis. Durant vingt ans, les détenteurs du bon goût nous ont prétendu que notre belle époque ne l'était pas autant qu'une autre et qu'il valait mieux mentir sur notre âge plutôt que d'avouer la douteuse provenance de notre calvitie naissante. Pourtant, pour l'heure, les jeunots de tout duvet se réclament de cette période. Tant pour les idées que pour les nippes ou la musique, les gamins endossent notre folle jeunesse et revendiquent bien haut ce temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître. De là à nous dire que tout n'était peut-être pas à brûler dans ce que nous avons adoré, il n'y a qu'un faux pas que je n'hésite pas à commettre pour exhumer Magma de notre amnésie collective. Et tant pis si cela passe pour passéiste ou déplacé aux yeux de certains ! C'est pareil dans tous les déserts, les mirages sont essentiels à la bonne marche de la traversée.
Au-dessous du Magma...
Cette humble paraphrase d'un titre de Malcolm Lowry n'est pas là pour me faire reluire, mais tout simplement pour introduire au moyen d'une évocation qui suggère bien ce qu'elle veut dire celui par qui l'éruption arrive : Christian Vander. Notre bonhomme naît le 21 février 1948 et, tel Obélix, tombe dedans tout petit. Fils du pianiste Maurice Vander et d'une mère qui sait choisir ses amis, il rencontre très tôt de grands tambours comme Elvin Jones ou Kenny Clarke et c'est Chet Baker himself qui lui offre sa première batterie alors qu'il n'a que 13 ans. Bientôt, le petit Christian joue dans des boîtes de jazz, mais les infléchissements d'un demi-ton du troisième et septième de grés de la gamme majeure ne sont pas les seules notes à lui faire dresser l'oreille. C'est un éclectique de la portugaise et ses goûts musicaux voyagent également de Stravinsky au rhythm'n'blues en passant par Wagner. En 1966, il forme les Wurdalaks (les Vengeurs), son premier groupe, et écrit ses premiers thèmes. Parmi ces péchés de jeunesse, on retrouve déjà Atumba, la composition qui deviendra plus tard Mekanïk Destruktïw Kommandöh - une des oeuvres maîtresses de Magma.
Jusque-là, me direz-vous, il n'y a pas de quoi fouetter une cymbale et ce Vanderman n'a rien qui puisse vraiment le distinguer du commun des tanneurs de peaux. C'est tout simplement parce que, en grand feinteur que je suis, j'ai sciemment omis de vous signaler qu'un beau matin de 61, le destin du batteur a basculé. Ce jour-là, Christian Vander a entendu John Coltrane pour la première fois et n'en est jamais revenu. Depuis, ce n'est pas une simple admiration qu'il voue au Saxophoniste, c'est un véritable culte ; il n'a cessé de poser ses pas dans les traces du Trane, de calquer sa quête sur celle de son Messie à lui, la quête éperdue d'A Love Supreme. Jusqu'au jour d'aujourd'hui, sa vie et sa musique n'ont été qu'un hymne à William John Coltrane, un hymne fier et courageux où tout a été tenté. Voilà ce qui différencie Christian Vander du tout venant de la baguette : la Foi. Une Foi qui n'est, n'a jamais été et ne sera jamais coutume ; cette Foi qui ne sauve que ceux qui osent s'y adonner corps et âme, cette Foi qui, justement, soulève des montagnes.L'éruption
Christian Vander accouche de son Magma en 69. Cette première émission entraîne dans son sillage : Laurent Thibault et François Cahen (keyb.) ; Francis Moze et Jacky Vidal (el.b) ; Zabu et Klaus Blasquiz (voc) : René Garber et Richard Raux (saxes) ; Claude Engel (g) ; et bien sûr Christian Vander, non seulement à la batterie, mais aussi au piano et au chant. Un an plus tard, après un premier tour de piste au Rock'n'Roll Circus, Garber est remplacé par Teddy Lasry, le groupe signe chez Philips et sort un double album portant son nom. Très vite, il s'affirme comme un phénomène incontournable, alliant un concept musical unique à des concerts où l'expression consacrée "se donner en spectacle" prend un sens propre que l'on peut difficilement se figurer aujourd'hui, il bouscule toutes les valeurs alors en vigueur dans le paysage français et européen. Que l'on adore ou que l'on exècre, on est forcé de se rendre à l'évidence : Magma est et rien ne sera plus comme avant. Et puisque les axiomes ne peuvent être niés bien longtemps, ses apparitions en 71 au festival de Montreux et à la fête de l'Humanité lui décrochent une timbale bien méritée. En 73, après la sortie de Mekanïk Destruktïw Kommandöh, Magma est signé par A & M aux Etats-Unis et part pour un périple américain qui emporte les frères Brecker au passage. Grâce au succès de cette tournée, à celui de la teutonne et de la britonne qui suivent, à la tutelle éclairée de Giorgio Gomelsky (ex-nounou des Rolling Stones), et surtout grâce à une musique aussi originale qu'originelle défendue par des musiciens grand crû, Magma effleure la reconnaissance internationale. Hélas, malgré ses disques et ses concerts incandescents, de trop nombreux changements de personnel compromettent sa carrière et la réelle réussite commerciale qui semblait à sa portée. Dès 77, dixième anniversaire de l'envol du Trane, Vander prend quelque recul vis-à-vis de ce Magma là et finit par le mettre en veilleuse à la fin de la décennie. Pour cette extinction de forme, lui et les siens célèbrent à l'intention de leurs nombreuses ouailles un chapelet de grands-messes fastueuses qui proposent un bilan du capital tant humain que musical d'une aventure artistique restée depuis sans pareille. C'est la réédition digitale d'une de ces analogiques eucharisties qui vous vaut le présent papier.
La lave...
Pianiste transcendant ses limites techniques par l'émotion et la sincérité de son jeu, chanteur à la voix chaleureuse et troublante, Christian Vander est surtout un compositeur sauvage, dans l'acceptation "non apprivoisé" du terme, et un batteur vertigineux. Devant ses portées, il illustre le premier commandement de John Coltrane qui était d'être soi avant toute chose et développe son travail en funambulant sur son âme plutôt qu'en s'accrochant fermement aux garde-fous académiques. A l'instar de son maître à jouer, il écrit des thèmes audacieux et novateurs en courant tous les risques, y compris celui de n'être compris que par lui-même. Derrière sa batterie, il mêle les coups de sang vitaux d'Elvin Jones aux architectures mouvantes de Tony Williams pour dérouler un jeu plus proche de la mélodie que du rythme, plus voisin du chant que du tempo. Il élève son instrument au rang des solistes pour en faire une voix à part entière s'exprimant sur un pied d'égalité avec ceux qui l'entourent. Pendant près de dix ans, cet espèce de saint, au sens où Jean-Sol Partre le disait de Jean Genet, va mener sa barque avec une rigueur quasi mystique, inoculant sa foi en la musique et en Coltrane à tous ceux qui l'approchent. Sous sa houlette, Magma va enfanter une fusion intense et dense, incantatoire, voire hallucinée, d'une richesse sourde qui ne vous saute pas d'emblée aux oreilles, mais infuse en vous lentement, presque insidieusement. Elle prend d'abord au ventre, à cet endroit de nous où la soul se même au body pour enfin nous décoller la pulpe du fond et nous emporter vers cette unité de nous-même dont le doute est exclu. Elle est primitive et tribale, donc essentielle et séminale ; comme celle du Trane qui l'inspire. Elle a un pied dans le jazz, un autre dans ce rock progressif édité par l'école de Canterbury, et un troisième dans ces musiques contemporaines virées classiques depuis la mort de leurs compositeurs. Je sais que cela fait trois pieds, mais il ne faut pas s'attendre à moins de la part de cette bande d'E.T. Coltrane y rencontre Soft Machine et Stravinsky et ils dissertent ensemble autour de Bartok et de Carl Orff. C'est ce curieux rendez-vous, inédit pour l'époque, qui fait de Magma la première expression aboutie d'une fusion réellement européenne, une fusion qui échappe d'autant plus aux localisations précises qu'elle utilise une langue qui lui est propre : le Kobaïen. Cette fusion aussi inattendue qu'intentendue (pour reprendre une mienne formule qui a fait ses preuves) et se situe à mille lieux des canevas par trop galvaudés du genre et présageait déjà hier de ces "musiques actuelles et vivantes" dont nous sommes si friands au jour d'aujourd'hui. Je ne vais pas citer ici ces noms d'aujourd'hui que m'évoquent personnellement ces disques d'hier. D'abord, parce que cela n'aurait guère d'intérêt que pour moi et ensuite, parce que je n'ai aucune envie de vous mâcher la besogne. Mais si on lui prête une oreille tant attentive que bienveillante, la musique de Magma paraît presque prophétique et on se surprend, en la réécoutant, à ressentir tout ce qui fait le dessus de notre actuel panier. Sens du collage et refus des règles habituelles en vigueur dans une grande formation, assimilation des influences afro-américaines et revendication de son propre passé, utilisation émotionnelle des harmonies vocales et pertinence des références socio-culturelles, urgence et violence contenue, audace des césures rythmiques et goût pour les circonvolutions de haute voltige... Bref, autant d'éléments où germait déjà tout ce qui, depuis peu mais pour longtemps, nous retient chez nous et nous préserve de ces tentations d'exil volontaire qui nous tourmentaient jadis. Autrement dit, notre présent a un passé et, sous peine de prétendre orpheline une musique qui a bien besoin de ses parents, il faudrait peut-être cesser de rougir de honte quand on peut le faire de fierté.
(A SUIVRE)
Guy Thys
Jazz in Time n° 60 - Mars 1995
Zeuhl Merci : Patrick Dupont