MAGMA
La lave et la cendre (2)

Le mois dernier, Guy Thys avait ouvert pour nous une porte de son jardin (pas si) secret, une porte qui donnait sur l'univers sulfureux de Christian Vander et de son groupe-culte Magma. Par manque de place, nous avions dû scinder en deux ce dossier lié à la réédition sur le label Seventh (distr. Carbon 7) d'albums importants de Magma. Après avoir rappelé l'itinéraire peu banal de Vander et de son volcanique enfant, après avoir réévalué la portée et l'actualité de leur œuvre commune, l'(éminent) auteur de ce dossier devait encore s'attaquer aux Nouvelles Aventures de l'insatiable Christian, et à quelques coups de projos bien sentis sur les autres sbires de la galaxie kobaïenne. Qu'il s'attaque donc… !

… et la cendre

Toute émission de lave s'accompagne de projections de cendre et dans ce cas-ci, il y a de la matière. Laissons à César ce qui lui appartient et commençons par le maître lui-même. En 79, alors que le Magma première formule semble avoir joué la plupart de ses cartes, Christian Vander concocte l'Alien Quartet, un groupe qui se veut parallèle et complémentaire à Magma et qui comprend, hormis bien sûr le batteur, trois claviéristes et un bassiste. Cette formation deviendra plus tard le Trio Vander avec Michel Graillier au piano et Albi Cullaz à la basse, elle est surtout l'occasion pour Vander de retrouver sa batterie qu'il avait quelque peu délaissée au profit du piano et du chant au sein de Magma, l'occasion aussi de revenir à une expression plus typiquement jazz et (dé)vouée plus directement encore au culte du dieu Trane. Ce trio formé depuis 87 de Philippe Dardelle (cb) et d'Emmanuel Borghi (pn), nous a à ce jour gratifié de deux opus de sublime mémoire: Jour après jour en 90 et 65! en 93. En 83 naîtra Offering, une formule résolument acoustique qui se développe principalement autour des voix, des claviers et des percussions. Cette formation est une remise à jour des acquis "magmaéens", mais également une troisième manière pour Vander de rendre hommage à la musique de Coltrane qu'il considère avant tout comme un chant. Offering nous a offert trois disques qui pourraient s'écouter sans accroc entre le Galilée de notre Grande Formation et Les passeurs d'instants du grand Suisse Jacques Siron. Ajoutons à cela trois efforts solo de maître Vander; un disque enregistré en public au festival Jazz en baie où le Christian dirige Les voix de Magma, ensemble de douze musiciens et chanteurs destiné à souligner l'aspect vocal de ses compositions; et une foultitude de petits coups de main donnés aux membres de sa famille très élargie. Ajoutons encore, mais c'est tout frais tout chaud, Welcome ; un septet formé avec Simon Goubert (claviers, dms) qui propose, si j'en crois sa prestation au Cercle de minuit, une musique post-Trane du meilleur acabit. Ajoutons enfin un disque pour enfants pas sages sorti pour les fêtes, et nous aurons fait le petit tour d'une question qui n'est pas prête de trouver sa réponse. Maintenant que vous avez bien compris que nous avons Coltrane dans le rôle du Christ (J.C. of course !) et Vander dans celui de Pierre, nous pouvons peut-être passer aux autres apôtres qui, mise à part leur collaboration aux diverses expériences citées plus avant, ont apporté leur petite brique personnelle à l'édifice. Honneur aux dames. Saluons d'abord Lady Vander, fidèle épouse et première voix féminine de Magma. Elle nous a livré en 91 un D'épreuves d'amour clair obscur qui a prouvé, émoi à l'appui, qu'elle avait plus d'une corde à son bel organe et qu'il était parfaitement possible de quitter son mari tout en le rejoignant. Passons ensuite à Jean-Luc Chevalier et Patrick Gauthier, respectivement guitariste et claviériste de Magma. Ces deux-là semblent avoir été brûlés à l'ultime degré par leur bain de lave et délivrent une musique de disciples fervents ayant appris leurs évangiles autant par cœur que sur le bout des doigts. Venons-en à Simon Goubert. Cet aussi claviériste qui, en retenant surtout Coltrane de la leçon, a enregistré deux jazzeries où son cœur de batteur balance sans cesse entre Elvin Jones et Kenny Clarke. Terminons par le trop méconnu Jannick Top qui, par le biais d'un disque avec Vander, est venu nous démontrer que ses musiques de téléfilms ne l'avaient pas tari et qu'il restait une des plus fines lames de la basse électrique hexagonale. Et nous voilà ainsi au bas d'une petite liste qui, je l'espère, cherchera encore longtemps son point final.
Bon, puisque nous avons évoqué et la lave et sa cendre la plus intime, il serait peut-être temps d'évoquer ceux que l'Histoire, avec un grand H comme dans Hiatus, du Jazz, avec un grand J comme dans Junte, semble considérer comme de vulgaires scories.

La dérive des oubliés

Cette nouvelle paraphrase inspirée cette fois d'Enki Bilal ne vient pas non plus ici pour me faire briller, mais tout bonnement pour mettre le doigt là où le bât blesse l'animal entêté que je suis. Car si l'on peut reprocher à Christian Vander d'avoir parfois donné à son groupe des allures de secte, on ne peut lui dénier le rôle de catalyseur qu'il a tenu pendant des années. A l'instar de Miles Davis, toute proportion gardée, il a accueilli et révélé une cinquantaine de talents aussi divers que brillants. Il serait fastidieux de dresser ici la liste exhaustive du beau linge que Magma a lavé en famille, mais nombreux sont les musiciens qui, aujourd'hui encore, inscrivent ce nom en rouge sur leur carte de visite. Pourtant, ce qu'il faut bien considérer pour l'heure comme l'une de nos références obligées, j'ai nommé le Dictionnaire du jazz Laffont, semble tout ignorer du groupe et de ses composants. Hormis Didier Lockwood, qui est entré dans Magma pour fêter ses dix-sept printemps et y est resté trois ans, et les frères Brecker, qui n'y sont passés que le temps d'une tournée américaine, aucun membre de Magma ne trouve grâce aux yeux du prestigieux ouvrage dont je vous parle. Vander lui-même n'y est signalé qu'en tant que fils de son père et pour ce qui est du nom de son groupe, il faut s'armer d'une loupe pour le dénicher parmi les quelques lignes consacrées au violoniste cité plus haut. Passe encore pour des gens comme Claude Blasquiz (voc), devenu dessinateur et journaliste; comme Laurent Thibault (b), producteur d'Higelin et de Coutin; ou comme Claude Engel (g), guitariste et producteur débridé de Richard Gotainer. Mais qu'en est-il de Michel Graillier, Bernard Paganotti, Richard Raux, Francis Lockwood, Simon Goubert et bien sûr du fils Vander (pour n'en aligner que quelques-uns) ? Qu'en est-il de ceux qui au sortir de Magma se sont échinés à repasser des couches de bleu sur la note à laquelle est consacré ce dico par ailleurs admirable ? Je vous le demande. Je vous le demande, mais par pure politesse, car j'ai ma petite idée là-dessus. N'ayant trouvé dans mon opulente bibliographie jazzique que fort peu d'éléments pouvant m'aider à rédiger ceci, j'ai bien dû me rabattre sur une autre littérature et cela n'a pas manqué de me mettre la puce à l'oreille. Le grand tort qui tue de ces musiciens est d'avoir caressé un peu trop amoureusement ce que les archivistes distingués du legs afro-américain considèrent comme un herpès purulent sur ses délicats bijoux de famille: le rock. Errare humanum est, mais Jazz divinus est, et vae à celui qui l'oublie ! Il brûlera en enfer ad vitam aeternam et peut se brosser pour qu'un jour la fiat lux. Heureusement pour moi, ainsi que pour le pelé et les trois tondus qui lisent éventuellement mes saintes écritures, le Rock de A à Z Albin Michel, lui, présente Magma. Et non seulement Magma, mais aussi tous les jazzmen qui, de Miles Davis à Tony Williams en passant par Herbie Hancock et Larry Coryell, ont un jour ou l'autre apporté leur contribution à l'évolution du genre. Preuve, s'il en faut, que les étroits d'esprit ne sont pas forcément là où on les accuse d'être et feu monsieur Hugues Panassié était contagieux. Apparemment, le jazzeux à poil dur persiste à s'interdire un sens de la nuance qui permettrait pourtant à ses oreilles de ne plus se cogner aux limites de son appendice nasal. C'est autant son problème que son droit le plus strict et grand bien lui fasse, mais un cheval ne va pas tant droit au but à cause de ses oeillères que grâce à ce qu'il ne peut voir.

Carbon Seventh

De 7 à Seventh, il n'y a qu'un suffixe, et celui-ci a depuis peu trouvé son dérivé. Pour l'heure, Seventh Records, le label familial de la galaxie Vander, est distribué chez nous par Carbon 7. J'apprécie ce geste à sa juste valeur et ne leur souhaite à tous deux qu'une seule chose: que les ventes des Records du premier se dédoublent au Carbon du second. Pour ma part, puisque vous avez compris depuis belle lurette que l'objectivité n'était pas mon propos, je vais me faire plaisir et me passer du baume sur l'égo en accolant aux mets de ce menu pas vraiment menu un nombre variable d'étoiles qui fluctuera au gré des goûts et dégoûts de mon rose nombril. Bien sûr, ce n'est que mon avis, mais je le partage.

Magma : • Magma Kobaïa (Rex IV-V) ** • 1001 Degrés Centigrades (Rex VI) ** • Mekanïk Destruktïw Kommandöh (Rex VII) **** • Köhntarkösz (Rex VIII) ***** • Wurdah Itah (Rex IX) ***** • Magma Hhaï/Live (Rex X-XI) ** • Udü Wüdü (Rex XII) **** • Attahk (Rex XIII) *** • Retrospektïw 1/2 (Rex XVIXVII) **** • Retrospektw 3 (Rex XV) *** • Merci (Rex III) ** • Mythes & Légendes (Rex XIV) ** • Mekanïk Kommandöh (Rex 62) ** • Les Voix de Magma (AKT 1) *** • 1975 -Théâtre du Taur (AKT III) ***

Trio Vander : • 65 ! (SRA A10) ** • Jour après jour (SRA A4) *** Offering : • 1/2 (SRA A 1) *** • 3/4 (SRA A5) *** • A Fiieh (SRA A9) **** Vander Solo : • Les Voyages de Christophe Colomb (AKT) *** • To Love (SRA A3) ***** • ..Release-12/94 (à paraître) ? Vander/Top : • Nëhëh (Kehr) (AKT 2) **** Stella Vander : D'épreuves d'amour (SRA) **** Jean-Luc Chevalier : Km 5 à Bangui (SRA A13) ** Patrick Gauthier: • Sur les flots verticaux (SRA A11) *** • Bébé Godzilla (à paraître) ? • Simon Goubert: Couleurs de peaux (A 12) ***

Voilà, je l'ai fait. Je l'ai fait, mais je n'en suis pas fier. En vérité je vous le dis : personnellement, j'ai horreur de ces plumitifs qui s'imaginent touchés par la grâce et habilités par un jansénisme de seconde main à éclairer de leur sainte lumière les voies ténébreuses du vulgum pecus de leurs incultes lecteurs. Pourquoi alors me suis-je adonné à cette pratique solitaire que ma morale réprouve ? Tout simplement dans l'espoir de provoquer chez vous la saine et roborative tentation d'y aller écouter par vous-même. Si cela aussi s'avère être un coup dans l'eau, tant pis ! Mais au moins, j'aurais essayé.

Fin justifiant mes moyens…

"Ayant connu le jazz avant le rock, le jazz-rock m'a tout juste permis de revenir au jazz, m'a même poussé à y retourner plus profondément encore...", nous disait l'autre Guy (J in T 53). Je suis bien content pour lui, mais moi, c'est tout juste l'inverse. Comme tout le monde, j'ai bien souvent remercié autant à tort qu'à travers, aussi n'allais-je pas louper l'occasion d'enfin dire merci à qui de droit. Je ne suis venu au jazz que parce qu'il s'est un beau matin accolé au rock et je n'ai osé m'y frotter que grâce à cette alliance que d'aucuns jugent contre nature. Si Miles n'avait pas osé Bitches Brew, je n'aurais peut-être jamais tenté Kind of Blue, c'est dire ce que je dois au jazz-rock en général; et si Christian Vander ne m'avait pas soufflé à l'oreille le nom du Grand John, j'aurais probablement encore perdu dix belles années de ma seule vie avant de tomber pour le Trane, c'est dire ce que je dois à Magma en particulier. Et puisqu'il y a bien longtemps que j'ai perdu la douce illusion d'être unique, on ne me fera pas croire que je suis le seul à avoir fait le chemin dans ce sens-là. Il n'est pas impossible que les jeunots évoqués au début n'en viennent, en farfouillant comme ils le font dans le fatras de nos belles reliques, à suivre ce même courant, et nous entêter à cracher dans des affluents qui amènent de l'eau à notre moulin serait, de notre part, à la limite du comportement suicidaire. Je doute fort que ces gamins soient légion à lire notre pourtant sémillante revue, mais ce n'est pas grave, je n'ai de toute façon aucune leçon à leur donner. Juste un vœu pieux à formuler: j'espère que leur travail d'archéologue mettra un jour à jour celui de Magma. On ne peut reconstituer un puzzle quand une telle pièce est manquante et nous avons suffisamment bien salopé cette période nous-mêmes pour tolérer encore un rab de mauvaise foi. Aux autres, à ceux de mon âge qui préféreraient déclarer une chtouille suintante qu'un petit faible attendri pour ces musiques de sauvage qui rendirent notre voyage un peu plus supportable, je n'ai pas non plus d'évangile à prêcher. Rien qu'une petite phrase de Vander en guise de baume à passer sur leurs petites démangeaisons de mémoire:
"La musique est vitale ou elle est insignifiante."
Voilà mes p'tits loups, c'est sur cette lapidaire sentence que je vous laisse enfin. Allez, bonne bourre... Vive Kobaïa ! mais aussi tout le reste.

Guy Thys
Jazz in Time n° 61 - Avril 1995
Zeuhl Merci : Jean-Marc Delville

[retour liste des interviews]