Patrick Gauthier

Heldon, Richard Pinhas, Magma, Offering, Christian Vander, Alien, Weidorje, Jacques Higelin, Odeurs, Paga, Aldo Romano, Jean-Philippe Goude, Steve Shehan... autant d'entités et de personnalités qui ont bénéficié de la musicalité de Patrick Gauthier. Pianiste surdoué, arrangeur ingénieux, compositeur de talent, Patrick Gauthier est un de ces personnages qui ont le don de se trouver là où les événements importants émergent et ce, dans plusieurs plans de compositions simultanément. Et quels plans de compositions ! Rien d'essentiel ne s'est déroulé dans le milieu musical français de ces vingt-cinq dernières années sans qu'il n'y prenne part de près ou de loin.
Né en 1952, Patrick Gauthier s'oriente vers des études littéraires classiques puis se tourne vers la philosophie qui devient sa fidèle compagne. Au hasard des croisements, il s'implique dans le rhythm & blues et fait la rencontre de Richard Pinhas au sein de Schizo qui lui présente Klaus Blasquiz, futur chanteur de Magma. Il découvre l'univers des synthétiseurs modulaires et travaille énormément avec Pinhas. Tout lie les deux musiciens. L'un est guitariste émérite, défie les genres et les sons établis et apprivoise les premiers gros synthétiseurs (Moog, Oberheim, Prophet...), l'autre est mélodiste confirmé, pianiste baigné dans une culture musicale classique ; tout deux sont en quête de musique et de philosophie essentielles. Patrick Gauthier s'investit dans Heldon et y découvre l'explosion des cadres et la création des sons puis remplace Jean-Pol Asseline au sein de Magma. Après quelques répétitions des parties les plus ardues des compositions magmaïennes, il se retrouve sur scène sans jamais avoir joué l'intégralité du répertoire. Il n'a que vingt-trois ans.
De là s'amorce la genèse d'une profonde amitié avec Christian, et d'un long travail en commun. Celui-ci débute avec Magma puis se perpétue dans Bébé Godzilla, Alien, Offering, les Voix de Magma...
En 1980, Patrick Gauthier enregistre son premier album solo, Bébé Godzilla. Ce disque fera date. Salué unanimement par la critique, il propose une musique extrêmement fluide et novatrice bien que complexe. Chaque morceau est dédié à ses amis. Les invités sont impressionnants, animés par l'énergie incroyable que déploie Gauthier.
Puis, c'est la rencontre avec Jacques Higelin avec lequel il enregistre, arrange et tourne à travers le monde. Là encore, Patrick Gauthier choisit le moment opportun et entre dans la meilleure formation qu'ait eue Jacques Higelin. Il joue avec Didier Malherbe, les frères Guillard (cuivres), Éric Serra (basse)... La tournée africaine se solde par un duo avec le musicien camerounais San Fantomas. Enfin, il forme en 1993 un groupe sous son nom. Il signe un très bel album Sur les Flots Verticaux qui sera largement ignoré par la presse musicale. Patrick Gauthier s'entoure cette fois de musiciens peu connus, souvent rattachés à l'univers de Seventh Records, c'est-à-dire Magma, et se focalise plus sur la composition que sur les effets sonores. On reconnaît tant le style propre au pianiste français et son extrême élaboration harmonique que les influences des diverses formations auxquelles il a pu participer.
Mai 1996 voit la sortie de son troisième disque, Le Morse, une oeuvre magnifique qui place définitivement Patrick Gauthier parmi les meilleurs.

Entretien avec Patrick Gauthier

Première partie

Avant tout un groupe

Patrick Gauthier, un troisième album qui s'intitule Le Morse (le second signé chez Seventh Records) vient de sortir après Sur les Flots Verticaux paru fin 1993 ; pourquoi avoir tant attendu avant de produire un second disque sous ton nom ?
Dix ans se sont écoulés entre Bébé Godzilla et Sur les Flots Verticaux. Cela étant, j'ai toujours joué avec des gens. Je me suis arrêté pendant dix ans parce que je ne faisais pas partie d'un groupe. Mon envie de monter un groupe était préalable à l'idée même de sortir un disque et de composer de la musique.
Ce dernier disque a été fait sous un signe collectif ; c'est-à-dire comment composer de la musique et la jouer en même temps. Disons qu'il ne s'agit pas d'un disque solo, c'est plus la volonté de jouer cette musique en concert avec des gens que j'ai rencontrés.

Une entreprise collective

Tu veux donc dire que le plaisir de réaliser un disque passe obligatoirement pour toi par la création préalable d'une entité collective ?
Voilà ! Il y a forcément un travail personnel au départ. Mais il m'intéresse moins s'il ne peut pas être partagé avec des gens et si je ne peux pas le jouer sur scène. L'acte de partager cela de manière immédiate avec des gens est très important.

Comment se traduit l'aspect collectif sur ce prochain album ? Y-a-t-il des co-écritures de morceaux, par exemple ? Et pourquoi n'avoir pas donné un nom à ce groupe ?
Des noms de groupe... On a essayé d'en trouver mais personne n'a eu d'idées lumineuses. Alors au lieu de s'appeler x ou y, pourquoi pas Patrick Gauthier ? J'ai composé tous les morceaux à l'exception d'un titre écrit par le bassiste Philippe Bussonnet.

Nouveau groupe, nouvelle musique

Il y a eu quelques modifications dans la composition du groupe, de nouveaux musiciens apparaissent sur ton prochain album...
Oui. Les nouvelles personnes qui jouent dans le disque sont François Laizeau (batterie), puisque Antoine Paganotti nous a quittés. François Laizeau nous a vraiment gâtés et nous a offert sa musicalité diabolique. II a répété seulement deux jours avec nous et nous a terrassés. Il a une incroyable musicalité et une compréhension absolue. Je n'ai pas assez de mots forts pour le qualifier.

Quels sont les autres musiciens ?
Il y a aussi Pascal Maunoury, qui nous a stupéfaits en chantant un gospel qui s'intitule "The Good Book". C'est encore une rencontre sur le tard et une grande rencontre. Il avait joué un morceau, "I Must Return", avec Magma sur scène pour le vingt-cinquième anniversaire du groupe.
La composition de ce gospel est un peu ardue bien que, je l'espère, à l'écoute cela ne s'entende pas. Lui a su négocier les décalages rythmiques, toutes les complexités...
Il y a également Pierre Marcault aux percussions. Lui et François Laizeau se considèrent comme deux frères, c'est dire leur complicité. Quand Pierre vient jouer des percussions, il se déplace avec son camion. Il a des stands qu'il a fabriqués lui-même. Il y a Philippe Bussonnet à la basse qui n'a vraiment peur de rien...

Son son de basse n'est pas sans rappeler celui de Bernard Paganotti...
Oui, ou Janick Top. Il est très influencé par ce style et tant mieux. Philippe nous a de surcroît gratifiés d'un très beau morceau sur le disque. Les voix sont composées de Bénédicte Ragu et de Himiko Paganotti qui étaient déjà dans le disque précédent. Isabelle Feuillebois et Julie Vander (choristes de Magma) qui sont venues jouer et Stella Vander qui fait beaucoup de parties.

Stella fait aussi des parties "lead"...
Oui. Quand on a quelqu'un comme Stella on ne doit pas s'en priver.

Tu as aussi fait appel à une section de cuivres et à un trompettiste soliste...
Éric Mula est à la trompette en section, Christian Fourquet et Vincent "Turquoize" Chavagnac aux saxophones ténor et baryton. Le chorus de trompette est assuré par un ami qui s'appelle Xavier Descarpentries. II est très connu en tant qu'informaticien musical mais joue aussi merveilleusement de la trompette. Sa qualité première est de se placer extrêmement bien dans l'espace.

Mixage et production

Les mixages ont été réalisés par Francis Linon, Stella Vander et toi ?
Absolument. Francis Linon a effectué toutes les prises de sons et les mixages. Et c'est Stella Vander qui a produit le disque. Stella a été très présente. Elle est très précise et organisée et est dotée, de plus, d'une compréhension immédiate. Francis lui a fait des merveilles en terme de prises de son. Du coup, le mixage a été relativement facile. Tout avait été joué tel que cela devait être et on a donc pas pris le parti de mettre des effets partout. Il n'y a pas eu de remodelages.
De plus, Francis Linon a l'habitude de prises de sons de batterie avec Christian Vander ou Simon Goubert et de piano avec Emmanuel Borghi ou Michel Graillier.

Composer avec les musiciens

Est-ce que cette nouvelle production est dans la continuité de la précédente ?
En fait, le disque engrange un nouveau groupe qui lui même va engranger une autre façon de composer la musique pour moi par rapport aux gens qui viennent d'arriver.

Tu composes donc en fonction des gens avec lesquels tu joues ?
Oui, et de plus en plus. Je n'avais pas l'expérience d'un groupe. Je ne parle pas de Weidorje qui était un groupe que l'on avait monté Bernard Paganotti et moi. Aujourd'hui, je me fie de plus en plus aux gens que je rencontre. On tient compte des tessitures, du style de la personne et on a envie de composer pour elle. Il s'agit en fait de synthèses rapides : quelle voix j'ai entendue ? qui est là ? etc.

Un afro-zeuhl ?

L'écoute de ton dernier album fait penser à l'Afrique, à l'Occident, à une sorte de musique afro-zeuhl : les influences de Stravinsky, de Magma mais aussi des musiques que l'on qualifie aujourd'hui de world et en particulier des rythmes africains...
(rires) Peut-être, "affreux" zeuhl. Il y a en effet l'idée de voyage dans cet album. Le morceau "Hellespont" est significatif à cet égard. Hellespont c'est l'ancienne appellation du Bosphore, le canal qui sépare l'Orient et l'Occident. C'est presque un sentiment géographique pour ce morceau au moins. On part de l'Europe centrale puis on passe le Bosphore et on dépasse les plaines du Turkestan ; iI y a d'ailleurs une séquence que j'ai faite au Mac qui pourrait évoquer les derviches tourneurs... On revient ensuite au super Occident avec un chorus de trompette et un climat un peu mélangé, avec donc cette partie derviche tourneur et une batterie trompette qui pourrait évoquer le New York des années soixante, Miles Davis... Mais j'insiste sur le fait que ce n'est surtout pas de la world music. C'est beaucoup plus un voyage.
Quant à l'influence de Magma (zeuhl) et en particulier de Christian Vander, je le revendique haut et fort, c'est un modèle du genre.

Créations d'ethnies et world music

Pierre Marcault n'est pas étranger à l'ambiance ethnique que tu sembles apprécier ?
Son ethnie à lui, c'est Pierre Marcault. Bien qu'il joue des bougarabou, des instruments anciens de la Côte d'Ivoire... Avant qu'il ne joue sur Sur les Flots Verticaux je ne l'avais jamais entendu jouer. Je ne le connaissais même pas de nom. On s'est croisé et je l'ai invité à venir jouer. Et puis, il n'est jamais reparti donc ethniquement ça marche... Nous sommes tous des Pierre Marcault...
Je fais donc de la musique ethnique : l'ethnie Patrick Gauthier bien évidemment sans être le chef de l'ethnie et sans développer une nouvelle race ou une nouvelle population (rires).

Bébé Godzilla a marqué incontestablement le rock progressif français ne serait-ce que parce qu'il y a déjà une ouverture sur la musique d'ailleurs, notamment avec la présence de Steve Shehan. Il rassemble des musiciens qui ne font aucun compromis dans leur investissement personnel. Il était donc étonnant que tu ne continues pas dans cette veine...
Question intéressante ! Il fallait que je puisse former un groupe. À l'époque les amis qui y jouaient ne faisaient que passer. Je voulais vraiment un groupe. Bon, mais par la suite, j'ai recroisé des gens, j'en ai rencontré d'autres. Bébé Godzilla, c'était chaleureux et je voulais vraiment fixer cette chaleur en constituant un groupe à plein temps.

Dégager le terrain

Dans Le Morse tu laisses beaucoup de place aux autres musiciens et notamment à la batterie et aux percussions qui sont bien mixées en avant...
Je préconise ce type de pratique musicale. Il ne s'agit pas tant de laisser la place aux autres que d'arriver à dégager le terrain, de façon à ce que chacun puisse s'en emparer au moment où il le souhaite.

Entrer en résonance

II y a un travail colossal en amont de ce terrain que tu prépares ?
Oui. Cela a permis de tout enregistrer live, avec tous les micros ouverts. Il y a une prise de risque parce que si il y a une erreur il faut tout refaire. Mais quand l'on joue on ne pense pas forcément qu'il y a risque d'erreurs. Ainsi tous les instruments peuvent rentrer en résonance les uns avec les autres et c'est cela qui compte pour moi.

Ce choix de prise "live" engendre nécessairement une urgence du jeu, non ?
Rien n'a été remixé. On prend ainsi en compte toutes les nuances. Les voix et les cuivres ont été faits après pour des raisons d'acoustiques. Il y a donc un effet de direct. Pour moi, la question n'est pas de savoir si tel son sera plus ou moins fort mais où je vais le placer dans le paysage. Chaque élément a sa place par rapport aux autres. D'ailleurs, c'était curieux face à la console, on avait l'impression que l'on pourrait presque toucher le son.

Des séquences aux événements : de nouveaux territoires

Tu as utilisé les services d'un informaticien musical renommé dans le métier, Xavier Descarpentries, pour faire un solo de trompette et tu as assuré toi-même l'intégralité des plages nécessitant l'informatique ?
J'ai réalisé toute la programmation et on a enregistré live avec le quartet, avec le Macintosh dans le casque. Le Mac est donc comme un musicien à part entière. Il produit plus des événements que des séquences.

Peux-tu préciser ce que tu entends par "événements" ?
Le Macintosh tel que je l'utilise ne vaut que pour ce qu'il joue et non pour ce qu'il tient. Il ne remplace ni une batterie ni une basse, il n'est pas calibré sur la section rythmique. Il est calibré comme un soliste avec des effets que l'on ne peut faire qu'avec un ordinateur. Par exemple, la prise en compte du temps est extrêmement rapide ou très très lente. Lui même se produit donc comme événement. J'aime bien travailler avec des programmations rapides ou lentes qui produisent un bel effet même avec le son le plus pauvre du monde. L'ordinateur peut calculer le temps de façon microscopique ou macroscopique, on peut ainsi ne plus penser en terme de son que l'on utilise comme une séquence mais en terme d'événement pur. La qualité première de l'ordinateur est le calcul. Je pense qu'ainsi utilisé, l'ordinateur ouvre vers un autre type de territoire qui n'a rien à voir avec une séquence rythmique ou avec un type particulier d'utilisation du son. Le calcul bouleverse donc le moule temporel de la séquence.

Écriture pour trois voix

Les voix ont une place prépondérante dans la musique que tu composes aujourd'hui ?
La nouveauté sur Sur les Flots Verticaux pour moi c'était beaucoup plus la découverte des voix, du travail des voix. Je voulais travailler avec trois voix parce que cela permet une écriture plus mobile. Le travail vocal a été formidable. J'ai beaucoup appris sur l'émission des sons. Nous sommes, nous pianistes, assez limités dans ce domaine ; on a beaucoup de résonance, beaucoup d'harmoniques, c'est un instrument complet, orchestral. La voix, elle, est très singulière, riche, c'est très particulier. Elle a à voir avec un saxophone, une clarinette, un basson, par exemple. C'est un problème de souffle plus que d'archet. Au piano on module dans les résonances, les harmonies, tandis que la voix pulse plus le son. À cet égard, elle est plus sensible, si elle est fatiguée cela s'entend. On est plus du côté de l'humain.
Je crois qu'il y a aussi aujourd'hui, pour moi, une volonté de travailler non pas avec quatre ou deux mais bien trois voix. J'y ai développé un rapport particulier. Quatre voix c'est la basse, l'alto, le soprano et le ténor, dans le schéma classique. Les trois voix permettent de se situer sur un autre plan de consistance. L'écriture est beaucoup plus libre que pour celle d'un quatuor. Les trois voix créent donc une ambiance spécifique qui n'est ni une chorale, ni un quatuor... Je me sens très à l'aise là-dedans. De plus, les voix a cappella à trois sont plus aisées qu'à deux.

De fait, tu étais à bonne école avec Magma en terme de travail vocal, les parties de voix étaient particulièrement ardues ?
Tu sais dans Magma les parties de pianos sont aussi difficiles que les parties de voix. Ce n'est pas une histoire de souffle mais de conviction. Là où Magma excelle, c'est dans la longueur des compositions. Le piano faisant partie des familles rythmiques, en ce sens, tu peux faiblir aussi. La question du souffle est donc valable pour tout le monde. Enfin, tant mieux si c'est long. Parfois ça dure vingt minutes et tu te dis c'est con c'est déjà fini ! Pour en revenir à la voix, il est vrai qu'elle peut être rythmique et nécessite aussi du souffle... Ce qui permet d'imaginer la difficulté !

Certaines radieuses parties de voix du prochain CD semblent influencées par Steve Reich...?
Oui, peut-être. Ce qui est sûr c'est que j'ai été très à l'écoute de Reich, de Philip Glass aussi ; ce type de répétition que l'on peut effectivement faire à trois voix, en canon ; qui forme la polyrythmie et la poly-mélodie.

Tu as effectivement accentué le travail sur la polyrythmie et sur les polyphonies. De fait, Le Morse devient un album ou les musiciens semblent constamment en déséquilibre ?
Tu prends cinq déséquilibres, tu obtiens un équilibre. C'est peut-être ça l'intérêt.

Utilisation du piano en espace compossible

Tes parties de piano sont très en mouvement, parfois même on peut penser à Mac Coy Tyner bien que très rapidement on soit ramené à ta façon très particulière de jouer et d'harmoniser.
Je suis très touché de la comparaison... Dans ce disque, je ne fais qu'un seul solo de seize mesures. Sur scène, on développe plus. La qualité de l'interprétation collective est l'essentielle; le reste n'a aucune importance. Je me considère comme un soliste à part entière mais si ça ne s'impose pas ce n'est pas la peine.

Libérateur d'énergie

Ton grand savoir est d'arriver à faire sortir le maximum des personnes avec lesquelles tu joues. Et c'est ce qui est apparu dès Bébé Godzilla où Richard Pinhas, Christian Vander et d'autres donnent le meilleur d'eux-mêmes.
(sourire) Pour le morceau "Le Morse", j'ai entendu Himiko Paganotti chanter avec un timbre particulier de type japonais. Je n'étais pas sur qu'elle avait produit cette note, je croyais que ce son venait de dehors. Je lui ai demandé de développer ce timbre. J'ai pu capter son improvisation et ensuite elle a construit librement avec ce timbre.
Quelque chose de similaire s'est produit pour le morceau composé par Philippe Bussonnet. Il m'avait fait entendre une pièce que j'aimais bien. Je lui ai demandé de travailler dessus. Il est revenu et avait coupé une partie de sa production et je lui ai dit que c'était une des meilleures parties. Alors on a remonté le morceau.

La marque Gauthier

Ce que l'on peut dire en tout cas c'est que quelques soient les sons que tu utilises ou les personnes avec lesquelles tu joues, on reconnaît toujours ta marque...
Je le souhaite en tout cas. Il y a un rapport particulier avec ce groupe qui peut être assimilé à un quartet de jazz bien que nous n'en jouions pas. Cela dit nous pouvons sonner aussi ternaire et les influences jazz sont évidentes.

De la pauvreté

On passe de Sur les Flots Verticaux à Le Morse, y a-t-il un lien entre ces titres ?
C'est toujours poétique, complètement. On essaie de faire en sorte qu'il y ait du sens. "Le Morse" c'est le titre d'un des morceaux qui réserve une surprise à la fin. En effet, il y a un langage très riche au début du titre qui se transforme en langage très pauvre qu'est le morse c'est-à-dire point-trait-trait-point. L'idée est la suivante : comment un langage très pauvre pourrait-il devenir très riche ? Ça peut être un clin d'œil, un sourire, une façon de poser la note ensemble... Il s'agit d'un appauvrissement volontaire d'une vie qui serait très riche. Je pense qu'aujourd'hui il va falloir développer beaucoup plus la pauvreté que la richesse, c'est une question de survie ; il faut faire de la récupération maintenant. Comment inventer des systèmes performants très riches à partir du langage de base le plus simple du monde. C'est pour cela que je n'aime pas le rap, parce que c'est un langage pauvre qui devient riche (rire). Je suis dans le processus inverse.

Point-trait-trait-point

Tu dis que tu as mis l'accent sur la pauvreté de la composition dans ta dernière réalisation et pourtant tout montre l'inverse...
Le morse c'est vraiment l'image d'un langage très pauvre. Ce ne sont pas les langages les plus riches qui sont les plus intéressants. C'est l'idée de l'entropie, plus il y a de richesses plus il y a déperdition et appauvrissement. C'est un paradoxe. Pour être honnête, ce morceau n'a été fait que pour la fin. Il y a des gens qui composent avec de grand final pour sanctifier ce qui a été fait avant, ce morceau est la démarche inverse.

Deuxième partie

L'eutuchè

Patrick Gauthier traverse avec fulgurance le milieu musical de ces vingt dernières années. Les étapes principales ont pour nom Richard Pinhas et Heldon, Christian Vander et Magma, Bernard Paganotti et Weidorje. De Jacques Higelin à Youssou'n Dour, de Alien à Aldo Romano, le pianiste français déconcerte par son éclectisme. Il déroule, dans cette seconde partie de l'entretien, le fil rouge de son étonnante carrière en montrant comment soif d'apprendre et musiques vitales ont fait naître la magie. Patrick Gauthier retrace, son parcours atypique, ses rencontres. Il nous promène à travers les coulisses, fait part des alchimies des grands, débusque trompe-l'œil et faux semblant, livre sentiments et réflexions sur l'actualité de la musique. Reste l'humaine rencontre. La plus importante sans doute : celle qui fait vivre la musique.

Nomadisme Higelin

Dix ans donc se sont passés entre Bébé Godzilla, ton premier album, et la parution de Sur les Flots Verticaux, qu'as-tu fait entre-temps ?
J'ai fait pas mal de choses. J'ai eu la chance de travailler avec Jacques Higelin pendant cinq ans et de faire beaucoup de voyages avec lui.

L'Afrique

Tu as découvert l'Afrique, notamment ?
Oui, essentiellement. C'est la plus belle tournée que j'aie faite dans ma vie. Nous avons été au Zaïre, Cameroun, Togo, Côte d'Ivoire, Sénégal. Dans ce dernier pays, j'ai pu d'ailleurs jouer avec Youssou'n Dour, par exemple. Ensuite, je n'ai pas laissé en suspend mon contact avec la musique africaine, puisque j'ai travaillé avec le musicien camerounais San Fantomas. Nous avons été au bout du monde, dans les îles... La Réunion, Les Antilles... Du nomadisme!

Tu es donc parti longtemps...
Oui, très longtemps. Et puis tout ce que j'avais laissé à la maison, notamment le travail que j'avais fait sur la musique classique, je l'ai repris ensuite, au vol. Cela a donné ce groupe et Sur les Flots Verticaux.

Tu faisais partie d'un des groupes les plus brillants du moment avec Higelin au Casino de Paris avec notamment Didier Malherbe aux saxophones, les frères Guillard aux vents, Éric Serra à la basse... Comment cela s'est passé avec Higelin ? Tu parlais de nomadisme ?
Le nomadisme avec Jacques Higelin, c'est parfait. Il est très rapide. C'est un réel improvisateur. C'est pourquoi je suis resté si longtemps. Il ne s'agit pas d'un show de variété... On a eu la possibilité de se promener, de gagner beaucoup d'argent et d'être au cœur de l'improvisation. Lui est très fort pour cet exercice. Il n'a pas peur et n'est pas figé.

Du pur hasard

Comment s'est effectué ce passage du groupe Weidorje que tu avais monté, au travail avec Higelin ? Et qu'est-ce qui fait que tu aies arrangé et signé des morceaux pour lui ?
Je crois que c'est du pur hasard. Je pense que le pur hasard est très présent. Higelin est un acteur depuis très longtemps. C'est facile de faire du pur hasard avec des gens qui sont déjà des acteurs. II n'y a pas de question à se poser : on y participe ou pas ! Si on décide de le faire et d'être nous-même acteur, on peut jouer la pièce pendant très longtemps. Ensuite, on peut aussi décider de voler de ses propres ailes, ce que j'essaie de faire.

Musicien acteur

Cette période-là correspond donc à une volonté de ta part d'être musicien acteur...
Oui, je me suis dit pourquoi pas. Je dirais que, de la même façon, le choix de travailler sous mon propre nom est du pur hasard. Ce qui est important c'est que, quoi qu'il en soit, cela reste sous le signe collectif ; qu'il s'agisse d'une musique à partager. ]e dis toujours que je ne suis pas propriétaire de ma musique. Elle n'est valable que si je peux la partager avec des gens. Sinon cela ne m'intéresse pas, sauf peut-être à faire un projet particulier pour cultiver l'idéal du Moi - ce qui peut être une bonne chose ! L'important, c'est le scénario !

Renversement critique

Vois-tu une parenté fondamentale entre Bébé Godzilla et Sur les Flots Verticaux Ou est-ce une autre étape ?
Bébé Godzilla reposait plus sur moi-même. C'était le premier disque sous mon nom ! Et j'avais invité plein de gens. Mais l'écriture était assez formalisée. Dans l'album suivant, il s'agit plus d'un renversement critique. Je me suis dit : "continuons à avoir une base très composée particulière, ma signature, mais au lieu d'inviter plein de gens, vivons plutôt ce que je propose directement avec les gens." Qu'ils puissent s'emparer de la chose et qu'ils puissent devenir "acteurs", immédiatement sans a priori, sans questionnement... On ne peut, à ce niveau, me classer en espèce, en genre. On peut juste faire une géographie ou une cartographie, on peut aussi faire des archives ! Cela dit il faut que cela soit suffisamment ouvert pour que l'on ait pas de questions à se poser.

Que signifie "ne pas avoir de questions à se poser" ?
Simplement ne pas se demander d'où l'on vient, quelles sont mes préférences musicales etc. Bref, c'est là encore simplement du pur hasard. Ce n'est que du déterminisme !

Un projet politique ?

Mais là le hasard fait-il nécessité ?
Oui. Il s'agit d'une entreprise chaotique avec le maximum de déterminisme si possible... Et ça a marché ! On a réussi à créer ce type d'instance paradoxale entre le corps social - avec des musiciens - et un compositeur qui ne serait pas propriétaire de sa musique, aussi travaillée soit-elle...

Tu proposes donc une démarche spécifique aux musiciens avec lesquels tu travailles, connectée à la musique que tu écris ? Est ce un projet politique ? Comment résous-tu la question économique ?
J'aimerais bien salarier tous les gens qui jouent sous mon nom, moi le premier, ça serait le rêve ! Les conditions de production sont bonnes puisque nous sommes chez Seventh Records. Pour l'enregistrement, c'est parfait ; pour la distribution on n'a pas de problème non plus. Au niveau de l'investissement de chacun, on pourrait parler de prix à payer pour que chacun reste ensemble, pour rester dans la gratuité absolue. C'est comme les grèves de décembre 1995. Les gens perdaient leur salaire et se battaient pour une collectivité et pour une sorte d'appréhension politique d'eux-mêmes très forte. Nous sommes un groupe pauvre mais riche par notre détermination !

Rencontre et amitié

La musique que tu produis provient avant tout de rencontres, non ?
Je ne dirais pas que c'est la seule chose qui m'intéresse, mais presque !

Tu disais que tu avais rencontré Pierre Marcault, le percussionniste, par hasard. S'il avait joué une musique que tu n'aimais pas, l'aurais-tu quand même pris dans ton groupe ?
Un exemple éclairera ma démarche. Il n'y a pas si longtemps, j'ai fait des concerts de hardcore punk avec un ami qui est mon professeur de karaté ; son groupe s'appelle la Soupe aux Clous... On a fait des concerts, une télévision...
Voilà, avec des gens sans compromis, sans entrave, avec la solidarité des gens qui sont prêts à partir tout de suite, on fait des choses merveilleuses...

Cette dimension est donc primordiale ?
Oui, en plus c'est souvent pour toujours. J'ai eu la chance de commencer la musique avec Richard Pinhas - qui est mon ami suprême d'enfance -, j'ai donc toujours vécu la musique sous le signe de l'amitié. Ce serait absolument inconcevable que ça s'arrête comme cela. Et puis, il y a eu Christian Vander... Et d'autres personnes.

Formation et "eutuchè"

Tu as eu une formation musicale classique ?
Oui, mais je n'ai pas fait le conservatoire. J'ai eu un professeur de piano de quartier "fin des années soixante". Mes parents jouaient de la musique comme cela : chaleur familiale-accordéon. Ma mère était pianiste et mon frère organiste. Mon frère a commencé à faire de la musique en semi-professionnel. Je me destinais à la philosophie. J'aurais pu être professeur dans un C.E.S. au fin fond de ce que tu veux... Là encore pur hasard et destin ont fait de moi un musicien.

Il y a quand même bien un moment des choix que l'on opère, non ?
Oui. Mais j'ai été tiraillé par mes amis. D'abord Richard Pinhas qui a commencé à me faire jouer, puis ma rencontre avec Christian Vander et Magma, et là je me suis dit si c'est vraiment cela la musique alors je fonce directement ! Dans ce cas, c'est la musique qui prend la décision pour toi ! Sous le signe de gens comme Richard et Christian, c'est quand même le grand bonheur ! J'ai eu de la chance dans mon destin, la eutuchè comme on dit en grec ancien. J'ai eu de la chance dans la distribution des lots divins...

Son anglais des années soixante et jazz

Tu as donc bénéficié du chemin de ton frère aîné au piano et de ta rencontre avec le blues...
Oui, complètement. Et aussi Boogie Woogie, Memphis Slim. Après j'ai connu Champion Jack Dupree, Clapton, les Yardbirds, The Cream, Hendrix... le son anglais des années soixante.

Pourquoi avoir choisi le piano et non la guitare puisque tu préférais le blues au jazz ?
En effet, Peter Green, Jimmy Page... Mais la guitare n'était pas mon instrument. Je crois que c'est une appréhension physique. Aujourd'hui quand je touche une guitare, ça me fait mal aux doigts, je n'ai pas ce problème avec le piano. J'ai commencé vers cinq ans.
Assez curieusement, c'est Richard Pinhas qui m'a fait écouter le premier disque de jazz ternaire alors qu'il n'est vraiment pas là-dedans. C'est plus tard que j'ai entendu Coltrane. Le premier truc ternaire que j'ai entendu c'était donc Lifetime, le groupe de Mac Laughlin avec Tony Williams et Larry Young (orgue Hammond) qui jouait avec sa chechia et ses babouches. Et là, je suis tombé et je me suis dit si c'est ça jazz et le ternaire, il faut que j'aille voir. Mais en regardant de plus près on voit que le meilleur ami de Ginger Baker (Cream) était Elvin Jones (batteur de Coltrane).

Influences

Y a-t-il eu des pianistes qui t'ont particulièrement influencé ?
J'ai craqué sur Keith Emerson avec les Nice. Quand j'ai entendu "America" de Bernstein, j'ai vraiment adoré. Ce rapport à la musique classique...

Ton premier album a tout de suite été mis dans les bacs rock progressif, ce genre ne t'est donc pas étranger...
Je connais bien ce style. J'aimais Van Der Graaf Generator, Ratledge et Robert Wyatt de Soft Machine. Je les ai adorés, j'ai vu les Soft Machine de nombreuses fois. D'ailleurs tout se recoupe. Ils ont intégré des sections de cuivres, Elton Dean etc. Tous ces gens ont fait le travail pour les générations d'après, dont moi. Et après, ça devenait naturel que je me retrouve impliqué dans le jazz par ce biais là plus que par une éducation purement jazz ou classique. J'ai été amené au classique par un autre biais. je suis donc indépendant par rapport au classique.

Formation et question de peau

Que veux-tu dire ? Quelle est cette notion "d'indépendance" par rapport à la musique classique ?
D'abord, je n'ai pas eu une formation au conservatoire, c'est d'ailleurs peut-être ce qui m'a sauvé. II y a des ponts entre le jazz, le classique, la pop, la musique ethnique... J'ai ensuite rencontré Christian Vander qui est complètement indépendant avec la musique classique. "L'indépendance", c'est lorsque l'on n'entend pas systématiquement des règles ou des fonctionnements techniques de la musique. Le travail sonore et de résonances en est facilité. On peut donc plus travailler sur ce qui nous fait vibrer. On peut ainsi plus être dans les harmoniques que dans l'accord. Christian Vander est le parfait exemple de quelqu'un qui a parfaitement synthétisé les avancées musicales, qui a opéré une synthèse disjonctive, ouverte. Il a d'ailleurs tout un discours sur Stravinsky, les musiques classiques fortes et établit un pont entre eux et ce que représente Coltrane avec ses accords ouverts. L'éducation rudimentaire sur le terrain avec ses oreilles et sa peau est essentielle. Tous les compositeurs qui m'intéressent en classique sont des gens qui ont réussi la synthèse des deux.

Par exemple ?
Dutilleux est un compositeur indépendant, élevé dans le son de Debussy et de Stravinsky et qui arrive à produire une musique de "peau". C'est sa peau qui joue et non celle de Debussy, tout comme le font Christian Vander et Richard Pinhas.

Ce sont donc des couleurs de peau (titre de l'album de Simon Goubert paru chez Seventh Records) ?
Oui. Et Simon Goubert aussi... Ta remarque est bonne. Ce que fait le groupe Welcome est très intéressant ; ils jouent à deux batteries, deux basses... Le fait de se grouper permet d'échapper aux influences trop fortes. Lorsque l'on est à deux, on peut plus lutter que lorsqu'on est seul. C'est le même phénomène lorsqu'on écrit des livres à deux.

Combat

La musique est une lutte ? Ou la création en général ?
C'est plutôt un combat. Je pense que la création est plutôt un phénomène solitaire, mais mieux vaut être deux ou plus pour le faire ensemble...

Compositions labyrinthiques

Il y a un apparent paradoxe, non ? Peut-être peux-tu nous dire quelle est, selon toi, la qualité première d'un compositeur avant de t'expliquer sur le paradoxe ?
C'est avant tout son intuition. Et cela dépasse largement son savoir ou sa curiosité d'écriture. J'essaie pour ma part de construire un labyrinthe dont on ne sort pas. C'est une utopie du milieu que je développe.

Pourtant la musique que tu proposes aujourd'hui semble aller droit au but...?
Cette musique doit être jouée et pas seulement composée. C'est pour cela que ce labyrinthe permet que chacun soit perdu au même moment et est façonné aussi pour que l'on se retrouve ensuite. On peut donc le jouer ainsi sur scène, ce que nous avons déjà fait au Passage du Nord-Ouest et au New Morning à Paris. On ne se pose pas la question de savoir de quel type est la mesure etc. La qualité première pour jouer dans ce groupe, c'est l'intuition. Les choses se mettent en place intuitivement. Même si certaines parties sont écrites, il faut de l'intuition pour l'interpréter. J'ai donné quelques partitions à François Laizeau (batterie) trois jours avant l'enregistrement, mais il s'agit beaucoup plus de diagrammes ou de cartes que de rigidités. On fait plus une musique basée sur l'intuition collective, ou mieux, sur une hallucination collective.

Paradoxe et contradiction

Et en ce qui concerne le paradoxe que tu présentais...?
Le paradoxe est essentiel mais il y a aussi les contradictions. Il faut arriver à transformer les contradictions en paradoxes. Il faut tout le temps avoir un engagement paradoxal sinon on meurt. Je pense que dans ces temps difficiles où ça commence à barder, il est nécessaire de se resserrer, de tenir ensemble. On a déjà épuisé toutes les formules narcissiques ou rituelles. C'est la raison pour laquelle on peut fonder une ethnie à deux ou à trois qui n'a pas de compte à rendre à une autre ethnie. En revanche, on peut attraper toutes les qualités de l'ethnie d'à côté. Mais je pense réellement que le narcissisme en musique est fini.

Rigueur ou tyrannie ?
Pourtant, si on pense à des grands de la musique comme James Brown, Frank Zappa ou John Mac Laughlin qui ont des personnalités très fortes et sont connu pour avoir un côté "dirigiste" voire "dictateur", ils ne semblent pas avoir boudé le narcissisme.
Je crois qu'il n'y a pas à proprement parler de narcissisme dans ces cas. Zappa, par exemple, était connu pour sa rigueur. On peut dire que Zappa a mis en acte des gens. Quand je pense à Zappa, je pense à toutes les personnes qui sont passées dans ses formations : Ainsley Dunbar, Ian Underwood, Don Preston, George Duke qui n'a jamais aussi bien joué qu'avec Zappa. Donc Zappa a d'abord mis en avant des actes et de la rigueur et cela n'a rien avoir avec la paranoïa ou le narcissisme. C'était un acteur principal, il mettait en forme les choses dans la direction où elles pouvaient aller. C'est un des rares qui, à chaque tournée, avait un répertoire différent sur trois heures de concert, toujours aussi magnifique... J'ai eu le chance de le voir sur scène de nombreuses fois, c'était génial. Christian Vander est lui aussi d'une rigueur absolue. C'est le type le plus tendre que j'aie côtoyé dans le cadre du travail. "Tendre" au sens où là où il t'attend c'est plus de l'amour que de la hiérarchie ou de la punition comme les fameux cinq dollars de James Brown à chaque erreur d'un musicien. Pour James Brown, je pense que c'était plus de l'humour.

Comment jouer sa musique

Souvent, on pense que Christian Vander règne en maître sur Magma, on prétend qu'il est une sorte de tyran...
C'est tellement faux. Il a simplement une rigueur absolue, d'abord la sienne. Christian donne des indications ; il ne pousse pas les gens à jouer sa musique d'une façon formelle. Il apprend beaucoup comment jouer sa musique, ce qui est totalement différent. Cela peut te servir tant pour jouer sa musique que pour jouer la tienne. C'est comme cela que l'on peut être un bon tyran. Il faut relire Platon ! Je suis confronté à ce type de problème. Ce qui m'intéresse, c'est comment jouer cette musique. La question n'est pas qui joue quoi et pourquoi tu joues ça.
D'ailleurs lorsque l'on a fait des concerts avec ma formation, on nous disait toujours que nous étions agréables à regarder ; ce qui montre que ça a marché. Comment jouer cette musique c'est la seule question à se poser.

Parcours
Le premier disque

Revenons sur tes débuts dans la musique. Quel est le premier disque sur lequel tu as joué ?
Les premières séances, je les ai faites avec Pierre Barouh, fondateur de Saravah. Sinon, vraiment le premier disque c'était avec Richard Pinhas : Schizo. C'est là où j'ai eu l'occasion de composer mon premier morceau : "Torcol".

Quel regard as-tu sur tes premières compositions ?
J'aime bien ! En plus, c'était joué live avec les frères Roussel. Je pense sincèrement que tout ce que j'ai fait avec Richard est bien. Pour la simple et bonne raison que je l'aime...

Pinhas... Une histoire d'amour

Richard Pinhas est quelqu'un d'important pour toi !
Oui. Je l'ai rencontré au premier festival pop parisien en 1967. II y avait les Cream, Pretty Things etc. C'était un copain de mon grand frère. Il m'a dit d'aller jouer avec mes petits copains et de le lâcher... C'est une histoire vraie ! Étant voisin, on s'est fréquenté et je lui ai dit un jour : "moi je joue du piano blues" ; on a commencé à faire des jam dans des clubs. Richard jouait dans le groupe Blues Convention avec Klaus Blasquiz. C'est comme cela que je l'ai rencontré et que j'ai croisé le groupe Magma qui commençait dans les années soixante-dix.

Relais vitaux

Tu as toujours joué avec Richard Pinhas ? Et tu as découvert le Minimoog...
Oui. J'ai fait pas mal d'album avec lui. Le Minimoog, c'est une histoire que j'ai partagé surtout avec Benoît Widemann. On était très impliqué dans ce que faisait Jan Hammer. Surtout sur son First Seven Days et Melodies. Et comme par hasard, il travaillait avec Elvin Jones donc pour nous c'était un mélange absolu... Il n'y a que des relais en fait, il ne faut pas se tromper dans les relais. On avait bon tout le temps : Jan Hammer, Elvin Jones, Klaus Blasquiz, Richard Pinhas, Christian Vander, Magma, Coltrane.

Naissance de Wernhem Zaccariah ou l'épopée magmaïenne

Récemment dans une interview, tu disais que c'était à la suite du départ de Jean-Pol Asseline que tu as été amené à prendre les claviers dans Magma. Je crois que tu as fait quelques répétitions et que tu t'es retrouvé très rapidement sur scène ?
C'est juste.

Peux-tu évoquer cette expérience Magma ? Qu'en as-tu gardé aujourd'hui ?
Pour moi, Magma est comme un rêve. Mon histoire avec Magma n'est pas finie je suis toujours impliqué dedans. Ce n'est pas un hasard s'ils me produisent aujourd'hui. De toute façon Magma c'est maintenant, ce n'est ni avant, ni après ; la musique de Christian Vander est au présent.

Pourrais-tu qualifier la musique de Magma ?
On parlait beaucoup de "combat" mais pas au sens péjoratif du terme. Tu sais, à l'époque, il n'y avait pas de circuit de concerts en France. Et c'est réellement à partir de ce groupe qu'il s'est fabriqué ; Magma suscitait un tel engouement. Tout a été créé en même temps à cette époque-là, il n'y avait rien. Et tout a été fait sous le signe de Magma.

Magma était avant tout une musique de scène ?
Les deux. Mais sur scène c'était particulièrement impressionnant. Notamment le Magma que j'ai vu sur scène avant d'y entrer. Cela a été très important. Que tu sois dedans ou à l'extérieur c'est aussi fort. Il se trouve que par pur hasard j'ai été impliqué dans l'aventure mais c'était aussi bien de l'extérieur, d'aller les écouter. Les gens qui n'étaient même pas habilités à l'époque à organiser des concerts, se sont improvisés organisateurs de concert. Bon, il y avait d'autres groupes, mais Magma était le plus redoutable. Tout un circuit a été créé pour Magma, un monde entier, c'est certain ! Comme il y avait tout à faire l'expérience était géniale.

Tu es donc resté deux ans dans Magna...
Oui, je suis rentré en 1975, puis j'ai refait un petit tour dans les années 1984 pendant un an et j'ai participé aux Voix de Magma, c'était génial.

Alien et Aldo Romano

Dans Bébé Godzilla, tu avais réussi le tour de force de réunir les musiciens français les plus prestigieux : Richard Pinhas (qui a produit l'album), Christian Vander, Bernard Paganotti, Steve Shehan peu connu du grand public à l'époque, Aldo Romano. La présence du grand batteur de jazz qu'est Aldo Romano a surpris beaucoup de personnes à la sortie du disque.
Oui, Aldo Romano est un grand jazzman ; ce qui n'est pas mon cas. Aldo Romano écrit de très belles chansons aussi. À l'époque on travaillait avec une formule intéressante qui était basse/batterie (Dominique Bertram, Christian Vander) et trois pianos (Jean-Pierre Fouquey, Benoît Widemann et Patrick Gauthier) c'était Alien ! ]e crois que cette formule était novatrice. Aldo est passé et a été séduit. Il nous a engagés, mais son projet n'était pas vraiment jazz. Aldo Romano est non seulement un très grand batteur qui a pu jouer avec tous les grands musiciens de jazz (Keith Jarrett...), mais c'est aussi un très bon mélodiste.
Également sur Bébé Godzilla, j'avais rassemblé cinq Minimoogs et je jouais du piano. On avait fait la séance ensemble à Davout avec Aldo Romano et Dominique Bertram. C'était une sorte de big band de Minimoogs où je voulais que tout le monde "choruse" en même temps à la fin.

Rapport au jazz

Quel rapport entretiens-tu avec le jazz ?
J'ai été très influencé par MacCoy Tyner (pianiste de Coltrane) et d'autres comme Wynton Kelly, Red Garland, Bill Evans... Je ne suis pas spécialement un jazzman même si j'ai travaillé ce genre comme beaucoup d'autres ! En fait quand je jouais dans Heldon, j'ai découvert une approche différente de la musique et cela m'a radicalement ouvert. Pour moi le jazz est plus une pratique de vie qu'une façon de faire de la musique.
Toutes ces rencontres se sont produites grâce à Jacqueline Ferrari qui tenait le River Bop, un des meilleurs clubs de jazz où il y avait des croisements particuliers qui permettait des élans synthétiques et créatifs.

Des synthétiseurs au piano

Tu utilisais beaucoup les synthés, entre autre sur Bébé Godzilla. Dans Sur les Flots Verticaux et sur le nouveau disque tu es revenu essentiellement au piano pur. Pourquoi?
Tu sais, j'ai toujours été pianiste. Ce n'est pas une plus-value que de rejouer du piano ; je n'ai jamais arrêté. C'est l'instrument que j'aime le plus jouer.

Le temps des synthés

Est-ce la continuité logique de ton travail sur les premiers synthés modulaires ?
Les synthés modulaires, c'est-à-dire les multiples boites à outils du genre Moog 15 Emu etc., je les ai connus grâce à Richard Pinhas. Lui s'en est servi tout de suite. Moi, j'avais plutôt des synthés "boîte à outils unique" du genre Minimoog, Memory Moog, j'ai joué avec un Matrix12 Oberheim. Je me suis vraiment ruiné avec ce dernier synthé. En me rappelant des prix, j'ai encore des frissons, ça devait coûter presque cinquante mille francs à l'époque. Je n'ai connu que ces types de synthés du monodique au polyphonique.

Qu'est-ce qui t'intéressait dans ces synthés ? La recherche sonore ?
Je crois que la première fois que j'ai entendu le Minimoog je devais être aussi surpris que Robert Moog l'a été quand il a découvert sa création. Il a du se dire : "Que va-t-on en faire ? En tout cas ça sonne très bien ! ". Eh bien, moi je me suis dit la même chose. L'utilisation de cet instrument c'est autre chose. Malheureusement, l'usage des synthés est vite tombé dans l'imitation de la guitare, ce qui était tout bonnement insupportable. Tout le monde a voulu imiter Jan Hammer ou pire le guitariste de l'immeuble d'à-côté, ce qui n'était pas très drôle.
Dès les années quatre-vingt, les trucs comme le DX7, c'était "out", c'est-à-dire qu'au niveau de la conception technique c'était bien trop compliqué pour moi. De plus, ça n'avait pas la chaleur de ce que l'on avait connu avec le Minimoog ou l'Emu. Le PPG était aussi une machine formidable bien qu'elle ne marche jamais... Le pianiste hollandais Jasper Van Hoft a fait des choses magnifiques avec le PPG. J'ai très vite décroché...

Chaleur synthétisée

Que reprochais-tu aux machines de la génération d'après ?
Je ne sais pas trop. Je crois que j'avais eu une première impression incroyable du Minimoog... Une scène primitive je dirais ! Je ne veux pas parler de l'utilisation qu'on a pu en faire où l'on est vite tombé dans la vulgarité absolue. Des groupes comme Kraftwerk, Tangerine Dream ou Heldon ont toujours su exploiter les sons par eux-mêmes, séquencés ou non. Il y a eu aussi une tendance à la vulgarisation absolue de la musique qui a été préjudiciable. Les fabricants ont collé à ce qui existe de plus dégueulasse dans les synthétiseurs. Ils ont fait des tentatives par la suite pour remettre des faces avant. Je crois que l'entrée immédiate - tourner un bouton et ça marche - c'est important. Il fallait revenir à la bêtise des premiers utilisateurs comme moi avec toute la chaleur qu'elle procurait...

Les synthèses FM etc. ne venaient plus servir ta musique ?
C'est pour cela certainement que je suis revenu au piano très vite. Bon, il n'empêche qu'aujourd'hui je travaille avec des Korg M1, des D110, D220. Je navigue à vue avec ces histoires ; elles m'intéressent moins.

Tu crées des sons avec ces machines ?
Je me rappelle d'un expandeur qui me plaisait bien, le MKS20 avec des sons de piano Steinway, Bösenforder etc... tu te dis c'est génial avec un bon clavier midi maître ! Ça a l'avantage d'être léger à transporter et ça s'installe très vite. Mais en terme de fabrication des sons, il y a un point de rupture où ça ne marche plus du tout.

Tu n'as jamais été un apprenti sorcier des sons à partir des filtres ou des oscillateurs ?
Si, les oscillateurs sont mes copains ! C'est peut-être ce que l'on a le plus perdu dans l'histoire. Comme on a perdu la facilité d'accès, on ne peut pas la retrouver comme cela ; c'est trop tard. Tous les gens qui ont créé des synthétiseurs charnels comme Oberheim se sont tous fait virer de leur boîte, ce n'est tout de même pas un hasard, non ? Je ne préconise pas la lutte contre les japonais mais bon...!

Le Korg Ml est un synthétiseur que l'on a exploité partout, comment utilises-tu ce type d'instrument ?
Par des biais absolument incroyables... Je fais sauter l'instrument avec de l'explosif et puis voilà ! Le M 1 est pratique à transporter, il a une petite imitation de piano mais je le déteste, en fait. Pourtant je fais des concerts avec et je suis bien content de l'avoir. Je n'ai pas les moyens d'avoir autres choses.

Messiaen : l'échantillonneur absolu

Tu t'intéresses aux programmations, à l'échantillonnage ?
Je n'ai pas eu de sampler. Pour moi l'idée absolue du sampler c'est Olivier Messiaen ! Avec son béret, à la campagne, en train de noter des chants d'oiseaux à la vitesse de la lumière... On ne peut pas lutter avec Olivier Messiaen, c'est le sampler absolu. Non je n'utilise pas d'échantillonneur.
Pour reparler de synthés et de technique, Richard Pinhas, par exemple, a toujours eu une approche charnelle de la technique, c'est ce type d'approche de la technique et des machines qui m'intéresse.

Univers compossible

Tu as beaucoup appris à son contact de ce point de vue là ?
Bien sûr. Il me reposait de la musique que je faisais ailleurs.

Est-ce la raison pour laquelle tu as beaucoup navigué à travers les musiques et les formations ?
Oui, on peut le dire comme cela. C'est comme dans la Science-Fiction, il y a des univers compossibles. Il n'y a pas de danger d'une part ou d'autres.

L'espace de Bartok

Tu as joué des parties plus répétitives avec Magma ou Heldon que tu ne le fais maintenant...
Je résumerais en disant qu'il faut que je puisse me retrouver dans un univers compossible. C'est-à-dire dans une multispatialité. L'intérêt du jazz est bien là ; c'est de se retrouver dans un cadre où on peut vraiment se promener ; il n'y a jamais de place fixe, c'est une musique improvisée qui ouvre une voie royale.
Une histoire à ce propos ! Bartok, lorsqu'il interprétait ses concertos de piano, improvisait à certains moments sans prévenir personne. Le chef d'orchestre le regardait paniqué parce que Bartok pouvait décaler la partition parfois jusqu'à cent mesures et puis, à un moment, il regardait le chef d'orchestre et lui faisait signe que c'était là. Et le chef d'orchestre suait froid. C'était un pianiste formidable paraît-il et bien que les concertos fussent écrits, il se permettait d'improviser. L'écriture, elle, assurait la pérennité de la musique. Dans la même veine, "Contrastes" écrit avec Benny Goodman et Joseph Zigety a montré à quel point Bartok avait ouvert.
Benny Goodman raconte qu'à la première répétition avec Bartok il était terrorisé. Et il avait du mal à jouer certains traits bien qu'il était virtuose. Et Bartok lui répondait "faites ce que vous voulez !". Joue ce que tu joues. On imagine la tête de Benny Goodman : "vous êtes bien sûr, Maître !"... Et en effet, si Goodman était là ce n'était pas un hasard et que ça soit Bartok qui ait composé le morceau ou un autre, pour Bartok, ce n'était pas un problème. Il fallait laisser de la place au musicien avec lequel il voulait jouer.

Weidorje

Qu'est-ce qu'a représenté la période Weidorje ?
C'est là encore l'histoire d'une amitié. Sans cela il n'y aurait rien et pas de musique. Weidorje, c'était la sortie de Magma, avant la re-rentrée. C'était aussi mes premiers pas en tant que compositeur. On a travaillé pendant deux ans tous les jours presque sans concert. Le disque est sorti, nous n'avions pas fait de concert. On a ensuite fait une tournée et je ne peux pas te dire pourquoi cela s'est arrêté. Par contre, j'ai monté le groupe après - la formation actuelle - avec Himiko et Antoine Paganotti que j'ai connu quand ils avaient deux et quatre ans. C'est une sorte de serment !

Histoire de famille...

Tu veux dire une continuité ?
Non, réellement une question de serment, une histoire de famille. La famille Paganotti. C'est l'idée qui existe dans les familles des musiciens : lorsqu'on s'appelle Paganotti ou Stradivarius, on fait en sorte que les choses continuent familialement. C'est ça aussi la force de Seventh Records. On a été élevé ensemble ; il faut simplement déterminer où l'on a été élevé ensemble, dans quel temps et si l'on se reconnaît après. En parlant de violon, Monsieur Amatti a certainement été copain avec la famille de Stradivarius.

Les connexions familiales sont importantes donc ?
Oui, je pense. En parlant de famille, je fais aussi référence à Simon Goubert, à Pierre Michel Sivadier (Voix de Magma). Il n'y a pas de copinage dans ce cas ; d'ailleurs Seventh Records n'est pas pressé de produire des gens. Il n'y a pas non plus d'histoire de famille idéologique ; il s'agit seulement d'histoire de famille musicale. J'ai une sorte de famille musicale, aussi, qui fait que je peux jouer aujourd'hui avec Richard et demain avec Magma.

Histoire de captations

Oui, mais dans Seventh Records il y a aussi des familles biologiques : les Vander, les Paganotti...
La réponse est immédiate ; tout tient à la présence de Christian Vander qui est immanente. Christian est celui qui décline les rapports de force les meilleurs ! Sa présence est familiale, cela ne veut pas dire qu'il est le chef de famille, cela veut beaucoup plus dire qu'il a laissé des résonances depuis de nombreuses années et que moi je suis capté ainsi que des membres de sa familles et d'autres qui sont proches. Lui aussi sait capter des gens auxquels il se réfère comme John Coltrane, par exemple. Le rêve serait de créer une famille complète comme dans le jeu des sept familles...! II n'est pas un maître, d'ailleurs il n'a jamais voulu jouer ce rôle.

Rite et immanence

Pourrait-on donc qualifier Christian Vander de "fédérateur" ?
Non, bien plus que cela ! C'est un sorcier.

Un sorcier qui jouerait de l'alchimie des musiques, des styles, des personnes ?
Oui, oui...! C'est un mec dangereux. C'est un sorcier ! Tout ce qu'il touche, il le transforme à condition de savoir disposer de sa présence comme lui a pu disposer de la présence de l'autre, comme Winton Kelly a pu disposer de la présence de Miles Davis. C'est une histoire de rites de passage, de rites d'initiation. Et là je ne fais pas référence à de la mystique ! C'est de l'immanence pure. Et Christian Vander est très fort pour capter l'immanence que ce soit celle des autres ou de ceux qui était avant lui. II sait se plier à des règles d'immanence. Peut-être est-ce la même chose pour un employé de banque qui flasherait sur son chef de service ?

Tu penses qu'il y a des personnes qui génèrent la possibilité de produire de grandes fresques, de grandes toiles ?
Si tu t'intègres dans un système actuel, si tu fais partie de la toile, tu as tout gagné. D'ailleurs peu importe qui est le peintre de la toile, ce n'est pas la question. Dans un tableau de Vermeer la lumière, ce n'est pas lui ! Il a capté la lumière parce que tout se passe toujours près d'une fenêtre. En musique c'est la même chose. Peu importe qui compose et qui fait quoi, en revanche, il y a des gens qui apportent la lumière. Christian Vander apporte la lumière tout le temps, à chaque seconde.

Les Flots Verticaux : ubiquité et flèche du temps

On peut dire de Sur les Flots Verticaux que c'est le premier album de Seventh Records qui intègre une musique "d'ailleurs", dès le début du CD. Les influences africaines sont nettes. tu peux parler de ton attrait pour "l'ailleurs", pour le nomadisme ?
Je crois que cela n'est pas uniquement lié au fait du voyage. Je crois que cela a beaucoup plus avoir avec l'ubiquité. Se retrouver en 1900 à l'Exposition Universelle à Paris avec les gamelans que découvre Debussy, se retrouver en 1500 avec Palestrina, c'est cela le nomadisme. Quand je parle de nomadisme, il s'agit de la flèche du temps, il n'y a pas d'avant et pas d'après.

Fuir pour mieux revenir

Ton nomadisme n'est donc pas lié forcément au voyage ?
Non, pas forcément. C'est l'action de fuir. Il s'agit d'une fuite sans peur, la fuite n'est pas forcément négative. Une fuite positive pour mieux revenir... encore plus fort.

Tu emploies des termes qui reviennent souvent : nomadisme, fuite, connexion, synthèse, cela renvoi à des concepts précis ? À tes approches philosophiques ?
Oui. Mais ce serait un peu prétentieux de dire cela. Tout le monde sait ce que c'est qu'une synthèse. C'est l'art de faire coexister des choses qui a priori n'ont rien à voir ensemble, d'où la force de la synthèse. Tout cela n'est que du paradoxe ; comment être là et pas là en même temps. Comme dit Richard Pinhas le "devenir imperceptible". Ce qui compte avant tout c'est la vision, savoir à quel endroit on se place pour regarder les choses, c'est tout.

Vision et peinture

La vision semble particulièrement importante pour toi. Tu as soigné la pochette de Sur les Flots Verticaux sur lequel on peut voir des reproductions de peintures. La peinture semble importante à côté de la philosophie dans ta vie de musicien...
Ma femme est peintre. Je trouvais bien qu'il y ait ses productions. Il me semblait que pour un peintre c'était plus facile d'imaginer une pochette de disque que pour un musicien. Dans la mesure où cela renvoie à des histoires singulières. Il se trouve que par pur hasard la femme qui a fait la pochette de mes disques est ma femme, voilà !

Hasard et nécessité

À t'écouter le hasard fait quand même énormément de choses ? Il est tout de même très provoqué!
Oui. Il faut que ce hasard soit décliné sinon ce n'est pas du hasard. C'est un hasard provoqué mais provoqué par hasard...! Il y aussi un aspect historique des choses. Elles se rencontrent parce que de tout temps elles devaient se rencontrer. En musique on le sent particulièrement bien. Cela peut durer quinze secondes ou six mille ans. Cela crée des chemins et des lignes de fuite historiques et l'on peut arpenter ces types de chemins sans problème parce que tout est dégagé, parce que de tout temps les choses devaient se rencontrer.

Les mots et les choses
Langage et musique

Quel lien y-a-t-il entre langage et musique ?
La musique n'est pas un langage, c'est du domaine de l'intuition. Il y a de l'universel qui n'est pas de la world music qui se déroule dans le même temps et dans le même moment. Il s'agit non pas de parler une langue qui vaut pour toutes les autres mais de rester dans des régimes de résonances, d'harmoniques. Par exemple, l'appoggiature de Scarlatti qui renvoie à celle de Bill Evans qui elle-même renvoie à l'appoggiature de Hendrix qui elle-même renvoie aux sons d'une kora etc. Ce sont des univers compossibles avec des temporalités différentes mais vécues au même moment. Cela doit être vécu en même temps et surtout pas avec un langage commun. La question n'est pas de savoir parler toutes les langues ni d'être fort en jazz. Il s'agit donc bien d'ubiquité.

Du Kobaïen au grec ancien

Il y a pourtant une spécificité du langage que tu utilises. Il est symptomatique que tu emploies le grec ancien dans Sur les Flots Verticaux et que tu aies côtoyé le Kobaïen, "langue" inventée dans Magma...
Pourquoi pas le grec ancien ! Le Kobaïen c'est la façon de faire sonner les mots qu'a inventée Christian Vander... Il a traduit tout ce qui lui plaisait. Il y aurait dans un dictionnaire de kobaïen le soleil, le vent, la pluie. En revanche, une chaise, une table, il ne le traduit pas, ce n'est pas intéressant. "La pluie tombe" : cela est traduit, il s'agit d'un vocabulaire conceptuel qui n'est pas forcément parlé mais qui sonne. Je pense à Georges Dumézil qui a rencontré le dernier représentant - très vieux - d'un peuple qui était le seul à connaître encore leur langue (pas un langage). Il lui a proposé de réaliser un dictionnaire avant que la langue de ce peuple s'éteigne définitivement. Il se plaçait du point de vue de l'historien. Ce qui est intéressant c'est que ce dictionnaire n'est pour personne puisque ce peuple a disparu. L'utilisation que j'ai faite du grec ancien est dans la même veine. Personne aujourd'hui ne parle le grec ancien. Je n'ai pas le niveau de Dumézil et je ne parle pas non plus kobaïen mais je me suis dit que ce serait peut-être bien d'utiliser le son d'une langue que personne n'a jamais entendue.

L'idée était donc de faire sonner une langue écrite que tu connais et que tu as pratiquée ? C'est ton propre kobaïen ?
Oui, tout à fait. Sauf qu'en grec ancien on traduit la chaise et la table !

Textes et musique

Tu as tout de même écrit le texte qui est reproduit sur la pochette, ce n'est pas anecdotique donc ?
Disons que j'ai fait un faux texte en grec ancien avec tout le respect des mots et de leur signification. Ce n'est pas n'importe quoi. J'ai voulu faire de l'humour avec le profond respect que j'ai pour cette langue.

Tu as utilisé le grec ancien pourtant tu n'as pas une démarche élitiste...
Non, absolument pas. Le grec, c'était uniquement pour que les voix sonnent. Ce sont donc les premiers textes que j'écris de ma vie.

Musique classique

Je crois que tu as aussi composé pour des orchestres "classiques" ?
J'ai déjà beaucoup travaillé pour des instrumentations classiques et notamment pour un orchestre de chambre. Le prochain album devrait être pour orchestre de chambre. La difficulté n'est pas de faire jouer les compositions mais est d'ordre financier ; cela coûte très cher.

Tu es très modeste, tu affiches à peine tes productions, tes connaissances...
Non, cela ne m'intéresse pas. Mon seul souci est de jouer et de construire de la musique avec des gens en la partageant. Mais tout ce que j'ai appris de ce qui a de mieux dans ma vie, je m'y tiens. C'est une éthique. Il faut que j'affirme cela sinon ça n'a pas de sens ; que ce soit ma rencontre avec Richard, avec Christian, avec Bernard ou avec les personnes avec lesquelles je joue maintenant. Cela existera toujours et cela je veux l'affirmer. C'est de là que je tiens ma force.

Entretien réalisé les 5 février et 11 mars 1996 par Cyrille AMISTANI

Bébé Godzilla
CD/1994 Seventh Records/Rex 18 HMCD 85

On entend pour la première fois ensemble - sur disque - Richard Pinhas et Christian Vander orchestrés par le pianiste et produits par Pinhas. Sont invités pour l'occasion Bernard Paganotti, Dominique Bertram, Sylvain Marc et Didier Batard (basses), Christian Vander, Aldo Romano, Clément Bailly, François Auger et Kirt Rust (batteries), Steve Shehan, Alain Bellaïche (percussions), Patricio Villaroel (tablas), Pierre Blanchard et David Rose (violons), Benoît Widemann, Jean-Philippe Goude, Jean-Pierre Fouquey, Jean-François Gauthier (minimoog, claviers) et Richard Pinhas, Alain Renaud, Michel Ettori (guitares). Signalons qu'on découvre au sein du rock progressif des sons "ethnos" (bâtons de pluie, gender...) dans le morceau solo de Steve Shehan ("Riding on White Horses"). On comprend la surprise chez les auditeurs de l'époque et on appréhende l'ouverture dont faisait déjà preuve Patrick Gauthier. Si le son du clavier PPG est daté (cf. premier titre) et certains autres très seventies, le disque délivre une musique pleine d'énergie et les compositions non seulement tiennent le poids des ans mais s'avèrent être tout a fait actuelles. Les parties rythmiques sont incroyables et les chorus de Pinhas sont du grand art. Un très bel album.

Sur les Flots Verticaux
CD/1992 Seventh Records/SRA A11 HMCD 85

Changement de politique pour cet album qui signe le retour à un travail personnel dans lequel Patrick Gauthier se livre plus. Les compositions sont particulièrement soignées et la recherche sonore délibérément écartée. Gauthier s'est lancé dans l'écriture pour voix et réussit parfaitement. Il est servi par les magnifiques voix féminines de Stella et Julie Vander, Bénédicte Ragu et par celle masculine de Alain Bellaïche. Les influences africaines sont patentes ("Des Pygmées dans la Ville") et les percussions ont une place de choix (l'excellent Pierre Marcault est aux percussions et le génial Antoine Paganotti à la batterie). Sur les Flots Verticaux raconte des histoires parfois tragiques et tissent une trame compositionnelle impressionnante. Le travail rythmique met en exergue les merveilleuses polyrythmies qui donnent le change aux subtils contre-chants accompagnant les thèmes qui s'égrènent naturellement durant près de quarante-cinq minutes. On découvre un Patrick Gauthier très debussien dans un morceau solo intitulé "Odessa" : il révèle toute la patte du maître.

Le Morse
CD/1996 Seventh Record/SRA A20 HMCD 85
Sans conteste le plus bel album de Gauthier à ce jour, Le Morse est un joyau.
Une écriture libérée et très personnelle ouvre sur des territoires jusqu'à présent dissimulés. La partition est fabuleuse et les parties vocales incroyablement belles. Ici, on croit entendre le Steve Reich de la Musique pour Dix-Huit Musiciens, là on découvre un travail harmonique d'une époustouflante qualité, plus loin encore les polyrythmies ouvrent sur la transe magmaïenne.
Le titre éponyme est un chef-d'œuvre et déjà un morceau d'anthologie. Tout y est. Un orgue à la Who, l'exquis chant nippon de Himiko Paganotti, une basse très terrienne et ronflante qui permet l'envol de la batterie puis des percussions, la voix de Patrick et des chœurs, la complicité piano/percussions/ programmations, les chœurs suivis de la voix impériale de Stella Vander en duo avec le piano souligné par une basse martelante à la Jannick Top. Un bonheur musical qui s'étire sur onze minutes. Mais la "Nuit des Hiboux" n'est elle pas plus ciselée ? À moins que la composition solo soit la plus aboutie ? Ou peut-être est-ce "Hellespont" ?
On frise le chef-d'œuvre sur ce disque où le mixage de la basse notamment et les concessions de Patrick l'empêchent d'offrir l'intégralité de son génie. Reste que la prise de son de batterie est exceptionnelle.
On rêve d'une production qui puisse offrir à Patrick Gauthier la diffusion et le triomphe mondiaux qu'il mérite.
Un très grand Monsieur de la musique vit sur notre territoire, le saviez-vous ?

Rectificatif : Dans le numéro précédent nous disions, à tort, que Patrick Gauthier avait joué avec Offering ; de même, il n'a pas fait un duo avec San Fantomas mais s'est joint à son groupe.

Dossier réalisé par Cyrille AMISTANI
Crystal Infos 3ème trimestre 1996 - Crystal Infos Hiver 1996
Photographies de Pascale JAURY
Zeuhl Merci : Robert Guillerault & Jean-Marc Delville

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