Magma ou la folie lyrique au service de la pulsation universelle
"Les hommes modernes s'ennuient parce qu'ils n'éprouvent rien.
Et ils n'éprouvent rien parce que l'émerveillement les a quitté.
Et quand l'émerveille-ment quitte un homme, cet homme est mort. Il n'est
plus alors qu'un insecte."
D. H Lawrence
1. Présentation du sujet.
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, parler d'un groupe tel que
Magma n'est pas foncièrement difficile, au premier sens du terme. Certes,
l'aspect encyclopédique d'une telle œuvre (* 1) peut faire en sorte
que certains en restent cois, ne sachant trop comment entreprendre la démarche
d'approche vers une telle somme musicale. Cependant, en ces temps où
les réelles créations se font de plus en plus rares, et où
il est quasiment impossible d'imaginer que le rêve ait seulement une once
de poids dans la balance des rapports qui régissent le monde, la musique
de Magma touche à l'essentiel : à l'immortalité spirituelle
de l'homme.
Il ne procède certainement pas du hasard si l'auteur de ces lignes s'est
lancé dans la rédaction dune série d'articles traitant
du groupe cité plus haut. Pour un anthropomusicologue (un chercheur voulant
prouver, scientifiquement parlant, à quel point la musique est indispensable
à la vie), un groupe musical comme Magma, véhiculant une volonté
telle d'ennoblir l'être humain, de l'arracher à sa chrysalide de
conformisme soporifique pour le révé-ler à sa réelle
nature de papillon libre de penser par lui-même ne peut être passé
sous silence. Et puis la musique de ce groupe constitue un véritable
uppercut à la poitrine, ce qui n'est guère difficile à
deviner. Ici, nulle volonté de plaire. Vander crie son irrépressible
besoin d'existence totale, laissant cer-tains K.O., ses baguettes de batterie
coincées dans leurs oreilles comme une méchante arête dans
la gorge. Après tout, peut-être cet os de poisson leur permettra-t-il
d'enfin émettre ce cri, leur cri...
Janik Top disait un jour que « l'art est un hommage à une certaine
forme de l'éternité » (*2). C'est bel et bien ce sentiment
qui s'empara de l'auteur lorsqu'il entendit pour la première fois la
musique de Magma dans le magasin de Philippe Collignon (Music Emporium). A la
première seconde, il com-prit. Il comprit que tout ce qu'il avait pu
rechercher dans la musique et, in extenso, dans la vie entière se trouvait
là. John Coltrane et Igor Stravinski avaient conceptuellement accouché
d'un enfant prodige, d'un enfant dont la musique était la réunion
parfaite entre l'insurrection sonore et la per-fection technique. Une nouvelle
ère s'ouvrait : la vie accouchait d'elle-même. A travers les notes.
Magma ne créait pas un nouvel univers, non. Il s'imposait dans l'univers
déjà existant en le forçant à l'écouter.
Et l'univers se laissait intelligemment faire. conscient d'avoir devant lui
quelques-uns de ses fils légitimes jouant pour célébrer
la vie.
Toutes ces émotions. tous ces sentiments faisant l'objet de la rédaction
d'un paragraphe furent ressentis en un instant unique dans le cœur et l'âme
de l'auteur de ces lignes. Face à une telle découverte, l'envie
de partager son amour pour cette musique fut immédiat. Mais comment s'y
prendre ? Oui, comment rendre intelligible tout cela, comment rendre conceptuel
à autrui ce qui s'adresse à sa vita-lité la plus profonde
et que des siècles de civilisation, ont soigneusement refoulé
? Comment faire comprendre que la musique de Magma ne correspond aucunement
à l'expression d'une puissance des-tructrice - comme l'ont malencontreusement
compris certains, voyant en Vander et ses compagnons des disciples de certaines
théories nazies -; mais qu'elle passe tout simplement au-delà
de la sacro-sainte séparation occidentale de l'âme et du corps
pour considérer, à juste titre, que la sensation et la pensée
ne font qu'un ?
Il fallait que l'auteur prenne du recul par rapport à la claque qu'il
venait de prendre. Et c'est ce qu'il fit pendant un an. Un an à opérer
un retour sur soi afin de rendre compréhensible et partageable ce senti-ment
extraordinaire que certains ne vivent jamais. Et puis, enfin, il se sentit prêt.
Sa méthode explicati-ve était mise au point. Tous les outils étaient
là, posés sur l'établi du don de soi. La véritable
aventure, la vraie communication, celle qui explique comment une vie entière,
peut être contenue dans un instant, pouvait commencer.
(*1) : Il faut Ici entendre le terme «œuvre» sous deux formes:
la première étant l'ensemble de la musique produite par le Groupe
durant toute sa carrière; la seconde consistant en le but même
que poursui-vaient Vander et ses acolytes lorsqu'ils fondirent ce groupe: le
concrétisation d'un projet leur paraissant essentiel, 1'oeuvre, au sens
moyenâgeux du terme.
(*2): Paroles extraites d'une interview accordée par Janik Top à
Antoine de Caunes en 1977, dont les passages les plus significatifs se verront
reproduits dans un article ultérieur.
2. Méthodologie
Afin de clarifier les choses, l'auteur a décidé de procéder
comme suit. Plutôt que d'étudier chaque album dans l'ordre chronologique
de sa création, il préfère considérer que la musique
de Magma, bien qu'elle forme un continuum, peut se voir étudiée
d'après six critères plus ou moins distincts les uns des autres
- 1° l'introduction à l'univers Kobaïen; 2° les grandes
compositions orchestrales de studio; 3° la vision événementielle
du concert; 4° les œuvres vocales et oratorios; 5° la dialectique
du rythme musical et du mouvement corporel; 6° la portée symbolique
sous-tendant l'œuvre de Vander.
C'est ainsi que chaque article aura pour objet de s'attarder sur l'un de ces critères; et cela, en trois phases: a) L'explication du thème abordé; b) la cita-tion d'exemples musicaux corroborant les dires avancés dans l'explication du thème; c) la présentation d'un musicien du groupe dont le jeu souligne tout spécialement le thème de l'article.
Ce que le lecteur ne doit pas perdre de vue, c'est l'aspect de continuum déjà évoqué. La musique de Magma forme un tout. L'auteur ne cherche ici qu'à rendre compréhensible cette formidable unité et, pour ce faire, il est bien obligé d'y opérer un certain « découpage ». Cela veut aussi dire que chaque article composant l'étude du sujet est intrinsèque-ment relié aux autres et que des mêmes éléments d'information se retrouveront invariablement, dans les uns comme dans les autres. Enfin, il ne faut pas oublier que ce modeste travail est tout entier dévo-lu à l'émotion se dégageant de la musique, et qu'en aucun cas la théorie ne doit prendre le pas sur le sentiment. La première ne sert qu'à rendre le second intelligible à autrui, c'est tout.
Introduction à l'univers Kobaïen :
a) De l'intraduisible au langage : le Kobaïen
Dans la mesure où, en créant Magma, Vander et ses petits copains voulaient concrétiser musicalement leur sentiment d'une humanité qui courait à sa perte sur une planète qui était à quitter au plus vite, il leur était nécessaire de cautionner les théories qu'ils avançaient. Et cela, ils le firent de trois manières, par la musique, évidemment, par la mise au point d'une forme de cosmogonie (le mythe de Kobaïa), et surtout par la création d'une langue : le Kobaïen. En fait, la grande idée de Vander est d'avoir compris qu'une nouvelle vision de l'existence ne pouvait éclore qu'à travers un nouveau langage, à travers une nouvelle sémantique réorganisant le réel pour mieux faire venir l'idée d'une parole fécondante à l'esprit des Kobaïens en devenir. Fécondante est bel et bien le mot qui convient ici, car à l'aube de la naissance de Kobaïa (le vrai monde, pour Vander), la parole apparaît pour tout construire par la seule puissance de sa beauté. Elle nomme les choses, et les choses sont belles... Des esprits mal orientés pourraient, bien évidemment, voir dans cette idée une résurgence du dogme chrétien. Mais il y a une différence fondamentale entre le Kobaïen et le Verbe (la parole de Dieu): le Kobaïen n'impose rien; il naît dans le cœur de celui qui l'apprend et ressort par sa bouche : le locuteur accueille ce langage vital.
En fait. le Kobaïen constitue un langage de l'incons-cient à part entière. Pour s'en convaincre, il suffit de penser que tous les mots constituant ce langage - mots articulés par une grammaire et une syntaxe rigoureuses - sont venus tout naturellement à l'es-prit de Vander, ce qui s'est concrétisé par le fait qu'il lui a parfois fallu plusieurs mois, voire plusieurs années pour comprendre le sens des mots dont il ornait ses textes. Cela s'est fait sentir à un point tel que certains de ces textes ne sont pas encore com-plètement déchiffrés à l'heure actuelle, comme l'at-teste le manuscrit de Mekanïk Destruktïw Kommandöh...
Qu'on se rassure, Vander a promis qu'il livrerait l'en-semble des secrets du Kobaïen aux amateurs impa-tients. Mais quoi qu'il en soit, l'auteur estime qu'il est très bien que le secret persiste encore. De fait, ce langage est intérieur et doit le rester le plus long-temps possible. Véhiculant des idées essentielles, il ne saurait se voir réduit à la simple description d'ob-jets : il s'agit ici d'aboutir à la perception essentielle, il s'agit de comprendre l'âme des événements... En ce sens, notre sémantique convient assez mal à une telle tâche et la traduction du Kobaïen aux profanes risque de s'avérer très difficile. A ce propos, la manière la plus fidèle dont nous disposons pour opérer une éventuelle traduction consiste en la démarche poétique qui a été introduite par les sym-bolistes du siècle dernier.
A l'instar du langage qui la caractérise, la planète Kobaïa est au cosmos ce que la partie cachée du psychisme est à 1'indivîdu sensible; à savoir, l'accomplissement absolu de la beauté sous toutes ses formes. Sans procéder de la moindre violence, les actions des Kobaïens se succèdent, tendant toutes dans ce but. Peut-être certains y verront-ils là un message similaire à celui de tant de sectes... Mais ces gens auront omis un aspect essentiel de la vie kobaïenne : 1'absence de pouvoir hiérarchique. Les seuls sages de Kobaïa ne sont jamais que les pre-miers témoins de la révélation de ce monde ayant offert, à qui voulait bien les écouter, la possibilité de les rejoindre quand le besoin s'en fit sentir. La preu-ve en est que lors du grand départ, un choix fut pro-posé à l'humanité toute entière de partir en compagnie des futurs sages vers Kobaïa, ou bien de rester sur sa planète d'origine.
b) Kobaïa,
ou la musique faite matière.
Kobaïa, planète regrettée par quelques nostalgiques et désormais
oubliée de la plupart des terriens; Kobaïa, dont les rêves
humains les plus profonds ne constituent qu'un bien pâle reflet; Kobaïa,
dont le souvenir illumine toujours le cœur de ceux qui croient encore à
la vie; Kobaïa, il fallait témoigner de toi. Et comment s'y prendre,
si ce n'était en utilisant la seule forme artistique mise au point par
l'homme et qui n'existe que durant le temps de son exécu-tion, en lui
rappelant à quel point l'instant est essen-tiel ? Kobaïa il fallait
te célébrer en musique.
Bien plus que par son sens mélodique (exploité par la musique occidentale pendant près de deux millé-naires), la musique procède, avant tout, du juste mariage des différents timbres instrumentaux confrontés les uns aux autres (*3). Cette recherche sur le timbre constitue, en gros, 1a plupart des recherches des compositeurs du XXè siècle. Sans vouloir s'étendre sur le sujet, il est nécessaire de bien comprendre ce fait pour saisir en quoi Christian Vander est un remarquable compositeur. Il est dit plus haut que l'exposition d'un nouveau concept (la perception essentielle) s'accompagne obligatoire-ment d'un nouveau langage. Eh bien, il devait en aller de même pour l'élaboration de la musique de Magma.
Lorsque l'on s'intéresse au morceau intitulé Kobaïa (1er mouvement ouvrant l'album porteur du même nom), le mélomane qui se respecte ne peut que se voir abasourdi devant la prolixe succession des cli-mats sonores composant l'œuvre. Si l'on s'attarde sur la courte introduction instrumentale précédant le chant monophonique de Vander, l'on se rend compte qu'elle est construite avec une rigueur que maints autres groupes musicaux n'atteindront jamais. Constitué de trois sections durant chacune sept secondes (ce chiffre a-t-il une signification par-ticulière pour le groupe, ou ne répond-il qu'à des nécessités purement rythmiques ?), ce passage plante d'emblée le décor : une basse solidement ancrée aux percussions qui la soutiennent affirme le caractère extraordinairement volontaire d'une musique chargée d'une signification intense: puis arrivent les claviers qui, jouant en staccato, impriment une atmosphère terriblement proche de cer-taines compositions baroques pour clavecin, posant ainsi les jalons d'une grandeur à venir; enfin, le saxophone surgit et lance déjà un vibrant appel à la liberté. bien soutenu par l 'instrumentation qui le précède. Le décor est déjà planté. En vingt-et-une secondes, l'univers Kobaïen naît déjà dans le cœur de l'auditeur. Vander n'a plus qu'à apposer sa voix sur le tout, comme une signature.
Et Vander signe. du bout de la voix, de cette voix qui ne cherche nullement à se détacher de la musique en s'imposant, de cette voix qui ne cherche qu'à la renforcer pour rendre audible ce que l'on ne voit pas. Son parti est pris : il sera, lui aussi, un témoin . Il n'a pas créé Kobaïa, il ne fait que la servir. Il est profondément inspiré. Et qu'est-ce que inspiration, sinon l'ingestion pulmonaire naturelle d'un élément extérieur sans lequel il est impossible de vivre ? Cette inspiration, cette respiration cérébrale, conta-minant tous les autres membres du groupe. ressort par tous les pores de cette musique qui en devient tangible. Le crescendo s'installe grâce aux incanta-tions de Vander soutenues par un jeu de saxaphone hallucinant amenant le groupe tout entier devant le gouffre du contrepoint. Tout le monde y plonge. Le decrescendo, le long mouvement de descente musicale est, dans son agencement orchestral, d'une facture comparable à certaines pièces de Béla Bartok. Jusqu'à la clôture de ce premier mouve-ment, les arpèges de saxophones coltraniens. les décalages des percussions, les jeux de guitare d'in-fluence free et le phrasé d'une basse que Pastorius n'aurait certainement pas renié, participent à l'éla-boration d'un climat musical unique, d'un climat propice à l'accomplissement de soi. Il n'est point besoin de s'attarder sur chacun des styles musicaux auxquels fait référence ce morceau. tant ils four-millent de partout. Ce que l'on peut en dire, c'est que cette inclassable composition constitue une synthèse parfaite de deux millénaires de décou-vertes musicales allant de la musique antique à l'école minimaliste. Kobaïa existe. La musique a permis de la rencontrer.
c) Teddy Lasry.
le cri de la révélation kobaïenne
Ce musicien, premier responsable des cuivres du groupe (en compagnie de Richard
Raux), va, dès le début. marquer d'une manière indélébile
la musique de Magma. Sa manière de jouer du saxo-phone ne ressemble à
rien, ou plutôt, elle ne res-semble à aucune autre, comme le fut
celle de John Coltrane (*4) en son temps. Lasry, à l'instar de Stundëhr
qui reprendra son flambeau, est capable d'effectuer des solos quasiment ininterrompus
des heures durant, mettant en place une littérale esthé-tique
de l'effroi comme un Lautréamont du saxo-phone. A travers son jeu faisant
succéder les accords glissés à des notes se brisant les
unes contre les autres, il provoque le décollage des dis-cours de Vander
visant à un paroxysme poétique. En 1970, à un moment où
quelques géniaux musiciens hétéroclites, tels Zappa, essayent
de dégager la musique du bourbier conformiste ayant succédé,
en Europe, à la vague mods, Lasry frappe dur et juste : il touche le
cœur de la cible. Il signe la mort d'un soleil trop vieux, trop mou, indiquant
le che-min des terres fertiles, là où le renouveau naît
de la décomposition sonore. Il lance des imprécations tantôt
fluettes, tantôt tonitruantes, tuant l'image de défoulement du
rock pour enfanter une musique rituelle, sacrificielle .
Mais Magma n'est pas une entreprise de mort, comme l'auteur de ces lignes l'a
déjà souligné. Le sacrifice que sa musique préconise
n'est rien d'autre que l'immolation de la vie gangrenée pour accou-cher
de la véritable existence. Et Lasry pousse un cri unique, impossible
à réitérer si n'existaient les tech-niques de reproduction
sonore. Sans son extraordi-naire faculté de moduler les sons de ses instru-ments
en fonction du climat voulu, jamais la pre-mière composition ouvrant
le premier opus du groupe n'aurait atteint une telle force. Tantôt mur-mure,
tantôt tornade, le jeu de Lasry insuffle, dans ce premier album, l'air
dont le groupe a besoin, il prolonge la voix de Vander et le jeu des autres
musi-ciens dans l'espace, c'est lui qui soutient les vais-seaux dans leur voyage
pour la planète tant reverrez. John Coltrane était la beauté
sur terre, Lasry consti-tue celle des vents de Kobaïa.
(*3) - Les notions de mélodie et de timbre, notions nettement distinctes
l'une de l'autre sur le plan musicologique, prendraient trop de temps à
être expliquées ici; de plus, elles risqueraient d'éloigner
le lecteur du sujet qui l'occupe présentement. Subséquemment,
l'auteur invite le lectorat désireux d'en savoir plus sur la question
de consulter un ouvrage approprié, tel un dicttonnatte de la musique.
(*4) : Il sera question de l'influence de Coltrane sur la musique de Vander
avec beaucoup plus de détails dans un article ultérieur.
Fin de la première partie
Laurent Deveux
Les Grandes Compositions Orchestrales de Studio
a) Le mécanisme de la construction musicale chez Christian Vander
Lorsque lon s"attarde sur la manière dont le fonda-teur de Magma s'y prend pour composer, force est de se rendre compte du fait que la création de sa musique suit, en globalité, un schéma toujours lié par le même fil conducteur. Chez ce génial créateur, tout part d'un moment privilégié, d'un instant d'une puissance conceptuelle sans commune mesure avec la phase du travail technique quotidien propre-ment dite.
Si l'on s'en réfère au témoignage de quelques-uns de ses proches (ne pensons ici quà sa compagne sidérale : Stella Vander), la plupart du temps, Christian Vander voit ses idées musicales naître la nuit. A l'instar du personnage qu'incarne le chanteur Claude Nougaro dans son merveilleux texte qu'est Plume d'ange (*5), Vander se voit littéralement visité, en songe, par un personnage ou encore par une entité lui chantant (tantôt piano, tantôt comme un orchestre symphonique) les thèmes musicaux de base que sa conscience lui ordonnera, dès le réveil, de concrétiser. En fait, le personnage apparaissant à l'inconscient de l'artiste n'est rien d'autre que la représentation de la force universelle sous-tendant toute la dialectique kobaïenne; force de laquelle nous nous étions déjà entretenus dans l'article pré-cédent. En tout cas, une chose est sûre. Si lon s'en réfère au caractère nocturne de la création vandé-rienne, l'on ne peut que songer au royaume des pulsions originelles reprenant ses droits sur l'univers diurne qui n'est rien d'autre que le territoir de la civilisation. La musique de Vander est onirique par essence; elle réaffirme la libération fondamentale que constitue le retour à une certaine forme de sau-vagerie, au temps où peindre une paroi rupestre avait autant de valeur que de mourir, éventré ou encore piétiné pendant une chasse au mammouth... Enfin, ce que nous évoquons ici ne peut qu'intéresser l'esprit surréaliste au plus haut point. De fait, Vander, possédé par sa vision sonore se lève aussitôt, dans un état de transe lui autorisant à retranscrire tel quel ce qu'il vient d'entendre, sans y exercer le moindre contrôle de la conscience (*6).
A partir de ce moment-là, la musique est devenue présence, matériau brut. Le second stade du travail de Vander va pouvoir commencer, avec une difficulté de taille. En effet, comment parvenir à rendre un climat onirique, evanescent et surtout, dépouillé de la moindre emprise constructiviste, communi-cable à autrui (en ayant donc recours à l'ensernble des moyens de construction aboutissant à l'œuvre musicale) sans pour autant trahir tout ce qui a constitué la matrice originelle de l'oeuvre en gesta-tion ? Ce problème, apparemment insoluble et ayant turlupiné maints compositeurs contempo-rains, Vander va le résoudre en se mettant dans un état de dérèglement spirituel comparable à celui qui était le sien lorsqu'il était endormi. Il pourra, de la sorte, faire ressortir son inconscient prophétique. Seuls les esprits les plus éclairés, les plus aboutis sont aptes à ainsi opérer un retour sur soi d'une telle intensité et la qualité de leur production s'en res-sent d'une manière extraordinairement sensible. Mais attention, il ne faut pas croire que tout cela s'ef-fectue avec la plus grande facilité. Au contraire, faire en sorte qu'une œuvre soit aussi prégnante dans sa portée que l'idée qu'on s'en était faite avant sa concrétisation demande un travail énorme. Plus une œuvre est épurée, plus son impact sera grand.
C'est ainsi qu'il va exister, chez Vander. un travail d'arrangement sélectif ; et ce, afin d'accorder ses visions oniriques avec les moyens concrets dont le compositeur (alors qu'il se voit toujours lié à l'existence terrienne.) dispose pour le. moment; à savoir, Magma : une formation de structure rock. Voilà qui fait naître un paradoxe capital, voire essentiel à l'es-prit de qui s'intéresse à cette musique.. En effet, le rêve échappe, par nature, à l'emprise du temps objectif, du temps chronométré (*7). Et le temps objectif constitue l'un des fondements premiers de la musique - et en particulier de la musique rock - ; le rythme, la pulsation. dans ce qu'ils ont de plus basique, ne nous rappellent-ils pas le souffle vital qui nous anime ? Il s'agit donc, pour le fils du pianiste attitré de CIaude Nougaro, de parvenir à donner un rythme à ce qui, par essence, n'en a pas; il s'agit de donner forme à ce qui est évanescent, il s'agit de concilier le quantifiable et l'inquantifiable. Et qui mieux qu'un batteur de génie nourri des rythmes profanes de Stravinsky (*8) petit parvenir â concrétiser cela ?
Seulement voilà. La conciliation, le compromis évoqués ci-dessus ne peuvent que déboucher sur une réduction, aussi géniale soit-elle, du domaine onirique de Vander. Afin de ne pas sombrer dans le piège. vicieux d'un certain minimalisme de pacotille, afin de ne pas tourner en rond, Vander décide de partager sa vision de la chose avec les autres membres du groupe dès le départ de manière à ce que chacun puisse apporter un peu de son eau à ce gigantesque moulin musical. Cela sous-entend, bien sûr que tous doivent posséder de rares qualités musicales et imaginatives leur permettant. par exemple, de faire en sorte que la musique produite devienne l'objet de transpositions instrumentales multiples (l'on constatera, par exemple qu'il arrive bien souvent qu'une partition de cuivres soit confiée à la guitare, que celles des cordes se voie exécutée par un clavier, etc.). de manière à rester le plus fidè-le possible à la musique rêvée. Enfin tout cela concourt à ce qu'il n'y ait pas, à proprement parler, (le leader dans le groupe. Vander ne constitue pas la tête pensante de Magma; il est le médium par lequel transite la pensée toute entière du groupe (dont la sienne). Il est, tout simplement un catalyseur de cette conscience collective qu'est Magma.
b) Les amples compositions orchestrales.
ou le rêve matérialisé
Maintenant que voilà les choses mises au point, maintenant que voilà tous les membres de Magma mis sur la même longueur d'onde, il va s'agir de concrétiser la théorie avancée par Vander. Et l'une des meilleures façons de quantifier l'inquantifiable est de calquer son mode d'écriture musicale sur l'aspect narratif de maintes compositions classique à la durée plus qu'affirmée. L'on ne peut raconter une histoire un tant soit peu élaborée (et Dieu sait à quel point ce que cherche à nous narrer la musique de Magma est complexe) en trois minutes... C'est ainsi que Vander et ses acolytes, en géniaux icono-clastes, vont utiliser les structures de la musique rock pour délibérément se libérer de son côté, immédiat, spontané . La libération de l'esprit est à ce prix ; elle ne peut aboutir qu'avec l'aide de la construction d'un système de pensée total, autono-me. Alors que la musique rock est un pur produit de la civilisation occidentale, la musique de Magma engendre une nouvelle civilisation (conceptuellement, du moins)...
En fait, la musique de Magma procède d'un ensemble d'influences s'étalant du fado portugais aux maquams arabo-persans, influences auxquelles s'ajoute la formidable aventure de John Coltrane. Si l'on s'en réfère à Rïah Sahïlaahk (*9), l'on ne peut que se voir abasourdi devant la facilité avec laquel-le les membres du groupe font se succéder une bonne cinquantaine de climats musicaux différents et pourtant indubitablement soudés les uns dans les autres. La pulsation animant le morceau tout entier est inimitable et semble revisiter la plus grande par-tie de la musique tonale qui ait été écrite en Europe de la Préhistoire à nos jours. Pendant quasiment vingt-deux minutes c'est toute l'histoire du héros qui nous est racontée, depuis la révélation qu'il a eue de Kobaïa jusqu'à sa mort, en passant par le combat pour le respect des forces de l'Univers (* 10) qu'il a mené durant toute sa vie d'homme envers et contre tous les esprits possessifs et destructeurs.
Dans le prolongement direct de Rïah Sahïlaahk se trouvent Mëkanïk
Destruktïw Kommandöh, Wurdah Ïtah, Köhntarkösz et Attahk.
Attardons-nous, tout d'abord, sur Mëkanïk Destruktïw Kommandöh.
Datant de 1973, cette suite est le point culminant de la première période
de Magma. Il s'agit, ici, dune oeuvre terriblement intransigeante et ambitieuse
faisant un constat irrévocable. Cest un "Jugement de l'humanité
pour toute sa vulgarité et son manque d'humilité comme seul Nébëhr
Gudahtt, prophète, "agit" par l'univers, a pu concevoir dans
son infinie sagesse . " (* 11) Cette composition de presque quarante minutes
retrace, à travers sept mouvements liés les uns aux autres (à
l'exeption des troisième et quatrième) "l'histoire d'un humain
qui, un jour, s'adressa à tous les terriens en leur expliquant les raisons
pour lesquelles ils doivent dis-paraître de la terre." (*12) Cette
oeuvre consiste en un oratorio profane aux réminiscences classiques (Stravinsky
pour les harmonies, Carl Orff pour les choeurs) et jazz (John Coltrane, encore
lui). Mëkanïk Destruktïw Kommandöh est une grande cantate
aux personnages multiples, qui trouve sa source dans les jeux liturgiques et
les mystères du XVIè siècle et qui se voit ici agrémentée
d'une bonne série de trouvailles musicales contemporaines. Ornée
de long crescendos incantatoires, de motifs à la densi-té brûlante,
ce chef-d'oeuvre met en valeur, au milieu de l'orchestre, deux des compagnons
de Vander qui lui ont le plus apporté : Klaus Blasquiz (au chant) et
Jannik Top (qui remplacera désormais Francis Moze à la basse électrique).
En ce qui concerne Wurdah Ïtah , dont Mëkanïk Destruktïw
Kommandöh présageait certaines des formules de construction instrumentale,
il s'agit là d'un disque un tout petit peu différent. En effet,
Wurdah ïtah est une musique de film. C'est la bande originale du long métrage
d'Yvan Lagrange, Tristan et Iseult (1974). Ici. Vander et ses petits camarades
opèrent un retour en arrière dans l'écriture de leur musique.
Non pas que cette création souffre d'une quelconque baisse de qualité,
nullement. En réalité, le retour en arrière évoqué
consiste simplement dans le fait que ce disque est un oratorio à l'état
pur qui se voit définitivement détaché de la musique rock.
Orff, Stravinsky ou encore Webern auraient très bien pu l'avoir écrit
à la place des membres de Magma. Au niveau de l'orchestration, la batterie
et autres percussions, la basse électrique se voient lit-téralement
égalés par un piano (instrument que Magma n'avait encore jamais
exploité de façon aussi appuyée) aux allures «percussives»
que Bartok n'aurait certainement pas renié. Parmi les morceaux rassemblés.
dans le génial anachronisme que constitue Wurdah Ïtah, signalons
tout particuliè-rement les septième (Waïnsaht !!!) et dixième
(C'est La vie qui les a menés là !), tous deux situés dans
la parfaite lignée du cycle choral de Carl Orff. Enfin, l'on peut remarquer
que cette pièce n'est rien d'autre que le deuxième mouvement de
la Theusz Hamtaahk, fresque musicale kobaïenne. Mëkanïk Destruktïw
Kommandöh, écrit un an plus tôt, en était quant à
lui le troisième mouvement. Voilà un stratagème de plus
qu'utilise Vander pour prouver à quel point sa musique échappe
à l'emprise du temps objectif.
La même année que Wurdah Ïtah va être créé Köhntarkösz. Ici, la volonté de prendre le mélomane à bras le corps se fait directement sentir. Déjà, sur la pochette de l'album se dessine le sigle du groupe se détachant d'une masse semi-inerte sem-blant bien être de la lave en fusion. Telle la musique figurant sur l'album, elle coule imperturbablement. Elle avance lentement, certes; mais personne ne peut y échapper. Dès le premier morceau (la pre-mière partie de Köhntarkösz, contenant également un passage intitulé L'entrée de la tombe d'Emêhntêht-Rê, un autre personnage de la saga kobaïenne), le jeu de batterie de Vander se révèle à nouveau prédominant, littéralement porté par des notes de clavier jouées en staccato très sec. C'est qu'aux yeux du compositeur, cet instrument qu'est la batterie est magique, entre tous. Pour peu que l'instrumentiste relâche son attention, la batterie se transforme en un instrument vulgaire. La moindre fainéantise de l'esprit, le moindre écart ne peuvent que ternir l'éclat de cet instrument que cherche à rendre Vander lorsqu'il en joue. Cette approche de la batterie est effectuée d'une manière si essentielle que le musicien ne peut que nous apparaître comme frappant son propre épiderme quand il se déchaîne sur ses peaux. Les compositions de Magma seraient-elles de la musique de flagellants ? Il importe à chacun de se faire son opinion sur le sujet. Quoi qu'il en soit. à la connaissance de l'au-teur, seuls deux autres batteurs ont eu une telle vision de cet instrument si particulier: Bill Cobham et Elvin Jones. Enfin, l'on ne peut parler de Köhntarkösz sans mentionner le superbe hommage que l'artiste a rendu à son idole de toujours : John Coltrane. Il se voit concrétisé sous la forme d'une composition intitulée : «Coltrane Sündïa - Coltrane reste en paix», composition dans laquelle un piano et des claviers se répondent en arabesques musicales sur le modèle de la fugue à trois voix. Ici, au moment où l'album se referme, la batterie ne s'en-tend plus; Vander s'efface devant un génie, devant un frère.
Trois ans plus tard, c'est au tour d'Attahk de sortir. Ici est résolument donné un ton de science-fiction à un disque dont on ne se remet jamais. Le concepteur de la pochette n'est nul autre que celui qui déssina les sinistres créatures du film «Alien» : H P Giger. L'on y voit deux personnages respectivement nommés Ourgon et Gorgon, jumeaux parfaits, qui seront amenés à se rencontrer dans le quatrième morceau du disque : Necronomicus Kanht. En tout cas, Attahk constitue tout simplement un album révolutionnaire, tant dans la frénésie. hallucinante des jeux de claviers qui s'en dégagent, tant dans la maîtrise dont Vander fait plus que jamais preuve au niveau des percussions, que dans la manière dont les voix sont traitées. Un tel travail de mixage vocal se greffe dans la lignée des recherches sur le rapport existant entre la musique et le langage telles qu'ont pu les effectuer Luigi Nono, Luciano Berio ou encore Karlheinz Stockhausen dans les années soixante. A ce propos, l'auteur de ces lignes ne peut que recommander de s'attarder sur les quatrième et septième morceaux de ce disque tout simplement remarquable (Lïrïik Necronomicus Kahnt et Nono).
c) Klaus Blasquiz : de la planche à dessin à la créa-tion musicale
«On ne crée pas une musique, on la retrouve». Cette citation
de Klaus Blasquiz montre à quel point ce graphiste de formation ne pouvait
que se retrou-ver dans une formation telle que Magma. S'il est le chanteur du
groupe de rock Blues Convention à l'époque où Vander est
occupé à monter son propre groupe, il passe alors et surtout son
temps à faire des bandes dessinées de science-fiction (dont cer-taines
se verront même publiées). Puis Il rencontre Claude Engel, guitariste
qui travaille déjà avec Vander. Engel va se montrer très
vite emballé par les performances vocales de Blasquiz et va l'emmener
rencontrer Vander dans les studios d'enregistrement de la maison Pathé-Marconi
alors qu'un certain Zabu (qui, à ce moment-là. n'est autre que
le chan-teur attitré du groupe de Vander en gestation) est absent pour
plusieurs jours. Cependant, tout à son voyage intérieur, c'est
à peine si Vander remarque Blasquiz. Mais le chanteur, dont le souhait
le plus cher est désormais de devenir un des membres du groupe à
part entière en voyant l'énergie qui se dégage de Vander,
se met obstinément au piano et commence à entonner quelques notes
de Kobaïa. Vander l'écoute alors plus attentivement. Au retour de
Zabu, un vote plus ou moins tronqué et n'osant pas jouer en la défaveur
du vieil ami entraîne le refus presque unanime de voir Blasquiz faire
partie du groupe. Ce dernier, outré sen va en déclarant que c'est
le groupe tout entier qui reviendra le cher-cher! Effectivement, plusieurs jours
après cet incident, Vander écoute la bande sur laquelle se trouve
la voix de Blasquiz. Le choc est immédiat : il faut aller le chercher
tout de suite. Blasquiz sera donc la voix principale de Magma. Sa technique
vocale irréprochable lui permettra de se situer entre la pure obsécration
et le cri le plus instinctif. Il constituera ainsi la voix de tous les kobaïens,
le prolongement gutural des visions oniriques de Vander.
Laurent Deveux - Prog-Resiste
N° 12 Avril 1998
Zïha Meurdehk Tendiwa