Ma meilleure copine de classe s'appelait Ingrid. Une grande nordique blonde aux yeux bleus. De Lille très exactement. Elle se prénommait Jacqueline, en fait. Avec mon teint mat et mes cheveux bruns, j'avais moi aussi troqué mon prénom trop commun pour celui beaucoup plus chantant et tellement facile à porter de Phaëdra.
Nous avions découvert Magma et notre snobisme d'adolescentes boutonneuses nous poussait à ne jurer que par eux, ce qui entraînait les inévitables polémiques enflammées avec les copines qui les dénigraient, leur préférant les Stones ou les Beatles. Pff !
Un jour, je dénichai leur adresse dans la rubrique "où leur écrire" d'un magazine quelconque et pris la plume pour leur dire tout le bien que je pensais de leur groupe. Je griffonnai une page de niaiseries que je signai de ma plus belle écriture: Phaëdra. Une semaine plus tard, alors que je ne m'y attendais pas, une réponse arriva. J'appelai aussitôt Ingrid-Jacqueline pour lui annoncer la nouvelle. Elle rappliqua sur le champ et je lui montrai le mot et la photo que j'ai conservés pour votre plus grand plaisir.
Si on voulait venir à une répétition ? Et comment ! Manque de bol, les seuls jours où nous n'avions pas cours, Magma ne répétait pas. Nous décidâmes de sécher. C'est fagotées de nos plus beaux atours et savamment maquillées pour faire grandes que nous fîmes, le cœurs battant et la moule frétillante, notre entrée à la Maison des jeunes. Nous ouvrîmes la porte de la salle de répétition. De la cave, donc.
Christian Vander, derrière sa batterie, ni ne nous vit ni ne nous entendit entrer. En nage, yeux révulsés et grimaçant, il était en plein solo. Sur scène, souvenez-vous, ça durait une demi-heure. Là, c'était parti pour deux. C'est long deux heures. Surtout quand on doit être de retour à la maison à celle où sont censés finir les cours. Bref.
Il nous aperçut, s'épongea le front et nous dit bonjour. Nous répondîmes en piquant un fard et je bafouillai pour lui expliquer que François nous avait proposé de venir assister à la répétition. Ah oui, il se souvenait vaguement du mot. Il nous annonça que, malheureusement, les autres ne répétaient pas aujourd'hui mais que nous pourrions revenir une autre fois. Pour cacher ma déception, bien qu'elle eût été plus grande encore si tous les autres sauf Vander avaient été là - c'était le plus beau -, je lançai un "oh c'est pas grave" et rajoutai que le sigle de Magma en cuivre qu'il avait autour du cou était drôlement chouette. Je lui demandai où nous pourrions trouver le même. Il nous expliqua fièrement qu'il l'avait fait faire et qu'actuellement son bijoutier lui fabriquait le même, mais en platine et beaucoup plus gros. Énorme donc. Celui qu'il portait devait déjà faire vingt bons centimètres de diamètre...
Il nous conseilla vivement d'en faire autant. Ainsi, les gens dans la rue pourraient se reconnaître du premier coup d'œil. Même les myopes.
Notre intérêt pour le sigle l'enchanta et il embraya comme un roulement de batterie sur le kobaïen - la langue, inventée par Vander, dans laquelle chantait Magma. Il écrivait actuellement un dictionnaire kobaïen et, d'ici quelques années, tout le monde sur Terre le parlerait. Remplaçant toutes les langues, le kobaïen deviendrait sans aucun doute LA langue universelle. Nous l'écoutions comme deux ronds de flan réinventer l'espéranto, imaginant déjà ce monde futur merveilleux et peut-être proche, l'an 2000 qui sait, où tous les peuples sur Terre se comprendraient. Car, dans l'ombre, Magma travaillait en fonction d'une douleur et d'une joie intemporelles pour résoudre l'énigme fondamentale de l'espèce humaine. HORTZ WLASIK KOBAÏA. Nous primes congé et repartîmes sur notre petit nuage.
Vingt ans plus tard, une télé à la con nous conviait pour faire une émission au Club Med de Marrakech. Parmi les invités. il y avait France Gall et Michel Berger accompagnés de leurs musiciens. Je reconnus Yannick Top à la basse et me souvins de ses solos furieux au sein de Magma où, vêtu d'une grande toge blanche tel un prêtre de l'Apocalypse, il martyrisait sa basse tout en soufflant comme un damné dans un sifflet, nous transportant tous sur la divine planète Kobaïa.
Je le croisai dans le souk où il achetait des écheveaux de fil de soie - du Nylon en fait - pour faire de la tapisserie. Je tendis l'oreille et l'entendis marchander en français. Pas en kobaïen. Le vendeur quant à lui s'exprimait en cette langue inconnue des touristes et pourtant universelle : l'attrape gogos.
Source : Sur la route des Seventies – Dodo & Ben Radis – Humanoïdes Associés – 2000
Zeuhl Merci : Thierry Moreau
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