Interview Didier Lockwood

"Christian m'a vraiment propulsé dans une éthique musicale et artistique très forte"

Entretien réalisé le 28 mars 2001 au Festival de Guitare d'Aucamville (31), par Eric Camilleri

Le Festival a été marqué cette année par la présence de Didier Lockwood avec un hommage à Stéphane Grappelli. Mais que venait faire Lockwood dans un festival de guitare, c'était sans compter sur le talent de Romane, maître de la six cordes qui lui donnait la réplique.
Au premier abord, on aurait pu penser que ce programme avait un arrière goût de déjà vu et que l'ex-compagnon d'armes de Christian Vander se la jouait pépère, mais encore une fois, Didier, qui possède plus d'une corde à son violon, nous a prouvé que le Jazz manouche et l'admiration qu'il voue à Stéphane Grappelli faisaient partie intégrante de sa personnalité musicale.
Son concert, ponctué d'anecdotes sur ses relations avec le complice de Django a été placé sous le signe de la fraîcheur et de la sincérité, à l'image du personnage qui, en exclusivité nous a confié sa vision de son passage dans Magma, ses impressions sur Toulouse et Internet.

Comment on rentre dans Magma quand on a 16 ou 17 ans ?
On passe une audition. Je suis rentré dans Magma parce qu'on avait su que Magma cherchait un pianiste et j'étais à Paris avec mon frère Francis, il s'est présenté à l'audition avec moi en disant qu'il aimerait bien que Christian Vander m'écoute. On a joué, Christian Vander en fait cherchait des cordes et éventuellement des violons, il nous a entendus et il nous a engagés tous les deux. Mon frère est resté trois mois à peu près et puis il est parti et moi je suis resté.

A cette époque là, tu écoutais déjà cette musique?
Oui, on avait même monté un groupe à Calais, on faisait la musique de Magma mais on n'avait pas de batteur, ça faisait moins de bruit ! (rires)

A part Magma, tu écoutais quoi en fait... formation classique... ?
Formation classique et musique contemporaine et puis j'avais écouté beaucoup Jimi Hendrix et naturellement Jean-Luc Ponty avec Franck Zappa.

Quand on a 17 ans et qu'on se retrouve confronté à des musiciens aussi exceptionnels que Vander, Top et les autres, on se sent comment quand on arrive dans ce genre de groupe ?
Pour moi c'était la réalisation d'un rêve, je venais de ma province et j'entrais dans le groupe français le plus mythique.

A l'époque où tu es entré dans le groupe, c'était dans les années 74/75...
74 ! 73 / 74 !

C'était la pleine période avec de longues pièces musicales comme MDK, Theusz Haamtahk ou Köhntarkösz, comment aborde-t-on de tels morceaux, tout est très écrit ?
Tout était écrit pratiquement à part des solos qui nous étaient impartis, mais c'était surtout des pièces écrites, c'est à dire que Christian nous jouait au piano bien souvent et on écrivait toutes nos parties.

Donc beaucoup de répétitions je suppose ?
Pas mal de répétitions et de mises en place, c'était difficile à jouer, très difficile.

Parle-nous des premiers concerts, comment se sent-on le premier soir une fois qu'on finit son concert, on a quel sentiment, tu te rappelles du premier ?
Oh ! Le premier concert, oui je m'en souviens c'était je crois à Drancy et je sais même qu'il y avait ce soir là Joachim Kühn et j'avais le trac, le premier concert... j'ai eu l'impression que ma carrière commençait ce soir là. J'ai vraiment senti ce poids de ma carrière qui commençait.

On franchit un cap !
Oui, puisque je n'étais jamais monté sur une scène avec un très gros groupe, c'était la première fois que ça m'arrivait réellement.

L'ambiance au sein du groupe après le concert ?
C'était toujours très sympa, il y a toujours eu une ambiance très sympa dans Magma, tout le reste était fait pour le théâtre, nous, on était une bande de gamins qui se marraient. On se marrait de voir le sérieux du public... (rires)

Plus sérieux que le groupe lui-même...
Oh ! Oui, oui...

Il y a quand même un côté second degré...
Oh ! La la...

En 1975 tu apparais sur le live de Magma, mis à part l'album "Inédits" et ta prestation sur les albums "Retrospektiw", le live est le seul disque auquel tu participes durant ta période au sein du groupe...
Sauf maintenant toutes les rétrospectives qui sortent... d'ailleurs j'aimerais bien qu'ils m'en parlent de temps en temps parce qu'il y a des choses qui sortent...

Dans le livre d'Antoine de Caunes, on voit une photo datée d'octobre 1976 sur laquelle tu apparais aux côtés de Top (qui revient), Grailler, Federow, Blasquiz et Vander...
Oui, le groupe s'est reformé après avec Jannick, Mickey Grailler et Gabriel qui est resté mais ça n'a pas tenu longtemps, 6 mois, 7 mois... après je suis parti. Dès que j'ai rencontré Stéphane Grappelli, là ma carrière s'est vraiment lancée dans le Jazz.

C'est à ce moment que tu quittes Magma, quelles sont tes motivations ?
Il y avait plein de choses qui faisaient que je commençais un peu à en avoir marre.

On gagne sa vie quand on joue dans Magma, à l'époque ?
Non, mais c'était pas l'objectif...

Est-ce qu'il n'y a pas mal de musiciens qui ont arrêté à cause de ça ?
Ce n'était pas mon cas... non, simplement j'ai senti qu'il y avait un point de rupture, j'ai senti que Christian n'allait pas passer un cap psychologique, notamment partir aux Etats-Unis et à l'étranger, prendre l'avion, Christian déteste prendre l'avion... et ça commençait à tourner en rond, lui n'allait pas très bien dans sa tête non plus... c'était un peu bizarre, tout s'est enchaîné d'une manière tout à fait naturelle...

Après ton départ de Magma, tu montes un groupe appelé Surya...
Je suis allé avec Zao d'abord ! J'étais très copain avec Jean-My Truong...

Le batteur de Zao...
Donc on a continué après Zao, on a quitté Zao et on a monté Surya avec Bunny Brunel...

En 1981 tu participes aux concerts donnés à l'Olympia pour les 10 ans de Magma, les deux albums "Retrospektiw" sortent, qu'est-ce que tu peux nous dire sur ces albums et ta prestation ?
Très mauvaise prestation de ma part...

Comment ça se passe, on t'invite...
On m'a demandé de venir, j'ai accepté... j'ai toujours été content de rejouer avec Magma mais ça a été très furtif, il y avait beaucoup de monde... surtout que j'étais ailleurs sur d'autres trucs, je venais d'enregistrer avec Tony Williams mon premier album, j'étais autre part...

La même année un album mythique va sortir, c'est Fusion...
(Il me coupe) 81 ? Oh non !

C'est la date que j'avais sur ma doc...
Ca me parait plus tard, je suis sûr.

Peut être à deux années près mais...
Moi je dirai plutôt 85 !

85 tant que ça ! A vérifier... Alors ce groupe, Lockwood, Top, Vander, Widemann... comment est né ce projet ? (NDR : après vérifications c'est bien 81 !)
Je crois que c'est né sous mon impulsion, j'avais rencontré Christian avec Jean-Marie Sahlani mon manager de l'époque, j'avais envie de faire un truc avec Christian, Magma était un peu dans les oubliettes à l'époque. C'était un peu pour faire aboutir le groupe avec Jannick, parce que je sais que Christian aime beaucoup jouer avec Jannick, donc on a eu beaucoup de plaisir à le faire ce disque là, on a joué beaucoup dans les clubs...

Vous avez fait des concerts sous ce nom ?
Oui bien sûr, on en a même fait il n'y a pas très longtemps, il y a 2 ans on a refait un concert Fusion...

Et ce disque était plus ou moins un hommage à Miles Davis et à... Ferrari, pourquoi les Ferrari ?
Oh ! Ben ça c'est Christian... très vilaine pochette d'ailleurs...

Il y en a deux...
Oui... elles sont pas... il y en a une qui est vraiment horrible et l'autre...

Laquelle est la plus horrible ?
La jaune et rouge !

La première alors ! Y a-t-il une chance d'entendre des projets similaires ?
Je sais que Jannick va ressortir des bandes de Fusion, il va les sortir dans un label pour la lutte contre la drogue, il m'a demandé, il n'y a pas longtemps la permission, on va donc faire paraître des bandes live de Fusion inédites.

Aujourd'hui, tes rapports avec Magma, c'est quoi ?
C'est de l'histoire... mais c'est une histoire importante parce que je crois que Christian m'a vraiment propulsé, on va dire dans une éthique musicale et artistique très forte et que j'ai respecté ou en tous cas essayé de respecter tout le temps, ne serait-ce qu'au niveau de l'énergie et au niveau de l'identité, du don, de l'implication qu'on devrait avoir dans la musique. Ca a été la plus grande leçon, cette leçon là et la leçon rythmique aussi, je ne pouvais pas commencer de meilleure manière.

Penses-tu que la musique est une fin en soi et non un moyen d'expression, comme le dit Christian Vander, est-ce qu'elle rapproche un peu plus l'artiste du Divin par exemple ?
Certainement !

Tu ressens ça ?
Oh oui ! Je crois qu'on recherche une élévation en musique comme dans toute discipline artistique d'ailleurs, je fais de la peinture aussi un peu... bien sûr qu'on touche à des sphères qui sont totalement différentes de ce que le commun des mortels peut approcher, mais je n'y prête pas une importance extrême, je goûte le plaisir de pouvoir le faire mais je ne me prends pas la tête. Je n'ai pas de dimension ésotérique ou métaphysique.

Je te donne un nom et tu me donnes un adjectif ou un mot qui caractéristique la personne, on essaie de faire ça ?
Oui.

Si tu veux passer, tu passes...
Non, non !

Coltrane :
Coltrane c'est le soleil, l'orange, pour moi... parce que j'ai fait un rêve quand j'étais plus jeune, j'étais sur la côte d'Azur et j'ai rêvé que Coltrane m'écrasait une orange sur le cœur (rires).

Hendrix :
Hendrix, c'est le don à l'état pur, c'est une sorte d'absolu.

Grappelli :
L'élégance

Jannick Top :
La folie

Klaus Blasquiz :
Une très belle voix qui aurait pu... Klaus aurait pu faire une grande carrière vocale dans le classique.

Paganotti :
Adorable et solide comme un roc !

Christian Vander :
(silence)... Christian Vander... c'est difficile en un mot mais...

En deux... (long silence)... la folie est prise, tu l'as utilisée pour Jannick Top.
Oui... c'est pas un fou Christian, c'est un tendre... c'est un enfant qui n'a pas fini de grandir... l'éternel enfant on va dire.

Lockwood :
Heureux

Tu participes cette année avec Romane au Festival de la guitare d'Aucamville (http://guitare.festival.online.fr), nous sommes près de Toulouse... tu as des liens privilégiés avec la ville rose ?
Oui parce qu'on est venu souvent à l'époque jouer au Théâtre du Taur avec Magma, c'était vraiment des étapes que j'appréciais particulièrement.

Tu sais qu'il y a un disque qui est sorti de ça...
Je sais oui, on ne me l'a jamais envoyé...

Je pensais aussi à Nougaro, la ballade irlandaise...
La ballade irlandaise... et puis j'ai toujours eu des liens... il y a même une période où j'envisageais de venir habiter Toulouse.

Ton programme tourne autour d'un hommage à Stéphane Grappelli, on a l'impression que tu y reviens toujours malgré tes multiples initiatives et explorations musicales...
Je trouve que Stéphane Grappelli est un musicien à tiroirs, c'est à dire que plus j'avance, plus je découvre son jeu qui paraît parfois superficiel, une énorme profondeur, un énorme contrôle et c'est assez inouï le génie mélodique et cette élégance et cette facilité de jeu concernant le violon qui est un instrument extrêmement complexe par rapport aux instruments que je côtoie un peu, ça n'a rien à voir, je suis très admiratif de cette facilité apparente.

Est-ce qu'il est facile d'être musicien aujourd'hui en France dans le contexte artistique et médiatique actuel, question vaste mais importante.
C'est pas plus difficile qu'avant ! On est musicien pour la musique, on est pas musicien pour le business. Se faire entendre... effectivement à l'époque, dans les années 70, on était dans une époque rebelle, il y avait tout à faire, tout à tenter, on avait le droit de tout tenter, c'était les années post-soixante-huitardes...

Tu ne penses pas que ça manque un peu aujourd'hui, ça ?
C'est autre chose, chaque époque de la vie a sa manière d'être et sa manière de faire, je le regrette et à travers l'école que j'ai ouverte (http://cmdl.free.fr), j'essaie de donner aux étudiants qui viennent, psychologiquement cet esprit rebelle un peu, pour devenir le plus créatif possible, à crier le plus fort possible ce qu'il y a à faire, ce qu'il y a à dire en les prévenant qu'entre la musique et le business, il faut choisir. J'ai toujours été surpris de gagner ma vie en faisant de la musique, pour moi ça a toujours été une passion.

Tu es internaute ?
Non, j'ai Internet chez moi mais c'est une perte de temps énorme quand on ne sait pas quoi chercher, ça m'aide quand j'ai besoin de trouver le nom d'un luthier, des détails techniques... je pense que l'outil Internet en est encore au stade de la préhistoire et tout ça devrait s'organiser, on en est maintenant à faire des bottins pour trouver des adresses donc on revient au papier tout le temps. Bien que je travaille beaucoup avec l'informatique, Internet c'est un petit peu jeune surtout que le marché est engorgé d'une multitude de sites qui n'ont aucun intérêt.

Une question un peu plus personnelle, tu avais un site...
Oui, que des gens avaient monté...

Comment se fait-il qu'on ne puisse plus y accéder ?
Ils ont fait faillite (NDR: le site a fermé durant le Festival), ils avaient les clés et je n'ai plus jamais entendu parler de ces gens là... de toute façon je n'aurais pas pu réactualiser, maintenant il faut que j'en fasse un autre...

Avec ton ordinateur, tu fais de la musique, tu es Mac ou PC ?
Mac !

Le MP3, Napster... c'est un danger ou une chance pour la musique ?
Napster, ils ne font pas ça pour les beaux yeux de la musique, ils font ça pour faire du fric.

Mais je parle de l'utilisateur par exemple...
Oui mais ça revient toujours au même...

Est-ce que c'est intéressant de télécharger de la musique gratuitement, est-ce que ça fait découvrir des artistes ou est-ce la porte ouverte au piratage ? C'est intéressant d'avoir le point de vue des artistes parce que le public est en contradiction par rapport à ça, les maisons de disques sont en train de crier haut et fort qu'il ne faut pas mais...
Les maisons de disques perdent du fric...

Oui mais elles en gagnent peut être d'un autre côté...
De toutes façons ils sont toujours gagnants. Si on respectait les droits des musiciens, oui... mais le problème c'est la répartition des droits, n'importe qui peut utiliser la musique... sur les disques on touche quand même des royalties... je ne suis pas pour mais de toute façon je m'en fous d'être pour ou contre parce que notre musique, elle n'est pas sur Napster (rires).

Il y a sûrement du Lockwood sur Internet !
Oui sur Internet... mais je crois que dans notre circuit encore, je pense que les gens qui achètent des disques sont des gens qui aiment bien avoir l'objet, ce sont les gros artistes qui ont du souci à se faire. Ce que je n'aime pas dans le procédé, c'est que c'est un mec qui file la musique des autres, il ne le fait pas gratos, le mec quoi, il a des annonceurs qui raquent derrière... si il reversait aux artistes une part de ce qu'il touche en annonces... y'a pas de problème, c'est du vol. Il n'a pas à vendre un truc qu'il n'a pas produit, il n'a pas mis un rond dans ce truc là et il en touche en plus...

Tu voyages beaucoup, comment vois-tu la France au niveau musical par rapport aux autres pays, que penses-tu du choix des musiciens qui s'exilent aux USA comme Ponty, Bunny Brunel et d'autres, c'est quelque chose que tu aurais fait ?
J'ai commencé à le faire avant, 85/86... le problème c'est que j'ai été papa tout de suite de deux jumelles, j'étais parti avec ma femme, donc avoir des enfants à New-York c'est très compliqué et puis après tout au bout du compte je suis vachement content de l'avoir fait, j'ai l'impression que j'ai un chemin qui est tracé et qui fait que les choses s'organisent autour de ce chemin... je suis rentré parce que je devais rentrer et j'ai consolidé ma carrière ici en France...

Il n'y a pas eu de rupture...
Il n'y a pas eu de rupture, j'ai consolidé, consolidé et je pense qu'une carrière à l'étranger va se déclencher, va s'amplifier dans les années qui viennent, je le sens...

C'est toujours d'actualité...
Mais d'une manière beaucoup plus profonde, il vaut mieux être demandé que demandeur, pour l'instant on commence à me demander.

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En attendant la sortie du livre qu'il est en train d'écrire, l'album live du groupe Fusion (Lockwood, Top, Vander, Widemann) qui sortira prochainement sera l'occasion de découvrir ou re-découvrir ces quatre pointures du Jazz européen qui, comme leur pote Petrucciani, n'ont rien à envier à nos amis d'outre-atlantique.

Propos recueillis par Eric Camilleri, le 28 Mars 2001 au Festival de guitare d'Aucamville

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