Top de la basse

Depuis plus de trente ans, ce mystérieux homme en noir promène son imposante silhouette derrière les vedettes de la chanson, ce qui ne l'a pas empêché de jouer un rôle fondamental dans Magma. Rencontre parisienne avec un artiste rare.
Par Yvinek

Jannick Top est impressionnant bonhomme, d'une force intimi-dante et d'une douceur affable. Il ne fait rien comme les autres, et ses lignes de basse telluriques ne doivent rien à personne. Lors de ce face à face, au milieu des cartons d'un appartement fraîchement étrenné sur les hauteurs de Belleville, il s'est exprimé avec simplicité, et intensité, avec ce petit rien de mystère qu'on retrouve dans tout ce qu'il approche, de Michel Berger à Magma.

Quel a été votre parcours?
J'ai emprunté un chemin totalement classique, piano à 5 ans, puis violoncelle et direction d'orchestre à 10 ans.

Comment en êtes-vous arrivé à d'autres musiques?
J'ai été élevé par ma mère - je n'ai pas connu mon père. Elle était blanchisseuse, et je ne me m'imaginais pas être à sa charge trop longtemps. J'envisageais de jouer du piano pour le plaisir, en amateur, et de poursuivre des études de mathématiques. Mais le destin en a décidé autrement: un ami qui allait s'installer à New York n'avait personne pour le remplacer dans son orchestre. Il m'a proposé de m'apprendre la guitare basse en trois mois. J'ai toujours été assez ouvert à la connaissance et à l'apprentissage, et j'ai relevé le défi. Il m'a appris le langage du jazz. Trois mois après, je jouais de la basse dans un orchestre de bal, voilà comment ça a commencé.



Sans transition du piano à la guitare basse?
Il y avait d'abord eu le violoncelle. Au début, j'accordais ma basse comme il se doit, puis mes oreilles étant déjà attirées par les fréquences graves, je me suis demandé : « pourquoi ne pas l'accorder comme un violoncelle, mais une octave plus bas? » J'avais 18 ans et, sans le savoir, j'ai été le premier à descendre aussi bas.

J'ai été l'élève d'Anthony Jackson, qui a rencontré certaines difficultés à imposer ces "fréquences inhabituelles". En avez-vous connu aussi ? Je ne me suis jamais vraiment soucié de ça: j'étais fait pour ça! A l'époque, je relevais sans relâche les lignes de contrebasse de Ron Carter avec Miles Davis, j'en avais des kilomètres dans mon appartement, du sol au plafond! J'étais impressionné par le fait que, quoi qu'il se passe autour de lui, il ne "bronchait" pas. Jimmy Garrison et James Brown étaient d'autres références importantes.

Vous alliez vers des musiques où la basse était un pilier...
Oui, je n'ai jamais été attiré par ce que j'appelle "la soupe aux choux", les grands bavards en musique. Mon oreille décroche au bout d'un moment. Il y a des exceptions : lorsque j'écoute Herbie Hancock, ça ne me gêne pas.

Comment avez-vous rencontré Christian Vander ?
En 1972, à Paris, il est venu m'écouter dans un club où je jouais avec André Ceccarelli. Quelques jours plus tard, nous jouions ensemble. Ça a fonctionné immédiatement entre nous. Nous avions en commun cette passion pour Stravinsky et Coltrane, l'influence des musiques de l'Est, une vision de la musique forte et originale. On était faits pour jouer ensemble : dans une rythmique, le bassiste porte absolument tout, il permet au rythme de s'exprimer, le batteur a besoin de ça pour jouer...

Vous auriez pu devenir un sideman jazz...
Oui, mais je crois que j'avais envie de faire des choses personnelles, et la rencontre avec Christian Vander m'a aidé à aller dans ce sens. J'ai trouvé là ce que je cherchais : jouer de la musique écrite, répéter, diriger...

... Plein de gens doivent vous dire : « Comment peut-on avoir un univers aussi singulier à travers Magma, vos propres compositions, Michel Berger, France Gall, Johnny Hallyday ? ! »...
Bien sûr, c'est une remarque qui revient souvent, et parfois sous forme de reproche. L'univers de Berger m'a permis de réaliser la force des mots, ce qui m'a fait un peu sortir de mon autisme : ce n'est pas rien. Le fait de passer d'un univers à l'autre ne m'a jamais posé de problème. Chacun de ces mondes me nourrit spirituellement, mais aussi financièrement.

Quand avez-vous commencé à vraiment évoluer dans le monde de la chanson, à travailler dans les studios ?
J'ai rencontré Michel Berger en 1974, et je ne savais pas que c'était Michel Berger - lui non plus d'ailleurs : il débutait, comme beaucoup de gens à cette époque. Je me souviens, avec Magma, lors d'une tournée en Angleterre, on avait rencontré Stanley Clarke et Lenny White. On ne savait pas du tout qui c'était, la notoriété n'avait guère d'importance.

Pourquoi fait-on si souvent appel à vous en studio?
Je ne sais pas! J'ai toujours pensé que c'était un mystère. Peut-être ai-je une personnalité, mais laquelle? Franchement, je n'en sais rien...

Les années 70, toutes ces séances, c'était vraiment l'époque florissante que l'on décrit?
Oui, vraiment, le disque était en plein essor. On en a fait des choses à l'époque... J'ai beaucoup travaillé avec des Anglais. Il y avait chez eux une façon différente de voir les choses, un rapport singulier au son, une manière très particulière de positionner les micros...

Faire plusieurs séances par jour, enregistrer sans vraiment savoir pour quel artiste : avez-vous connu cette effervescence?
Bien sûr. Mais avec mon autisme caractérisé, ce qui compte, c'est ce que je fais au moment où je le fais. Après, la personne, je ne la connais plus. En revanche, sur le moment, je m'investis à 100 %, que ce soit pour le voisin d'à-côté ou pour Berger.

Lorsque j'ai découvert Magma, il n'y avait rien qui ressemblait à ça, on était loin du modèle américain. J'ai le souvenir de concerts où la moitié du public était vêtue de noir et portait l'emblème du groupe autour du cou. Ça faisait quel effet de voir de fans déguisés en "vous" ?
On est tout simplement content, on voit un peu dans le public le reflet de son image...

Il y avait une dimension mystérieuse, voire un certain mysticisme dans Magma...
Chacun l'exprimait à sa manière, et Christian Vander de façon très empirique. C'est un homme qui est capable de s'asseoir au bord d'un lac et de rester immobile toute la nuit. De mon côté, je suis plus orienté vers le symbolisme, l'étude des religions, j'ai étudié la kaballe, le bouddhisme, René Guénon, Gurdjieff, j'ai consacré beaucoup de temps à tout ça. On exprime notre manque d'ailleurs par ce que l'on est, donc forcément ça passe par la musique et, dans Magma, c'était une dimension assez présente, on a d'ailleurs été beaucoup critiqués pour ça.

Je me souviens d'avoir, à l'époque, beaucoup entendu dire : « C'est …un groupe de fachos! »...
Il y a eu ce genre de petite guerre, effectivement, mais il suffit de dire que l'on croit en l'homme pour paraître suspect aux yeux des sceptiques. Il n'y a rien de plus "facho", en tout cas, que la connerie.

Avez-vous parfois ressenti le désir de vous consacrer exclusivement à votre musique?
Aujourd'hui, je suis à un tournant de ma vie, j'ai envie de transmettre ce que j'ai appris, de passer plus de temps sur mes projets. Je suis en train de terminer une suite de plus d'une heure qui, pour le moment, s'intitule Deus Infernal Machina. J'y travaille depuis quatre ans, c'est une pièce très puissante, pour choeurs bulgares et rythmique, Christian Vander y a participé. C'est un peu mon "oeuvre"..: Après, je passerai à autre chose, il va falloir que je cherche un label, je pense que ça ne va pas être une chose facile en France. J'aimerais jouer ce projet sur scène.

Ecoutez-vous ce que font les jeunes aujourd'hui?
J'écoute beaucoup de choses assez éloignées de l'expression instrumentale, des groupes suédois, entre autres, qui proposent une musique assez abstraite. Je suis en train de faire des recherches sur des phénomènes acoustiques, les formules chimiques, je suis passé complètement de l'autre côté dans ma quête, j'ai besoin d'aller vers de nouvelles nourritures...

CD "Le Lann Top" (Nocturne)
CONCERTS Le 10 novembre à Quimper, du 3 au 5 janvier à Paris (Sunset).

Zïha : Françis Lecointe


 

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