Au service de la Zeuhl
Dans le kobaïen, le langage imaginaire de Magma, la Zeuhl désigne la musique telle que la conçoit Christian Vander. Depuis quarante ans, elle est portée par des artistes de grande valeur qui se sont pliés à ses exigences. Beaucoup sont familiers de Jazz Magazine.
Les grands artistes connaissent les mêmes inconforts: incompréhension, adulation, désaveu, problème d'image, de classification... quand on chamboule le paysage musical, même durablement, ça grince. Même questionnement sur l'identité musicale du groupe. Magma ne rentre dans aucune catégorie et, comme ça se produit en botanique, il faut lui créer une branche à part, unique. Pas très pratique. D'autant qu'en quarante ans, Magma aura pris soin de passer par de multiples mutations et métamorphoses. Avec cette conséquence: à chacun son Magma. Celui d'avant pour les uns, celui d'après pour les autres, celui de tel album, etc. II faut dire qu'un sigle mystérieux, une langue inventée et une entière cosmogonie, cela attise les réactions exacerbées. Mais s'il ne s'agit "que" d'écouter Magma, y percevoir une parenté avec le jazz n'a rien d'inconvenant : dans un territoire où les musiques européennes côtoient les formes les plus originales du Third Stream. Magma est certes un ovni, mais moins encombrant que fascinant. Comme l'explique souvent Christian Vander, la mort de Coltrane lui offrit un élan créatif et existentiel. En quarante ans, la légitimité n'a jamais fait défaut à ce legs fructueux que le batteur a su constamment transfigurer, sans jamais se livrer à l'imitation, comme si, louvoyant entre jazz et musiques dites progressives, il était parvenu à démêler et recomposer à sa façon ce qui chez Coltrane relève de la tradition et de la vision. Si l'on remonte à Cruciferius Lobenz, formation où joua Christian Vander (ainsi que le pianiste François Bréant, figure de l'underground français de l'époque) et qui devait, initialement, accompagner le chanteur Ronnie Bird, l'émancipation esthétique est déjà bien amorcée en dépit du contexte encore très rhythm and blues. Les deux premiers albums de Magma, cette formation cuivrée aux compositions raffinées, pourront laisser l'illusion qu'on assiste à l'émergence d'une sorte de jazz-rock français mélangeant jazzmen, musiciens plutôt rock et adeptes de l'entre-deux. Mais la suite, échappant à tout étiquetage stylistique, contredira constamment cette impression. Pourtant, en quatre décennies d'existence, les musiciens ne cesseront d'affluer de tous les horizons, les changements se faisant au gré des rencontres, longtemps marqués par les aléas du service militaire. Teddy Lasry déclarait déjà dans une interview en 1971 : «De toute façon, des musiciens, il en passera encore dans Magma! "
L'IMPLICATION
Passer dans Magma est une chose, mais y rester en est une autre, qui exige un engagement total. Le guitariste Brian Godding, qui n'est pas inconnu de la scène jazz anglaise, se souvient: " L'implication des musiciens dans Magma était assez impressionnante et même si j'y suis resté peu de temps, j'ai beaucoup appris en termes de persévérance, de travail, de technique, d'objectifs à atteindre. Christian m'a demandé de rester dans le groupe après l'enregistrement du disque [NDR "Köhntarkôsz"] mais ça faisait alors un moment que j'étais loin des miens qui vivaient en Angleterre et je commençais à avoir un peu le mal du pays. Par ailleurs, on peut le dire aujourd'hui, je n'étais pas tout à fait sûr d'être un guitariste suffisamment à la hauteur pour m‘honorer équitablement de cette mission. "CHAISES MUSICALES
De fait, la musique de Magma ne relâchera jamais son très haut niveau d'exigence en matière de maîtrise instrumentale. Les jazzmen paraissent tout désignés pour y répondre, mais ce degré d'implication dans une musique très écrite ne laissant que très peu d'espace à l'expression improvisée explique les nombreux mouvements de personnel, notamment avant l'enregistrement en 1973 de "Mekanik Destruktiw Kommandôh". Cet album marque une prise en main définitive de Magma par son batteur et signale les défections de Francis Moze, Louis Toesca, François "Faton" Cahen et Jeff Seffer. Ces deux derniers sont partis dès 1972 pour donner forme à leur propre projet Zao, non sans profiter de l'expérience acquise dans Magma. En 1973,1'orchestre compte deux claviers aux destins assez typiques des compétences requises par Vander: Gérard Bikialo promis à une carrière dans la variété et Michel Graillier qui s'imposera bientôt sur la scène du jazz. En 1975, déjà remarqué pour avoir largement contribué aux extravagances des compositions de Rhesus O auprès d'autres compagnons de Magma (Francis Moze et le saxophoniste Alain Hatot), Jean-Pol Asseline assure une présence discrète mais suffisamment décisive pour que sa disparition marque le groupe. II est remplacé par Patrick Gauthier qui donne désormais la réplique à Benoit Widemann. Les deux hommes noueront des complicités distinctes au sein de la nébuleuse Magma, Widemann avec Didier Lockwood et Jannick Top au sein du groupe Fusion dont Christian Vander sera le batteur, Gauthier avec Bernard Paganotti au sein de Weidorje avec notamment les frères Guillard, tandem trompette-sax qui prêtera ses services à Magma. Le groupe est grand consommateur d'ins-truments à vents, souvent recrutés dans les rangs des orchestres de chanteurs comme Eddy Mitchell ou Johnny Hallyday. Mais l'on croise aussi dans les formations du batteur, souvent pour de brefs séjours, des musiciens familiers au lecteur de jazz Magazine, tels les trompettistes Tony Russo, Yannick Neveu et Aymeric Avice. les trombonistes Jacques Bolognesi, Denis Leloup et Christian Guizien, les saxophonistes Michel Goldberg, Robin Kenyatta, Rémi Dumoulin et Hugues Mayot. Lorsque, en mai 1973, Magma part jouer aux États-Unis, ce sont les frères Brecker qui tiennent le pupitre sur scène.
RENAISSANCE
Tandis que Magma parvient à maturité et s'essaie successivement à d'autres prises de risques (et parfois quelques voies sans issues), ChristianVander renoue avec la scène jazz et joue en club. Il monte en 19791a formation Alien Quartet où les claviers de Benoit Widemann, Patrick Gauthier et Jean-Pierre Fouquey se verront donner la réplique par la basse de Dominique Bertram. Le Vander trio qui en résulte verra alterner différents complices au piano Jean-Pierre Fouquey, Francis Lockwood, Michel Graillier, Emmanuel Borghi) et à la contre-basse (Alby Cullaz, Emmanuel Grimonprez, Philippe Dardelle, Frédéric Briet). Les quartettes et Welcome ont accueilli au fil des années les frères Belmondo, les saxophonistes Eric Prost, Christophe Laborde,Yannick Rieu ou Ricky Ford, dans des rôles solistes à faire pâlir d'envie les premiers compagnons de Magma. Parallèlement, empruntant son nom à l'une des dernières compositions de Coltrane, Offering voit le jour en 1983 alors que Magma entre dans une phase de sommeil ou de longue gestation. Sa renaissance récente fait apparaître une nouvelle génération de musiciens qui se sont révélés dans les différentes formations animées entre temps par Christian Vander. II faut voir dans ces différentes ramifications la déclinaison d'une admiration jamais trahie pour Coltrane. Comme chaque nouvelle branche émanant de Magma, le nœud formel se desserre et libère un lyrisme que Magma n'atteint qu'au prix de cheminements anguleux, revêches et escarpés. Mais entre les formes jazz plus simples, plus épurées et les longues incantations musicales de Magma, une parenté profonde se dessine en filigrane. Quarante ans... avec l'allongement de la durée de vie en France, on ne peut qu'attendre ardemment les prochaines décennies autour de Christian Vander. Avec un respect profond et admiratif !
Remerciements à Stella VanderAnne Ramade
Jazz Magazine N° 597 - Novembre 2008Issèhndolüß Akhazhïr