Mon Batteur et Moi

Tu as commencé la basse après des études de violoncelle et piano, comment as-tu abordé le rythme?
Je me suis tout de suite penché dessus, j'ai travaillé de long en large le "Turner rythmique", en commençant avec le métronome très lent, en bossant toutes les formules rythmiques. Je me faisais des cellules de deux mesures, et je travaillais des heures.

Tu es réputé pour ton tempo et ta mise en place, dès le début le rythme te semblait primordial?
C'est un hasard, en fait... Comme quoi on va parfois là où on doit aller! J'avais fait du classique, je ne savais pas ce qui m'attendait. Mais quand j'ai commencé la basse, il y avait deux choses pour moi à travailler: d'une part l'écoute des rythmiques basse/batterie, d'autre part la pratique du rythme et de l'harmonie "par le dessous", qui est quelque chose d'empirique. Il y a trois notions: la basse de l'accord, la fondamentale, et après il y a ce qui se joue en bas, qui est entre les deux; pour moi, la basse est là! J'ai bossé des pages et des pages de Tony Williams (batterie) et Ron Carter (contrebasse) ; je relevais tout, je jouais la basse en écoutant les cycles de batterie.

As-tu joué en groupe dès le départ?
Tout de suite! La musique ne se joue pas seul, ou alors à la maison...

Es-tu tombé sur de bons batteurs ?
Oui, j'ai eu de la chance! Vincent Séno, à l'Alhambra de Marseille où tu passais du cha-cha au jazz, du tango au rock, c'est un apprentissage énorme. Vincent jouait du jazz, il avait un charisme monstrueux, il ressemblait à James Bond! Beau mec, il jouait très bien en regardant les filles du coin dé l'oeil! Quand tu débarques tout jeune, c'est impressionnant (rire) ! J'ai beaucoup appris de lui, j'ai tout de suite été aspiré vers le haut! J'ai beaucoup appris aussi avec Marcel Sabiani, batteur du sud également.

Tu as eu affaire à des gens plus avancé que toi, et tu devais suivre?
Voilà! À l'époque, pas de portable, pas d'internet, de cours ou méthode de basse tu étais seul chez toi; point! Si tu tombais sur une méthode de sax de Joseph Viola, tu étais content! Moi je sentais la basse trop haute pour mon oreille, je me disais « C'est un fifre! » (rire). Je l'ai descendue en Ré d'abord, puis en Do, avec l'accordage en quintes du violoncelle. Séno m'a fait rencontrer le pianiste de Sue Da Silva, qui logeait dans une pension de famille fermée la nuit; nous jouions en club, donc il traînait jusqu'à 7 heures du matin! Et il m'a dit: « Voilà les différents modes, les différents types d'accords, etc ». Il était là une semaine, et toutes les nuits de 2 heures à 7 heures, j'ai engrangé de quoi travailler! C'est une grande chance d'avoir fait tôt ce genre de rencontre...



Tu es monté à Paris rapidement?
Oui. j'étudiais les maths mais j'ai arrêté pour la basse. J'avais le goût du travail, pendant deux ans j'ai bossé la basse des heures par jour! je refaisais une villa et en échange, j'étais logé. Puis je suis monté à Paris, et ce fut la rencontre avec André Ceccarelli et le groupe Troc. Et là, c'est la "soucoupe volante", encore vers le haut! La finesse, le son, le jeu, la maîtrise des cymbales... C'est un félin, c'est monstrueux! Et après, bien sûr, Christian Vander! Ç'a été un électrochoc! j'adore la musique russe, la musique "habitée", Stravinsky, Bartok, Coltrane aussi... En même temps, j'ai des origines à cheval entre les îles et la Pologne... Et là j'avais de quoi faire!

Christian était déjà un "mutant"?
Oui! Ce qu'il joue vient "d'ailleurs", pas d'un ressenti qu'on apprend... Ce sont des éléments d'interprétation, ça vient d'autres énergies, c'est un Martien! Surtout dans sa conception de la batterie, pas métrique, de "division du temps", mais d'avant et après, autour, c'est une conception vibratoire. On ne sait pas où est le temps, mais lui le sait. Quand je disais: « Le temps est là », il me faisait confiance, et c'était réciproque. C'est vraiment une question de compréhension du langage de l'autre!

Vous êtes complémentaires, toi plutôt "terrien" et lui plutôt "aérien"...
Oui, une rythmique, c'est ça; à l'inverse, écoute le pianiste Bill Evans en trio avec Eddie Gomez (contrebasse), si le batteur jouait beaucoup aussi, ça ne collerait pas! Il faut un équilibre, écoute Tony Williams avec Ron Carter, le seul contrebassiste qui peut faire du tempo pendant vingt minutes sans une
intervention! C'est monstrueux, quelle puissance! Et Williams "envoie" derrière... Écoute Elvin Jones avec Jimmy Garrison qui fait trois notes, mais quel grand bassiste! Elvin peut "mettre le feu", et ça fonctionne ! Pour en revenir à Christian, je ne pensais pas retrouver ça avec un batteur, et je l'ai retrouvé avec Damien Schmitt. C'est différent, Vander est comme un ordinateur multitâche, avec un jeu vibratoire, il a "la tête partout"! Alors que Damien, ça passe par une analyse de la division du temps, qu'il déborde après; il est métrique au départ, puis divise le temps, accélère, ralentit, sachant toujours où il est. Je ne pensais pas retomber sur un batteur aussi allumé! J'ai retrouvé la même "force de l'au-delà"! (rire) Tu as intérêt à maîtriser ça, car s'il marque deux doubles croches en l'air, tu peux croire qu'il joue deux croches, et c'est la peau de banane! Bref, tout est échange avec le batteur. Naturellement il y a eu Claude Salmiéri, avec qui on a eu de super-échanges, notamment le groupe STS, qui malheureusement s'est mal terminé... Mais il a beaucoup compté pour moi. C'est sûr que quand tu tombes sur des Ceccarelli, Vander, Salmiéri, Schmitt, tu te dis: « I am happy and combled ! » (rire).

Tu as travaillé avec d'autres batteurs...
Oui, Yves Sanna, "le char d'assaut" (rire) ; avec Hallyday qui veut toujours presser, il faut "tenir la baraque"! Yves a cette qualité, il ne bronche pas et a une grosse frappe. Il y a eu Jean Schulteiss, premier batteur rencontré en séance à Paris, sur la musique de "L'Héritier"; encore l'aspiration vers le haut: Michel Colombier, Schulteiss, Claude Engel ! Moi j'arrivais sans savoir où mettre mon petit Ampég bourré de coussins! (C'était mon arme secrète, ça faisait un son énorme, et qui restait là!) Schulteiss avait une conception de percussionniste à la batterie. Et il jouait derrière, ce qui n'était pas courant. Avec Henri Giordano, pianiste qui m'a le plus impressionné en France, "il aurait pu être Hancock" ! Il jouait très au fond, écoute l'album de Troc, et le premier Ceccarelli, ça fait très mal! Maintenant on peut tout recaler: bourreau, fais ton oeuvre ! (rire) Mais ça permet aussi de jouer différemment, des batteries totalement binaires avec des choses un peu ternaires, etc. Schulteiss avait un jeu un peu ethnique, proche de ce que j'entendais sur les radios du Sahara occidental que je captais, et d'où viennent des idées comme "Soleil d'Ork"...

Tu as joué avec Manu Katchê?
Non, c'est un hasard... On le reconnaît entre mille, sa finesse de jeu, ses cymbales, son son de caisse claire... Je connais de très bons batteurs qui sont bêtes (rire), lui est très intelligent; il a su mettre à profit son unicité, en proposant ça à de grands artistes internationaux... Et ça, chapeau !

Avec Michel Berger, tu as enregistré avec Simon Phitlips...
Oui! C'était assez déroutant, très inventif dans la maîtrise du débit... Il était jeune et m'a impressionné! On était jeunes... quand on était petits! (rire) Avec Magma, on a tourné en Angleterre avec Return To forever (Stanley Clarke, Chick Corea, Lenny White...) ; parfois on jouait avant eux, parfois après.:. Personne n'était encore connu... Après, tu te dis: « Quand même, j'en ai pris plein la tronche, c'était gravissime! » (rire) Pour finir, n'oublions pas Thierry Arpino, fils d'André avec qui j'ai joué il y a longtemps, qui remplace régulièrement Damien Schmitt dans le quartet Le Lann/Top; il a un jeu très fin, très chaud, plus "terrien", ce qui me permet de jouer différemment, de m'échapper"...

À visiter: www.myspace.com /jannicktop & www.jannicktop.com

Thierry "Fantobasse" Menu – Photos : Pierre-Emile Bertona
Batteur Magazine N° 210 – Janvier 2008


Issèhndolüß Akhazhïr

 


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