Toujours active, la formation dirigée par Christian Vander demeure une puissante force souterraine du rock hexagonal. Le visionnaire leader, inventeur du langage kobaïen, raconte en détail l’hallucinante épopée.
Par Philippe Manœuvre et Phillipe Thieyre
Photos Dominique Cazenave

Dans les locaux parisiens de Harmonia Mundi, Christian Vander, batteur extraordinaire, chanteur, compositeur, propulseur d'énergie et leader naturel de Magma depuis 40 ans, affiche une belle forme. Il raconte la genèse d'un groupe né à l'origine de son amour pour le jazz, en particulier pour le saxophoniste John Coltrane mort en juillet 1967.

Christian Vander : "La mort de Coltrane a failli a provoquer la mienne. J'ai d'abord cherché à le suivre dans cette voie-1à. Je ne pensais pas à la musique. Pour moi, tout était perdu. J'ai bu de l'alcool, pris des drogues. Une manière de me suicider... Deux ans plus tard, à Turin, après avoir erré une partie de la nuit, quand je me suis réveillé au matin, la. ville était comme illuminée. J'ai alors ressenti que John Coltrane n'était pas parti pour que je me laisse aller de cette manière. L'idée de rentrer à Paris s'est imposée subitement, comme une extase mystique. De la gare, j'ai appelé ma copine pour lui dire que je partais sans savoir pour combien de temps et sans vraiment connaître les raisons de ce départ. C'est pour ça que j'ai dit un jour que Magma est né au printemps 1969 à Turin." A partir de la fin des années 50, les disques et les prestations de John Coltrane, pour qui eut la chance de le voir, furent les références ultimes pour de nombreux musiciens comme pour les simples amateurs. Cependant la gloire, la renommée et la place singulière qu'occupe Magma dans le paysage musical, non seulement fiançais mais mondial, de ces quarante dernières années ne sont pas celles d'une formation de jazz mais d'un groupe qui a su comme personne offrir une musique différente, à la fois au croisement de tous les styles, mixant jazz, rock, pop, classique, et totalement originale. Son parcours ne fut pas une longue route balisée entre la difficulté de se faire reconnaître par les médias pour cette troupe inclassable, les tournées harassantes, les séparations, les projets personnels de Vander (Offering, Christian Vander Trio, etc) et les innombrables changements de musiciens. Sur ce dernier point, comme les Mothers Of Invention de Frank Zappa, Magma est souvent considéré comme une incroyable pépinière de talents, plus d'une centaine de musiciens y étant passée à un moment ou à un autre de leur carrière. Parmi eux figurent la fine fleur des requins de studio et les accompagnateurs les plus recherchés, tous profondément marqués par leur passage. Au final, hormis d'innombrables enregistrements live sortis postérieurement, dix albums dont un double en public ponctueront la trajectoire d'un groupe qui peut se vanter de posséder un fan-club important et dévoué et d'attirer à chaque renouvellement, à chaque renaissance, de plus en plus de jeunes adeptes. Christian Vander : "J'étais encore gamin, entre cinq et six ans, quand ma mère me traînait avec elle dans les clubs de jazz (comme le Chat Qui Pêche ou le Club Saint-Germain - NdA). Là, assis à côté de la batterie, j'écoutais Art Blakey, Kenny Clarke et tous les grands. Un vrai rêve. Vers dix ans, en 1958, j'ai découvert Miles Davis avec John Coltrane dont ma mère me fait remarquer le son extraordinaire. J'ai adoré Coltrane plus que tout mais, en ce qui me concerne, au plus loin que je remonte, j'ai toujours été hypnotisé par la batterie, les cymbales. A cette époque, on était un peu saturé par l'accordéon et par le `Petite Fleur' de Sidney Bechet. En même temps, j'ai appris que Coltrane était fan de Bechet... Dans ces années-là. également, le batteur Elvin Jones était le meilleur ami de Bobby Jaspar, un saxophoniste et flûtiste belge, lui-même meilleur ami de ma mère. Ainsi, j'ai connu Elvin avant son entrée dans le célèbre quartette de Coltrane. Mon apprentissage de l'instrument s'est fait sur le tas, en m'entraînant tout seul. J'ai bien essayé de prendre quelques cours au conservatoire avec un Professeur de tambour que connaissait Maurice Vander (le père de Christian, pianiste de jazz réputé et accompagnateur patenté de Claude Nougaro - NdA) . Lors de ma visite, cet enseignant n'était pas très emballé à l'idée de m'accueillir en cours d'année, me montrant à quel stade étaient déjà parvenus ses élèves. J'en ai regardé et écouté un, il m'est apparu tellement out et raide que j'ai immédiatement décidé de continuer seul."

Quand je suis rentré de Turin, je n'avais pas encore de groupe, ni de compositions personnelles. Au milieu des années 60, avec mon copain le bassiste Bernard Paganotti, qui aurait dû intégrer la mouture initiale de Magma s'il n'avait eu des obligations à ce moment-là, j'avais fait partie d'un groupe de l'époque yé-yé, les Chineese. Quelque temps après, nous avons changé de style en devenant Cruciférius Lobonz, nom sous lequel nous avons publié, avec Bernard au chant, un 45 tours. Après mon départ, les autres ont continué sous le nom de Cruciférius et ont enregistré un album. Quant à moi, un jour de 1969, poussé par l'envie de réaliser quelque chose de différent, j'ai réuni au Gibus une vingtaine de musiciens parisiens réputés qui se plaignaient de leur condition, rabâchant sans cesse qu'ils n'avaient pas l'occasion de s'exprimer comme ils le voudraient. Ils buvaient du whisky, chacun à sa place, mais rapidement le silence s'est installé. Alors, j'ai grimpé sur une table en les admonestant, les traitant de bande de cons et les incitant à se remuer un peu. Je leur ai dit qu'on allait monter un groupe, un vrai grand projet. Finalement, quelques-uns ont semblé intéressés mais, quand ils ont entendu que ce n'était pas payé, ils se sont évaporés dans la nature. Lors d'une tournée des plages sur la. côte d'Opale, j'avais rencontré Laurent Thibault. Une complicité s'était établie entre nous et il a décidé de s'investir dans la création de Magma,. Ce musicien polyvalent et autodidacte s'était mis à la basse, en 1968, au sein de Zorgones, formation qui comprenait également Francis Moze aux claviers et Lucien Zabuski alias Zabu au chant. Nous avons répété un peu tous les deux, puis notre duo a été rejoint par les deux autres. Finalement, Laurent Thibault s'est retrouvé derrière les consoles, à la réalisation et à la production, Francis Moze qui pigeait tout de suite les variations rythmiques, a pris la basse et Zabu a été remplacé par Klaus Blasquiz. Drôle d'histoire que le recrutement de Klaus ! Quelqu'un me l'avait présenté sans que je l'aie entendu auparavant. En regagnant le studio, après une première discussion dans un café, il me sort un carnet de blagues particulièrement lourdes. J'étais atterré. J'ai immédiatement pensé que ce n'était pas possible. Ce gars-là ne pouvait pas entrer dans le groupe. Il n'avait pas le niveau. Finalement, sa cooptation est massivement rejetée par un vote : à l'unanimité moins une voix, on décide de conserver Zabu, qui avait chanté avec nous sur la côte d'Opale. Klaus est vexé. Peu après, on attaque une maquette sans la voix, seulement la rythmique et les cuivres de Johnny Hallyday. En réécoutant la bande, j'entends une voix incroyable dans le fond qui chante la mélodie. On m'apprend que c'est Klaus qui assistait à la séance dans un coin, assis près du piano. Immédiatement, nous partons à sa recherche et nous lui proposons la place." A son intégration, Magma avait enfin pris forme même s'il y eut encore des entrées et des sorties avant l'enregistrement du premier disque, "Magma", double album paru en 1970, sur lequel se côtoient des musiciens venus du classique comme Teddy Lasry, du jazz et du rhythm'n'blues comme le pianiste François Faton Cahen, les cuivres Richard Raux, Alain Paco Charlery et René Garber (absent du premier enregistrement, il reviendra pour le troisième, "Mekanïk Destruktïv Kommandôh") et du rock comme le guitariste Claude Engel. Les uns viennent de Paris, les autres de province, mais tous doivent se plier à une discipline de travail inhabituelle dans le milieu du rock français. Christian Vander : "Aux Etats-Unis, il y a tellement de bons musiciens qui postulent pour une place dans un orchestre à succès comme celui de James Brown, par exemple, qu'il est facile d'instaurer une discipline. Ici, c'est un peu différent, plus difficile de faire accepter les contraintes. Mais il y avait quand même des musiciens extraordinaires, souvent arrivés de province, comme Claude Engel venu de Tours."


Ce qui frappe quand on écoute le premier album de Magma, paru en 1970, c'est précisément ce swing extraordinaire par rapport aux groupes français de l'époque. En 1969, les reprises de succès américains ou leurs copies quasi conformes dominaient encore la pop et le rock français. Tout demeurait encore cloisonné selon des schémas préétablis. Ainsi, pour être considéré comme appartenant au monde du jazz, il fallait respecter des règles bien strictes sinon c'était l'intégration systématique dans le fourre-tout d'une dénomination pop comme on disait alors. Dans cette catégorie disparate dont les plus brillants représentants commençaient seulement à entamer une véritable mutation, peu de batteurs réussissaient à entraîner aussi loin un orchestre de dix musiciens. L'apprentissage du jazz combiné à l'apport d'instrumentistes venus d'horizons divers et à l'esprit libertaire de ce rock alternatif a pu créer une symbiose originale. Christian Vander : "J'avais des amis avec qui on jouait du Cream. On me disait d'écouter Clapton. Même si j'appréciais ce que j'entendais, au bout de quelques minutes, je préférais revenir à John (Coltrane). De leur côté, la plupart de ces mêmes copains trouvaient la musique de John trop compliquée, trop intellectuelle, son jeu trop difficile d'accès. Bien des années plus tard, en Angleterre, après un concert de Magma, j'ai rencontré Clapton à qui j'ai demandé ce qu'il écoutait à l'époque de `Fresh Cream' (le premier album des Cream paru en décembre 1966). Il m'a répondu : `John Coltrane !'Je n'étais donc pas tout seul. Cette influence coltranienrie se faisait d'ailleurs sentir dans le jeu du batteur Ginger Baker qui frappait la grosse caisse à l'envers, utilisant les contretemps... Au départ, j'étais destiné à jouer du jazz, aussi je participais régulièrement à des bœufs dans des clubs parisiens avec les jazzmen français des années 60. Parfois, comme je jouais un peu binaire à la manière de Tony Williams (jeune prodige de la batterie révélé par Miles Davis), certains de ces derniers se moquaient gentiment de moi en annonçant au public qu'il allait assister à une démonstration de twist avec en prime la destruction d'une paire de baguettes."

Une des particularités de Magma, outre cette fusion détonante du rock avec Coltrane, Stravinski et Carl Orff, c'est l'invention d'un langage qui lui est propre, le kobaïen, avec ses sonorités, son vocabulaire et ses structures. Il apporte une trame et un support phonique originaux, d'autant plus forts que son approche surprend et qu'il garde une part de mystère. Ses composants sont-ils des sortes de hiéroglyphes ? Est-ce un dérivé de l'allemand ou d'une langue orientale ? En tout cas, ces mots inconnus servent de véhicules pour décrire le voyage intersidéral des Terriens rescapés de la destruction apocalyptique de leur planète vers la mythique Kobaïa, lieu de bonheur et de beauté. Christian Vander : "Le kobaïen a été créé à partir de la première mélodie qui m'est venue spontanément. C'était sur une plage de la côte d'Opale, lors de cette fameuse tournée encore une fois. Un type à côté de moi tenait une guitare dont il ne faisait rien. Bien que ne connaissant que deux ou trois accords, je lui ai demandé de me la prêter et j'ai commencé à chanter des sons improvisés, `kobaïa, kobaïa'.. . Aux répétitions, ces mêmes sonorités me sont revenues et sont sorties de ma bouche de façon quasi automatique, mécanique. Avec Laurent Thibault notamment, nous nous sommes mis à travailler là-dessus, à approfondir, à élaborer de véritables textes à la fois structurés et improvisés. Quand nous sommes allés au Japon, certains ont cru y déceler du japonais. D'autres fois, en d'autres lieux, c'était du polonais, de l'allemand, un mélange des deux. On a aussi mentionné l'Egypte, mais ce n'était qu'une image lors d'une composition, en référence à un tombeau, à une œuvre monumentale, mais mon travail n'est pas particulièrement axé sur ce pays ou cette culture, malgré ses mystères... Je ressens les sons. Il y a des lettres qui n'existent pas, des sons qu'on n'écrit pas de la même manière selon les ambiances. Que des paroles soient éructées rapidement ou murmurées lentement, les sonorités ne seront pas les mêmes et ne se transcriront pas de la même manière. La. transposition écrite, phonétique, suit constamment ce mouvement."

Magma se distingue également à ce moment-là de toute la pop française par son allure, sa mise en scène hiératique, son logo, son identité visuelle incroyable tirant vers le noir. En ces temps post-Mai-68 où il est bon de se révolter certes, mais surtout d'établir un lien communautaire, une forme de communion, de partage égalitaire brisant les barrières et les rapports de domination vis-à-vis des spectateurs, découvrir des hommes en noir, fermés sur leur musique, ce qui leur donne une attitude hautaine, tous porteurs d'un même pendentif comme une armée ou une secte, utilisant une langue inconnue et gutturale sur des rythmiques puissantes, agressives et parfois martiales, voilà qui en a surpris, bloqué ou énervé plus d'un. Cette perception du groupe rappelle, dans un contexte assez similaire, celle que durent ressentir les habitués du Fillmore de San Francisco, alors en pleine période hippie, lorsque débarquèrent les New-Yorkais du Velvet Underground, tout de noir vêtus, balançant leur psychédélisme sombre, dos au public. Heureusement, nos Kobaïens avaient les cheveux longs. Christian Vander : "En réalité, ce n'était pas une attitude recherchée, voulue, plutôt une manière de recueillement. Encore une fois, j'étais baigné par la musique de Coltrane. Sans avoir vu ses derniers concerts, je savais, par un photographe américain, qu'il se produisait pratiquement dans la pénombre, que pour pouvoir le photographier, il fallait attendre qu'il se déplace dans un coin et allume son cigare. Nous avons commencé comme ça, avec seulement deux lumières, une rouge, une verte. Pour les autres projecteurs, j'ai conseillé aux techniciens de les braquer sur les spectateurs puisqu'ils aiment ça. On a inauguré le circuit des MJC (Maisons des jeunes et de la Culture) avec Gong. Au bout d'un moment, nous nous sommes éjectés nous-mêmes de notre propre circuit en nous trouvant confrontés à un double problème : la concurrence des Anglais qui attiraient parfois plus de monde et la taille des salles. En effet, en province, celles-ci avaient pratiquement deux capacités d'accueil soit 1000, soit 3000 spectateurs. La plupart du temps, nous en déplacions autour de 1500, ce qui donnait une impression de vide ou tout au moins de non remplissage dans une salle de 3000. Pour la. tournée de 1978-1979, nous avons décidé de privilégier les capacités de 1000, refusant du monde certes, mais les organisateurs étaient très contents de voir des lieux bourrés pour des concerts dont la durée oscillait entre deux et trois heures. C'est pratiquement une question de dignité par rapport aux grands musiciens que j'avais découverts de tout donner sur scène jusqu'à tomber par terre d'épuisement. Au début, nous étions dix ou onze mais, pendant la période Jarik Top, plus que cinq et la durée des prestations était la même. Paradoxalement, ce recentrage s'est aussi révélé une force, car il est parfois plus facile d'avoir un son tendu, moins dispersé, plus puissant à cinq, voire à quatre pour reprendre `Mekanïk Destruktïv Kommandôh' alors que la. plupart des gens imagineraient plus facilement une version avec trente choristes et une grosse section de cuivres."


La sortie de "Mekanïk Destruktïv Kommandôh" (1973) est une date importante pour Magma. D'abord parce qu'il a été enregistré dans le Manor studio de Virgin en Angleterre, et qu'il s'agit là du disque le plus connu du groupe en France, mais aussi à l'étranger. Magma, même si ce n'est pas sur une grande échelle, acquiert un début de reconnaissance internationale qui lui permet de bénéficier de pressages en Angleterre, aux USA et dans toute l'Europe. Le tout suivi par des tournées qui prennent parfois de drôles de tournure comme en Espagne et plus précisément à Ibiza. Magma, par sa puissance rythmique, aurait-t-il trop défié les forces telluriques de l'univers ? Christian Vander : "Lors de ce séjour à Ibiza en 1974, il s'est passé des choses étranges, presque surnaturelles à tel point que tout cela peut paraître stupide ou naïf, que personne n'y croit réellement quand on les raconte. Chaque membre du groupe, de l'équipe, a sa version et a vécu des trucs vraiment dangereux et bizarres. Le seul qui soit passé au travers, c'est Klaus. Même des roadies anglais qui étaient avec nous m'en ont parlé après coup. Pourtant nous ne prenions pas de drogues. J'en avais consommé avant mais, au début de Magma, je ne buvais même pas de thé. Maintenant, il y a prescription, mais c'était comme un duel de forces, d'énergies contraires auxquelles Janik (Janik Top, bassiste de Magma à partir de 1973) n'est pas étranger. C'était à un point tel que, des années durant j'ai refusé d'en parler. Tout avait très mal commencé à Ibiza. Deux concerts sont programmés dans une arène de corrida. En entrant, nous nous apercevons qu'il y subsistait encore des traces de sang. Mauvais présage et forte sensation de malaise. Le premier soir, le concert s'arrête à minuit et quart. La police arrive alors, monte sur scène (l'Espagne était encore sous le joug du général Franco), nous indique que l'heure de fin fixée à minuit a été dépassée et que, si cela se reproduit le lendemain, nous irons directement en prison. Le lendemain soir, nous décidons de faire attention à l'heure, ce qui n'était pas vraiment notre style, et de tout stopper à minuit moins dix. La police revient alors et nous avertit que si nous ne jouons pas jusqu'à minuit, nous irons en prison. Une autre fois, je nageais avec Bikialo, le pianiste, lorsque je me suis retrouvé totalement bloqué dans l'eau. Il a dû m'aider à revenir sur la terre ferme. Parallèlement, Klaus découvre un oiseau mort en entrant dans son bungalow. Tout a continué comme ça. Sur le trajet du retour, une chambre avait été réservée dans un hôtel, un concert étant prévu pour le lendemain, mais je ressens une sorte de prémonition funeste. Embarquant Klaus avec moi, nous nous rendons à la gare afin de prendre le premier train en direction d'Avignon où se trouvait notre point d'attache. Le lendemain, j'apprends que l'hôtel qui nous était réservé avait flambé dans la nuit. Cette configuration de Magma n'a pas survécu à ces troubles événements dont j'avais d'ailleurs rédigé une relation que j'ai déchirée dix ans plus tard."

Christian Vander : Pendant l’enregistrement du pemier album, des musiciens attendaient à la sortie du studio avant de prendre la suite. L'un d'eux a commencé par chercher à quoi pouvait bien ressembler ce qu'il venait d'entendre. Faton Cahen l’a immédiatement interrompu dans ses réflexions en lui balançant que justement ça ne ressemblait à rien de connu jusque-là. A l'étranger, l'accueil a été plus direct. Par exemple, en Angleterre au Marquee, dans leur fief, après avoir entendu des `frogs' et autres quolibets, dès que nous avons attaqué `Kôhntarkôsz', c'était parti, les gens
sont rentrés dedans instantanément, sans arrière-pensées. Au contraire, en France, prédomine souvent l'impression que chacun regarde son voisin avant de réagir, se posant trop de questions avant de se laisser aller. Avec le Public, je me lançais régulièrement dans des discussions interminables mais, à l'époque, j'avais l'énergie pour me prendre la tête Pendant deux heures avec des gars après les concerts. En fait, ça ne sert à rien de discuter, d'essayer de convaincre. Seule la musique doit parler. Nous comptions aussi des fans complètement mordus, portant de longues capes noires... A l'époque, le jazz, le rock, le classique étaient bien compartimentés, mais pas pour moi. Chez moi, toutes les influences, toutes les musiques se mélangent en même temps et sans problème. Tout ce qui m'avait imbibé était important quelle qu'en soit l'origine. Quand je compose, j'essaye de trouver du différent, de l'inédit. La question n'est pas de retravailler sur des choses déjà faites. L'idée est plutôt d'en proposer de nouvelles, à moins que le public lui-même ne change. Si, par un heureux hasard, le nombre de spectateurs se démultipliait tout en se renouvelant, nous pourrions réinterpréter `Mekanik. . .'. C'est ce qui s'est passé lors des dernières reformations, nous nous y sommes replongés ponctuellement. Aujourd'hui, huit ou neuf musiciens font partie de Magma. Je n'ai envie de jouer qu'avec des gens qui s'investissent à fond, qui dégagent une énergie folle sur scène. Pas des musiciens blasés, qui pensent connaître le truc et qui s'en contentent. Pour moi, c'est toujours une affaire aussi sérieuse et grave . Quand je me rends compte que plus c'est dur, plus ça leur plaît, je trouve que c'est génial. Je cherche des gens comme ça... A titre personnel, je ne m'investis pas dans des séances pour d'autres compositeurs. J'ai décidé de me consacrer uniquement à un seul et vaste projet. Avant, tout au début, j'ai accompagné, pour des raisons alimentaires, Zanini. On me l’a reproché pendant des années aussi bien de la part du public que des musiciens. D'autre part, on ne travaille pas impunément dans la variété. Après il faut se remettre au niveau, comme Paganotti quand il a enfin intégré Magma."

Christian Vander : En général, j’apporte une matière musicale construite et cohérente sur laquelle les musiciens peuvent travailler s'ils ont de meilleures idées, la transformant parfois ou y greffant une ligne de basse, une ligne mélodique. Tout est bienvenu dès lors qu'est conservé l'esprit du morceau en question. Il n'y a jamais de souci à ce sujet, ni de conflit. De la centaine de musiciens qui ont œuvré dans Magma, au final il n'y en a qu'un seul pour avoir dit que c'était dur. En réalité, l'ambiance est souvent décontractée. Bien sûr, on travaille. Nous sommes tous là pour ça. Seules la discipline, la rigueur, la précision nous rendent libres et nous permettent d'ailleurs de flouter la musique si on veut. Ainsi, je demandais fréquemment dans mon projet Offering si tout le monde connaissait bien la mise en place . C'était parfait parce qu'on ne la jouerait jamais. L'idée, c'est de tourner autour, de surprendre le public, de se situer autre part. C'est magique. Si on ne précise pas trop le départ du morceau, ça laisse de l'espace. Quand on décompte `un, deux, trois, quatre'... tout le monde se précipite les uns sur les autres dès le premier temps. Moi, je ne compte jamais quatre : `un, deux... un, deux...' Ça laisse un temps de flottement, puis seulement on rentre dedans. Il faut détendre le tempo. En revanche, l'orchestre de James Brown démarrait sur le premier temps, mais c'était voulu. C'est une école, un son, le tight. Une fois j'ai assisté à une répétition de James Brown dans laquelle il essayait un batteur. Je sentais que ce dernier, ça ne collait pas : justement, il n'avait pas le tight. Brown a tout arrêté et commencé à expliquer au batteur ce qu'il devait faire. Les musiciens funky jouent à la double croche, l'impact du Tight étant plus tendu. Dès le premier instant, le son doit éclater et tous les accompagnateurs démarrent au quart de tour."

Christian Vander : « Giorgio Gomeslki (premier manager de Magma, de Gong, des Yardbirds et de bien d'autres, découvreur des Rolling Stones et créateur de label - NdA) est un escroc avec de la classe, donc on ne lui en veut pas. Le côté positif, c'est que je ne cherchais pas à gagner de l'argent, donc la mission a été accomplie au-delà de mes espérances. Giorgio nous a quand même permis d'intégrer un circuit. On n'avait pas de boulot à l'époque. Faton Cahen avait proclamé que le groupe était super et qu'en conséquence, il valait bien 5000 francs (760 euros) par concert en 1970, une somme importante en ce temps-là. Résultat : un seul concert dans la première année. Giorgio nous a convaincus que cette méthode n'était pas la bonne. Du coup, il nous a envoyés jouer à 1000 km, pas payés, pas d'hôtel et un sandwich dans le camion, mais nous avons touché un public nouveau, inaccessible jusque-là. On s'enfilait parfois 10 ou 15 heures de route entre deux concerts à raison de 25 représentations par mois. En arrivant, c’étaient immédiatement les balances. De toute façon, je n'arrivais pas à dormir dans le camion. Bien sûr, il y a eu des moments difficiles. Entre bénévolat et sacerdoce, le dévoué Louis Sarkissian s'occupait du matériel, d'autres comme lui n'ont pas toujours été récompensés de leur dévouement. C'est ce qui a fait craquer beaucoup de groupes à l'époque. De mon côté, j'acceptais la situation. Ç'aurait presque été un déshonneur de gagner de l'argent, bien qu'il faille reconnaître qu'une mauvaise situation financière additionnée à la fatigue des tournées créaient des tensions inévitables au sein des formations.. . Malgré tout, chaque fois, on espérait mieux et Magma. continuait d'attirer les musiciens. Giorgio, lui, avait parfois de drôle d'inventions promotionnelles et une utilisation étrange de notre argent. Une fois, il avait touché une avance assez importante d'A&M et eut une idée qu'il trouvait formidable. A l'occasion d'une prestation à New York au festival de jazz de Newport il avait fait fabriquer des boîtes de cachous frappés du sigle Magma. qu'il a décidé de distribuer à toute l'assistance à la fin du concert. Aucun d'entre nous n'avait eu le réflexe de lui dire que nous aurions préféré toucher un peu d'argent. D'autre part, j'avais signé un contrat avec Giorgio en laissant tous mes droits à sa société, Kigali, installée en Suisse. Au moment de signer, je lui avais dit que j'étais son frère, et donc il n'allait pas me faire un mauvais coup. Si c'était le cas, c'est lui qui se sentirait mal. J'ai donc signé tous les contrats sans les lire. Avec le recul, je ne suis pas sûr qu'il se soit senti mal... Aujourd'hui, je ne sais même pas ce que je touche. J'ai eu la chance d'être aidé à des moments très difficiles, mais je n'ai jamais cherché à faire des économies. Gainsbourg a brûlé un billet de 500 francs, moi, à une époque, j'en brûlais tous les soirs. D'ailleurs, je demandais souvent de la monnaie pour que ça parte moins vite. Cela. dit, le résultat était le même. Quant à mes royalties, j'ai longtemps signé mes feuilles de droit à la. SACEM au nom de John Coltrane. J'ai arrêté à la. mort d'Alice, sa veuve.»

La réputation de Christian Vander comme batteur dépasse largement le cadre des fans du groupe. Un des meilleurs qu'on puisse voir, sans aucun doute, mais qu'en est-il des autres et des productions actuelles ? Christian Vander : "Honnêtement, Ginger Baker ne m'a pas vraiment impressionné, mais l'inverse si, quand il a assisté à un de nos concerts de 1976, en même temps que Charlie Watts. Les seuls dont la technique m'ait bouleversé : Elvin Jones et Tony Williams. Ils respirent la. musique. Prenez `Evolution' de Graham Moncur III, le jeu de Tony le sublime, c'est une véritable symphonie de percussions . Quant à Elvin, son jeu n'est même pas pensable, c'est un extraterrestre. Il y a de très bons batteurs, mais eux deux, ils sont au-dessus de tout. Des jeunes musiciens sont prêts à entrer dans le groupe mais, pour le moment, je me sens bien avec ceux qui jouent à mes côtés. Dans les bons orchestres, si tout fonctionne, tout le monde est dans le bon positionnement au niveau de l'inertie de l'instrument. Il y a une place pour chacun, chacun doit éclater à point nommé dans le prolongement des sons. Etre en place, c'est être dedans. Il faut une discipline et avoir l'envie de continuer à la. fin de la répétition. Il faut garder la. flamme... A l'heure actuelle, j'entends aussi d'excellents morceaux, sauf qu'il manque une sorte de continuité. On prend un disque et on a l'impression qu'il y en a trois ou quatre à l'intérieur, au point de se demander si ce sont les mêmes musiciens. Ce qui fait les grands disques, c'est justement la continuité, la sensation d'unité, de compacité. Si on écoute un classique comme `Kind Of Blue' de Miles Davis, on y découvre un son, une unité de mélodie et quelques thèmes différents." La vie de Magma passe bien sûr par le disque, par ce coffret étonnant qui propose dix CD historiques, mais avant tout par la scène, là où les futurs adeptes peuvent découvrir toute sa puissance. A la veille d'une nouvelle et copieuse tournée, comment Christian Vander voit-il le présent et envisage-t-il le futur ? Christian Vander : "Magma, a un avenir tant qu'il évolue musicalement. L'important n'est pas de se fixer une limite, une date de péremption. ou quoi que ce soit, mais de sentir qu'il se passe toujours quelque chose, que les aspirations musicales sont bien vivantes, que l'inspiration et l'énergie sont bien présentes. Parallèlement, Offering m'a offert la possibilité de travailler plus spécifiquement sur la voix, sur son placement, ce qui m'a permis de progresser énormément. D'ailleurs, le 14 mai à Bordeaux, devant l'instance d'amis, avant de me produire le lendemain en quartette de jazz, je vais tenter l'aventure, non sans angoisse, d'une prestation en solo, piano et voix. Un récital de chansons plus intimistes pour la toute première fois, à ma manière quand même et sans rapport avec le disque de comptines ("A Tous Les Enfants..."). Des Japonais m'ont fait la. même demande... A chaque fois, je suis agréablement surpris en constatant le nombre de jeunes à nos concerts et le renouvellement de notre public. Magma ne passe pas souvent sur les ondes, voire pratiquement jamais, aussi j'ai l'impression que, justement, ils viennent pour affirmer une différence, dans l'espoir de découvrir autre chose, hors des normes. Ces jeunes sont aussi plus ouverts. Ainsi, dans les années 70, j'étais Christian Vander le batteur de Magma et pas question de sortir de ce rôle . Un concert solo comme celui de Bordeaux n'aurait pas été bien accepté. Aujourd'hui, il y a moins de sectarisme. Le public accepte plus facilement les changements de registre."

Coffret de dix CD "Studio Zünd" (Seventh Records/ Le Chant du Monde)

Ayant démarré â Toulouse le 30 janvier, puis au Casino de Paris du 12 au 14 février, la. tournée comprend de nombreuses dates dans presque tous les coins de l'Hexagone. Pour des infos détaillées : www.seventhrecords.com

Rock & Folk N° 499 - Mars 2009

Issèhndolüß Akhazhïr

[retour 2009]

[retour page d'accueil]