Magma absolu

Encore un anniversaire ? En ces temps où abondent les célébrations, le manque ne s’en faisait sans doute pas sentir. Mais cette fois, c’est différent, car l’anniversaire en question permet de parcourir à nouveau la trajectoire d’un groupe parmi les plus significatifs que le Vieux Continent avait vu naître au cours du XXe siècle. Nous parlons ici de Magma, qui en 2009 fêtera ses 40 ans. Le numéro 297 du mensuel français Jazz Magazine (novembre 2008) a dédié sa couverture à Christian Vander, le leader historique de la formation transalpine, et un dossier de 18 pages qui retrace les principales étapes de sa carrière. A première vue il peut sembler hasardeux qu’une revue de jazz se préoccupe d’un phénomène musical qui ne correspond pas aux canons de la musique afro-américaine. Mais la réalité est bien différente : voyons pourquoi.

Le 17 juillet 1967, John Coltrane meurt à New York d’un cancer du foie. De l’autre côté de l’Atlantique, en France, la nouvelle est un coup de massue pour un batteur de 19 ans, Christian Vander. Ce jeune homme est un enfant de la balle : son père adoptif, Maurice, est un pianiste de jazz confirmé. Dix ans auparavant, alors qu’il avait à peine neuf ans, Christian a rencontré John Coltrane, qui à l’époque jouait avec Miles Davies. Une rencontre fatale, puisque cet amour viscéral pour la musique de Coltrane devait le suivre toute sa vie.

L’année précédente (1966), Vander a formé son premier groupe, Les Wurdalaks, et a commencé à composer. Mais la mort de Coltrane est un coup trop dur.

Le jeune musicien abandonne la France et s’installe en Italie, d’abord à Milan puis à Turin. Il est engagé comme batteur dans le groupe du chanteur libanais Patrick Samson, qui connaîtra le succès avec « Soli si muore » (version italienne de « Crimson and Clover » de Tommy James and The Shondells). Le 23 mars 1969, alors qu’il se trouve encore à Turin, Vander accouche de sa propre créature : Magma. L’objectif est de compléter l’œuvre musicale et spirituelle qui s’est interrompue avec la mort du grand saxophoniste. Peu après, alors qu’il rentre en France, le batteur a une vision bien claire de son futur. Un après l’autre il assemble les tessons d’une mosaïque qui prend vie sous ses yeux. Il dessine le logo du nouveau groupe, un symbole à six pointes qui apparaîtra sur tous les disques, et réunit autour de lui un groupe de musiciens qui partagent son programme précis et ambitieux.

Dans cette période, en Europe comme aux Etats-Unis, le rock est en train de vivre l’une de ses périodes les plus créatives. C’est au cours de ces années que sortent les premiers concept albums, des disques dont les chansons sont liées par un thème commun. Fin 1968, les Pretty Things ont publié S.F. Sorrow, au printemps 69 sort Tommy, le 33-tours des Who qui deviendra le concept album par excellence, immédiatement suivi par les Kinks, avec Arthur (Or the Decline and Fall of the British Empire).

L’objectif de Vander est bien plus ambitieux : créer un groupe qui réalise une sorte de concept-album permanent en racontant une histoire complexe et articulée.

La Terre, étouffée par le chaos social et désormais privée de tout guide spirituel, est en train de mourir. Pour échapper à la catastrophe imminente, un groupe de gens part pour Kobaïa, une planète lointaine où commence une nouvelle vie. Mais le contact avec les Kobaïens est un traumatisme.

De ce scénario de science fiction, annoncé par des rythmes lancinants et par les arcanes fascinants d’une langue incompréhensible naît le premier disque, Kobaïa (1970). Le disque suivant, 1001 Centigrades (1971) poursuit dans la même voie, mais entre temps la formation a subi quelques changements. Le guitariste Claude Engel et les deux saxophonistes sont partis, tandis que François Cahen commence à utiliser le piano électrique. Le disque contient trois longues compositions parmi lesquelles ressort Riah Sahiltaahk, caractérisé par une variété rythmique et un chant répétitif.

Mekanik Destruktiw Kommandoh (1973) est généralement considéré comme le chef-d’œuvre du groupe. Epique, puissant, veiné de tons wagnériens, le disque rappelle ça et là certaines ambiances présentes dans les Carmina Burana de Carl Orff.

Kohntarkosz (1974) signe l’abandon des cuivres, mais la puissance expressive reste la même. Visionnaire, hypnotique, tranchant comme une lame, la musique de Magma est une mosaïque dans laquelle s’entremêlent jazz et avant-garde, rythmes obsessionnels et chœurs inquiétants, échappées mélodiques et architectures sonores complexes.

Dans ce genre de cas, parler de rock européen devient un oxymore, tant la substance contenue dans l’adjectif finit par laisser dans l’ombre le substantif. La référence à l’Europe n’est pas purement géographique, mais pointe des référents culturels précis, en l’espèce Bartok et Stravinsky surtout : « Si leur force vient du rock et du jazz radical, l’esprit, la forme et le contenu de leur œuvre sont sans équivoque européens », écrit Chris Cutler en 1979, dans Sound International.

En outre, comme l’admet Vander lui-même : « le lien avec la musique de Coltrane n’est pas perceptible à la première écoute : l’élément commun est la recherche spirituelle. »

A certains moments, la musique de Magma présente des affinités avec la dite école de Canterbury, aussi bien qu’avec certains traits du rock in opposition, incarné par Henry Cow et Univers Zero. Mais en réalité le groupe est plutôt étranger à ces ambiances.

Le disque le plus récent, KA, sort fin 2004, mais il a en réalité été enregistré entre 1971 et 1972. Vingt ans se sont écoulés depuis le précédent, Merci. Long intervalle, mais qui fut tout sauf inactif : Vander a donné plus de place au jazz avec le groupe Offering (au nom tiré d’une pièce de Coltrane). En 1986 il a créé son propre label, Seventh Records, pour pouvoir ressortir ses anciens travaux et poursuivre l’activité discographique du groupe, et promouvoir de nouveaux artistes.

Encadré 1 :
« Box Set »
Studio Zund est le titre du coffret publié par Le Chant du Monde pour célébrer les 40 ans du groupe français. Il regroupe les neufs albums studio, de Kobaia (1970) à KA (2004). Chaque disque, repressé en digipack, contient un livret riche de photos, notes et textes qui retracent la carrière du groupe. Un autre double CD rassemble des inédits variés, parmi lesquels une interview de Vander et la musique du film 24h heures, enregistré en 1970 avec la formation du premier disque. Sans la prétention d’être complet, mais malgré tout efficace, Studio Zund est le moyen idéal d’entrer dans cet univers musical autonome et original. (A. Mic)

Encadré 2
Satellites
Le terme zeuhl (céleste en kobaïen) recouvre un ensemble hétérogène de groupes qui dérivent d’une manière ou d’une autre de Magma : que ce soit ceux formés par d’ex-membres ou ceux qui ont été influencés par l’enseignement du groupe. Dans tous les cas, ce n’est pas une marque de fabrique : il s’agit d’une étiquette qu’on utilise avec facilité, avec toutes les limites que cela suppose. Des années 70 à aujourd’hui, il y a eu énormément de groupes qui d’une manière ou d’une autre ou pris exemple sur le groupe fondé par Vander : français (Eskaton, NebelNest), japonais (Koenji Hyakkei), italiens (Universal Totem Orchestra), américains (Corima) et bien d’autres. Quelques-uns parmi eux figurent sur Hamtaï ! Hommage à la musique de Christian Vander, un beau double CD publié par Welcome Records en 2007. Pendant ce temps, l’histoire continue : du 30 janvier au 1er mai, Magma fêtera ses 40 ans d’activité avec une tournée qui passera par différentes villes françaises. En outre, ils travaillent déjà à leur nouveau disque, qui devrait sortir d’ici la fin de l’année. (A. Mic.).

Allessandro Michelucci

Zïha A-Fiieh pour la Traduction

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