BASSE EN FUSION

1970. Cette année-là, la jeunesse française commence à peine à s'habituer à de nouvelles idées pacifistes, venues des Etats-Unis, incarnées par le mouvement hippie. La comédie musicale "Hair "vient juste de triompher à Paris, et le slogan Peace and Love fait de plus en plus d'adeptes. A la radio, Michel Delpech le célèbre à sa manière, en chantant "Wight Is Wight", où il glorifie le fameux festival. L'heure est propice à l'euphorie, souvent favorisée par une nouvelle pratique, très ludique: le joint. Au milieu de cette béatitude naissante, un disque sort sans prévenir, discordant, inclassable. Il s'appelle "Kobaïa". C'est le nom d'une planète lointaine et imaginaire, célébrée par an nouveau groupe au nom incendiaire, Magma.

Les origines

La façon dont cet orchestre sonne pourrait se définir par une totale déflagration, une claque monstrueuse, qui défie impunément l'air du temps. Alors qu'un nombre croissant d'adolescents adoptent la cool attitude, le double 33 tours de Magma assaille ceux qui l'écoutent d'une musique implacable, farouche et tourmentée. Le message qu'il contient est tranchant, accusateur, animé d'une colère formidable, qu'aucun gourou pacifiste ne pourrait apaiser. Le son de "Kobaïa" se nourrit de rythmes guerriers, qui charpentent des incantations mystiques, traversées par de furieuses éructations de saxophone free, imprégnées du souffle de John Coltrane. A l'évidence, ce disque avance à contresens. Alors que la petite sphère du rock français s'interroge sur un choix crucial - faut-il chanter en français ou en anglais ? - le double album de Magma expulse le débat d'une façon radicale: il faut chanter en kobaïen, une langue inventée par son leader, habité, inquiétant mais charismatique, Christian Vander. Visuellement, Magma échappe aussi à son époque. Alors que le look psychédélique, aux couleurs exubérantes, se répand comme une trainée de poudre, les musiciens de Magma s'affichent en uniforme noir. Comme signe de ralliement, ils arborent une griffe stylisée, dont les six pointes sont menaçantes. Ainsi, ils donnent l’impression d’appartenir à une secte. Des bruits commencent même à circuler.



On raconte que magma aurait des sympathies secrètes avec les néo-nazis. Une rumeur etayée par les sonorités volontiers germaniques du Kobaïen. Lorsqu’on ignore les “on dit”, pour mieux se concentrer sur la musique, on ne peut que constater à quel point “Kobaïa” est un disque météorique. Le temps nous apprendra qu’en plus de sa singularité manifeste, il marque le début d’une œuvre, pensée et composée par l’un des musiciens les plus atypiques de son époque: Zebëhn Srtaïn De Geustaah, dont le nom terrestre est, pour un moment, Christian Vander. Doté d’une imagnisation sans limites, d’une inspiration epoustoufflante, d’une voix exceptionnelle et d’un jeu de batterie proprement sidérant, Vander va réussir l’exploit de tracter la dangereuse aventure de Magma pendant quarante ans. En 2009, l’histoire n’est certainement pas finie. D’ailleurs, l’une des qualités essentielles de sa musique est son intemporalité. Pour l’aider dans son travail, Vander a maintes fois été rejoint par des guitaristes talentueux (Claude Engel, Gabriel Federow, Marc Fosset…), capable d’interpréter et d’enrichir ses thèmes somptueusements complexes. Mais il a surtout su découvrir, tel un Miles Davis français, plusieurs bassistes d’exception, aptes à surmonter toutes les difficultés et prouesses rytmiques qu’impose son écriture. Nous avons rencontré Christian Vander, pour mieux comprendre ce qui, au fil du temps, a motivé ses choix en matière de bassistes.

Une Lignée de bassistes

A la création de Magma, c’est Francis Moze qui joue de la basse. Sa sonorité puissante s’accorde parfaitement avec la batterie survoltée du maître de cérémonie. Christian Vander avait repéré le remarquable sens du tempo de Moze lors de différents bœufs, avant même que Magma n’existe. Il lui propose de devenir bassiste, alors qu’il est en réalité guitariste et organiste, orienté bosa-nova ! Comme tous les autres membres du groupe, il accepte le poste sans être payé. Vander se souvient : “Quand on m’a demandé où j’avais été cherché un bassiste pareil, je n’ai jamais révélé que Francis ne jouait de la basse que depuis deux mois (rire). On verra Moze utiliser, notamment, une basse en plastique transparent, de marque Dan Armstrong / Ampeg. Un instrument devenu rare, car produit seulement pendant un an. Epuisé par des tournées trop intensives, Moze quitte Magma en septembre 1972. Il est momentanément remplacé par jean Pierre Lembert. Puis arrive, en février 73, un nouveau bassiste qui va faire évoluer en profondeur le concept de Magma, rendant sa musique encore plus « Zeuhl ». C’est Jannik Top. Considéré par Vander comme son alter ego, d’ou le sigle « Vander/Top » visible sur de futurs disques. Top va faire une entrée fracassante dans Magma. Sa maîtrise des figures rythmiques extrêmement syncopées, où ce qui semble être le temps est en réalité le contre temps, éclate sur l’un des albums-cléfs du groupe. « Mekanik Destructiw Kommandöh », le « My Favourite Thing » de Christian Vander. Au sujet de ce bassiste exceptionnel, Vander déclare : « Il était né pour jouer Magma. Quand on joue avec lui, on sent qu’il vit chaque note. C’est passionnant de partager la musique avec quelqu’un d’aussi rare et intense. C’est très difficile de décrire ce qui a pu se passer entre nous juste avec des mots ». L’une des particularité du jeu de Jannik Top est d’accorder sa basse comme un violoncelle, une octave en dessous (Do grave, Sol, La, Ré). Cet accordage a d’ailleurs été repris par le bassiste actuel du groupe, Philippe Bussonnet.

Durant l’hiver 74, Top va quitter Magma. Il est remplacé par Bernard Paganotti, un vieil ami de Vander, et un autre grand bassiste adapté à l’architecture « Zeuhl » inventée par Vander. A cette époque, le groupe s’enrichit aussi du violon de Didier Lockwood. Cette nouvelle formation doit être écoutée dans un double live, à l’énergie absolument incandescente, « Köhntark », enregistré en 75 à la Taverne de l’Olympia. A propos de Paganotti, Vander confie : « Sa conception de la basse est très éloignée de celle de Jannik. Mais je l’aime beaucoup pour son lyrisme. Il a su apporter des choses très chantantes sur les mélodies de Magma ». Après un intermède jazz fusion, dan s le combo Alien Quartet, Vander découvre Dominique Bertram. Vander dit de lui : « Il venait plus de l’école Pastorius que mes précédents bassistes. Mais j’aimais beaucoup sa précision, sa solidité et son sérieux. Il ne plaisantait pas du tout ». Puis en 78, pendant un an, deux frères venant plutôt de l’univers rock, l’un guitariste, l’autre bassiste, les frères Hervé, apportent beaucoup par leur contribution sincère dans Magma. Ensuite, toujours en recherche, Vander continue avec le groupe Offering qui accueille deux contrebassistes, Philippe Dardel, puis Jean Marc Jaffet. Depuis 95/96, Magma s’est reformé, en permanente évolution, ce qui permet au nouveau bassiste, Philippe Bussonnet, d’imprimer à son tour son empreinte et son style dans le paysage magmaïen. Ainsi, l’aventure continue ! Qui mieux que Christian Vander pourrait conclure cet article ? Donnons lui le mot de la fin : « Les gens qui viennent pour jouer cette musique n’arrivent pas de manière légère, pour essayer un peu. On ne peut pas passer dans Magma en spectateur, sans être impliqué à fond. Cela s’entendrait tout de suite. Dans Magma, on ne peut pas tricher ».
Olivier Bride
Guitarist & Bass # 2203 de mars-avril 2009

Zïha Patrick Dupont

[retour 2009]

[retour page d'accueil]