MAGMA
Ëmëhntëhtt-Ré
Aymeric LEROY
Big Bang N° 74 - Décembre 2009
Cinq ans après KA. chaînon manquant (jusqu’alors inédit) entre Mekanïk Destruktïw Kommandöh et Köhntarkösz, Magma poursuit et conclut la mise au propre des archives de Christian Vander en nous proposant Émëhnttëhtt-Ré, censément troisième et dernier volet d'une seconde trilogie, faisant suite à Theusz Hamtaahk. Comme pour KA (cf. "Om Zanka" et "Gamma Anteria" sur la compilation Inédits), l'oeuvre ne nous était pas totalement inconnue avant sa résurrection : c'était même l'inverse, la première mouture proposée début 2005 (cf. la version des DVD Mythes Et Légendes) s'apparentant peu ou prou à un bout-à-bout de 1"'Announcernent" (en bonus sur la réédition CD du Live de 1975), "Rindë" (sur Attahk), "Hhai" (sur le Live également, et dans une version plus longue sur Rétrospektïw Vol:3) et "Zombies" (Üdü Wüdü). Se sont ajoutés depuis quelque quinze minutes de développements supplémentaires, portant ta durée totale de l’œuvre à une cinquantaine de minutes.
Dès les premières secondes (superposition d'un bref monologue de Vander aux coups de boutoir rythmiques introductifs), il est clair que ce Ëmëhntëhtt-Ré ne se contentera pas d'être la reproduction fidèle de celui entendu en concert depuis bientôt cinq ans. Plus encore que pour KA, l'enregistrement en studio aura été l'occasion d'une transposition assez radicale, tant sous l'angle de l'orchestration (le piano acoustique est nettement préféré aux habituels Fender Rhodes) que celui des arrangements vocaux (plus denses et plus conséquents, empiétant même sur des séquences dont ils sont habituellement absents). Plus surprenant, la structure même des développements a été allégée de certaines digressions ou longueurs. Ainsi, point de chorus au programme, y compris dans la partie centrale de "Hhai", qui d'habitude leur est pourtant dévolue. De prime abord, ces ellipses peuvent choquer, mais se justifient au final par la cohésion d'ensemble accrue qui en résulte.
Il faut dire que l'idée d'Ëmëhntëhtt-Ré en tant qu'entité unique et cohérente continue de susciter un certain scepticisme. D'aucuns argueront même que la présenter ainsi relève d'une habile mystification : en réalité, un grossier repackaging parachevant l'opération - à l'intérêt commercial évident - de création artificielle d'une seconde trilogie, qui verrait donc s'en-chaîner KA, Köhntarkösz et E-R. Présomptueusement annoncée en 1975-76 comme un triple-album, Ëmëhntëhtt-Ré avait été mise entre parenthèses par l'éphémère alliance VanderTop, mais si elle avait ensuite été remise au programme des concerts de 1977 (avec "De Futura" intercalé entre "Hhaï" et un "Zombies" notablement rallongé par rapport à la version d'Üdü Wüdü), l'album suivant, Attahk, n'en conservait aucune trace. De ce projet abandonné, `Hhaï", incontournable cheval de bataille scénique du groupe, serait désormais l'unique vestige... jusqu'en 2005 donc.
Si l'intégrité de l'ensemble se discute, force est néanmoins de constater qu'une logique de suite unique existait bien dès cette époque entre ces morceaux, même si pour beaucoup d'auditeurs, se basant sur les seuls albums studio, les entendre enchaînés après les avoir pratiqués dans le désordre nécessite un temps d'adaptation - a fortiori quand "Hhai" et "Zombies", non seulement ne sont pas nommés en tant que tels, mais sont même réunis par les crédits au sein d'un seul et même mouvement, ce qui est un peu fort de café ! Sur les quinze dernières minutes, un doute subsiste quant à savoir ce qui fut date de l'époque et ce qui relève d'ajouts plus récents : longtemps en chantier, ce final continue à inspirer en concert de sérieuses réserves. Multipliant jusqu'à I'agacement les fins en trompe-l'oeil, s'enfonçant complaisamment dans d'insondables profondeurs de morbidité, il suscite un mélange d'accablement et, il faut bien le dire, d'ennui. On est donc heureux de constater que, sur disque, l'impression est beaucoup plus favorable - sans doute parce que, là aussi, des coupes franches ont été effectuées.
Plus généralement, il est indéniable que les transitions au départ très artificielles (entre "Hhaï" et "Zombies" notamment), se sont considérablement fluidifiées avec le temps. Ce qui était déjà perceptible au fil des concerts l'est plus encore en studio, et c'est assurément la réussite majeure de cet album que d'avoir en grande partie légitimé l'unité revendiquée par l’œuvre. Dès lors, on ne saurait plus vraiment reprocher au groupe de la présenter, quitte à travestir un peu la réalité, sous la forme plus avantageuse et attrayante d'un magnum-opus sur le modèle de ceux qui ont fait la légende de Magma - après tout, leur genèse fut au moins aussi tourmentée, et leur intégrité conceptuelle tout aussi discutable... (On notera au passage que c'est Vander lui-même qui tient l'ensemble des lead vocals, ceux d'Antoine Paganotti ayant, comme c'était prévisible, été coupés au montage, tandis que son remplaçant Hervé Aknin brille par sa discrétion).
Si le contenu (la musique elle-même comme les prestations individuelles des musiciens - dont on n'attend il est vrai pas moins tant Magma a toujours compté en son sein des instrumentistes de premier ordre) est irréprochable, ou presque, il n'en va pas tout à fait de même du contenant, autrement dit la production, le second ne valorisant pas autant qu'on l'aurait souhaité le premier. II est assez révélateur que l'album ne sonne jamais aussi bien que dans ses moments les plus épurés et acoustiques. Des phases plus denses et électriques ressort une certaine confusion, proportionnelle à l'accumulation des pistes instrumentales et vocales. C'est, hélas, particulièrement vrai de la section rythmique ; la basse, véritable assise du son de Magma en concert, est tragiquement sous-mixée, noyée sous les autres instruments; quant à la batterie, elle n'exprime pas davantage la puissance foudroyante que Vander met dans son jeu. Un comble pour l'un des meilleurs batteurs du monde ! La déception est d'autant plus amère quand on regarde le DVD "making of' qui accompagne le CD : entendre, mixées bien plus en avant, les parties de basse hallucinantes de Philippe Bussonnet dans "Zombies", donne la mesure de ce que l'on rate, et ce n'est pas négligeable.
Ce parti pris esthétique, déjà constaté dans une mesure légèrement moindre sur KA, renforce finalement l'impression d'une volonté de s'éloigner autant que possible de la version concert d'Ëmëhntëhtt-Ré, chacune des deux lectures, fondamentalement distinctes, ayant sa légitimité. Et malgré nos réserves non négligeables quant à cette mise en son, il convient d'ajouter aussitôt que l'immense valeur de l’œuvre n'est réellement amoindrie ni par celle-ci, ni par le caractère non inédit d'une grande partie de son contenu. De même, si l'historien a le droit, sinon le devoir, de mettre en doute la façon dont l’œuvre est présentée, le mélomane a tout à gagner, lui, à faire semblant de croire au mythe, sans doute préférable à la réalité (un peu comme on devrait parfois d'abstenir de visiter les cuisines d'un restaurant). L'essentiel demeure, à savoir que cette suite, comme les précédentes, compte parmi les joyaux du patrimoine progressif, confirmant s'il en était encore besoin la place primordiale de Magma dans la hiérarchie des maîtres du genre.
Issèhndolüß Akhazhïr