Ils sont partout
À I'occasion d'un séjour dans un petit festival breton, Franck Bergerot a pris la mesure de la toile d'araignée tissée au fil des générations par les héritiers de Magma selon une géographie très étendue. L'un des noeuds de cette toile s'appelle le Crescent à Mâcon. Par Franck Bergerot
Fin Août 2008, Malguénac, Arts des villes, arts des champs, festival en Centre Bretagne, régionalisme et proximité, crêpes et bière locale, des stages, un dîner chantant, du jazz, des musiques dites actuelles, de la world, un concours de pallet breton... Le fan de Magma s'impatiente, Attendez! Ne partez pas! Vous allez voir! C'est la deuxième année que je m'y rends. L'année passée déjà, j'y avais entendu Eric Le Lann avec... Jannick Top, ainsi qu'un duo saxophone-batterie en hommage à John Coltrane avec le puissant saxophoniste Boris Blanchet et Daniel Jeand'heur, batteur laissant deviner des affinités avec Christian Vander. A l'entracte, j'avais surpris le saxophoniste Eric Prost servant au bar. Cet habitué de Malguénac fit partie du quartette de Christian Vander dans un costume très coltranien. En d'autres contextes, on l'a vu revisiter les standards et jouer le hard-bop avec un profond enracinement dans la tradition jazz. Cette année, il présentait son nouveau quartette constitué de musiciens originaires de la région Rhône-Alpes et qui chercherait plutôt du côté du quartette de Wayne Shorter et des prospecteurs de rythme du Small's new-yorkais, Le pianiste Bruno Ruder mérite qu'on s'y attarde. Si cet ancien étudiant devenu partenaire de Riccardo del Fra pose une empreinte très personnelle dans le sillage de Paul Bley avec une façon unique de faire sonner le piano acoustique, il s'est récemment révélé au Fender Rhodes, notamment au sein de... Magma.
Dans les coulisses de Malguénac, le mot de Magma est à peine prononcé que je me trouve cerné de musiciens qui ont plus ou moins durablement traversé la galaxie Magma: Ruder, Prost, Simon Goubert, Michel Zenino, Sophia Domancich et les quatre musiciens du groupe one Shot (soit le pianiste Emmanuel Borghi, le guitariste James Mac Gaw, le bassiste Philippe Bussonnet et le batteur Daniel Jeand'heur), Sans oublier la bande d'United of Colors of Sodom, dont au moins l'un des membres est un fan déclaré de Christian Vander, le batteur Philippe Gleizes qui donne la réplique à Jeand'heur au sein du quartette N'walk avec Bruno Ruder et James McGaw. Une petite table ronde s'improvise avec Éric Prost et les membres de One Shot, sous le regard amusé d'un visiteur, le contrebassiste Philippe Dardelle, ancien partenaire de Borghi au sein du trio de Vander. Très vite mes notes se brouillent: les noms de musiciens et de groupes se bousculent sur le papier et c'est une base de données qu'il faudrait mettre en place pour exploiter le réseau de complicités que les cinq musiciens étalent devant moi. Soyons concis.
Ciblons d'abord une région, et un lieu culte: À l'ouest de la Grosne, le café-concert de Bresse-sur-Grosne en Saône-et-Loire. Son fondateur Jacky Barbier est un ancien du Café de la Gare où Magma fut brièvement programmé à ses débuts. Il fut, par son accueil et sa programmation de 1976 à son décès en 2002, l'initiateur de plusieurs générations de musiciens rayonnant à partir de la Bourgogne. Le maître de céans y fit entendre, sur disque ou sur scène, un large éventail de musiques progressives françaises et anglaises. Soit évidemment Magma, Zao, Gong, King Crimson et les groupes de l'école de Canterbury C'est là qu'Éric Prost entend Vander en trio pour la première fois. Lorsqu'en 1994 un noyau dur de musiciens mâconnais entreprend de remettre en état la cave du père du contrebassiste François Gallix, une cassette tourne en boucle. Face A ; "Love Supreme" de John Coltrane, Face B : "Mekanik Destruktïv Kommandöh" de Magma. Le 17 janvier 1995, le lieu remis à neuf ouvre ses portes sous un double parrainage : il est baptisé Le Crescent, en référence à John Coltrane, et son président d'honneur s'appelle ChristianVander. Résident permanent du Crescent, le Collectif Mu trouve sa cohésion dans le répertoire de son guitariste jean-Loup Bonneton marqué par Charles Mingus et Sun Ra, Il s'agit pourtant d'un amalgame unique de musiciens qui se montreront plus tard fidèles à l'orthodoxie bop (David Sauzay, Laurent Courthaliac, Fabien Marcoz et Laurent Sarrien) et de musiciens aux parcours plus ouverts (Éric Prost, Gaël Horellou, François Gallix et Philippe Garcia), Mais dès 1995, un autre pianiste remplace Laurent Courthaliac, Emmanuel Borghi débarque de Paris où il s'est fait connaître au sein du Spiral Sextet de Simon Goubert (1984), d'Offering (1987), du trio de Vander (1988) et bientôt de Welcome (1996). Alors que Bonneton est parti reprendre l'élevage familial de poulets de Bresse, Emmanuel Borghi fonde Anecdotes avec la moitié la plus progressiste du collectif.
ONE SHOT : DANIEL JEAND'HEUR (EN HAUT), EMMANUEL BORGHI (EN BAS), JAMES MAC GAW (À GAUCHE) ET PHILIPPE BUSSONNET (À DROITE). Photo : FABRICE JOURNO
Un autre personnage fréquente le Crescent, le batteur Daniel Jeand'heur. Originaire de Belfort où il a découvert la musique contemporaine au conservatoire, il y a travaillé des reprises de Magma avec le bassiste Philippe Bussonnet et le guitariste James Mac Gaw, puis il s'est installé à Saint-Germain dans l'Allier pour répéter quotidiennement le même répertoire, sans perdre de vue ses anciens comparses qui travaillent non loin de là dans la montagne bourbonnaise au sein de Zukunft puis dans la Haute Saône avec Hamtai. Le Crescent devient bientôt un point de ralliement. Bussonnet et Mac Gaw se retrouvent associés avec Emmanuel Borghi au sein de Magma et tous trois fondent en 1987 avec Jeand'heur le groupe One Shot. On ne tentera pas d'aller plus loin dans le détail des ramifications qui se font autour de ces quelques éléments, mais on conclura sur les affinités qui font converger tous ces musiciens.
Pour Éric Prost, on trouve évidemment en amont John Coltrane. Pour Emmanuel Borghi, le piano de McCoy Tyner et la puissance gravitationnelle de ses grooves hypnotiques semblent déterminants. Magma fut pour les uns un modèle de transposition au format binaire-électrique des transes "mccoy-traniennes" et de l'énergie du tandem Jimmy Garrison-Elvin Jones, Pour d'autres, venus du rock, Magma ouvrait la porte sur Coltrane et sur le jazz. A quoi s'ajoute pour quelqu'un comme Daniel Jeand'heur, au travers de l'étude de la percussion académique, la découverte des musiques du XXe siècle dont est nourri Magma. Une secte? Les membres de One Shot se souviennent d'avoir été beaucoup soutenus à leurs débuts par les porteurs du fameux sigle et savent ce qu'ils doivent à la famille, mais ils aiment souligner leur spécificité et rappeler qu'ils furent aussi marqués par le Tony Williams Lifetime, Soft Machine et King Crimson. Autant de groupes déterminants pour l'invention de ce nouveau rapport au son et à la forme qui fonde depuis les années 1970 d'innombrables univers musicaux convergeant aujourd'hui vers un nouveau lieu... Le Triton des Lilas. À suivre, évidemment…
À lire : "À l'Ouest de la Grosne"; Édition de l'Armançon, 25 euros
Jazz Magazine 597 – Novembre 2008
Issèhndolüß Akhazhïr