PLANÈTE ZEUHL
Les chroniques groupées sont une option tentante tant pour le rédacteur, qui peut s'y contenter d'argumentations plus succintes, que pour ses lecteurs, qui trouvent souvent la formule plus digeste à défaut d'être aussi informative. Mais il est rare que l'actualité fournisse un prétexte aussi idéal à cet exercice que dans le cas présent. C'est en effet à une véritable avalanche de sorties que l'on assiste ces derniers mois dans ce que l'on appellera, par commodité, la "nébuleuse One Shot"; et plus généralement de la "scène zeuhl" qui gravite autour de Magma.
De Magma lui-même, pas de nouvel album dans l’immédiat, la réalisation d’Emehntëht-Rê, à priori proche d’être bouclée, a été interrompue brutalement par le départ soudain de trois de ses membres : le pianiste Emmanuel Borghi, aussitôt suivi par les chanteurs Antoine et Himiko Paganotti. On espère qu’au delà des conséquences encore incertaines de l’événement sur le susdit album, ce Magma renouvelé saura tirer parti du sang neuf apporté par Bruno Ruder et Hervé Haknin, afin d’aborder dans les conditions optimales les célébrations du 40ème anniversaire de Magma en 2009, et surtout envisager enfin de monter les fameuses « nouvelles compositions » de Christian Vander, qu’on attend en vain depuis une décennie… (pour patienter, on pourra découvrir en septembre, dans la série AKT de Seventh records, un prometteur Bourges 1979).Privés de la compagnie d’Emmanuel Borghi dans Magma, James Mac Gaw et Philippe Bussonnet continuent évidemment de la côtoyer dans One Shot, qui publie cet été son quatrième album, deux ans après l’excellent Ewaz Wader, et comme lui enregistré au Triton et publié sur le label de la salle Lilasienne, dont l’équipement a été utilisé à plein puisque le CD studio est complété par un DVD live. Copieux et soigné, ce dernier aurait sans doute gagné à être un peu moins centré sur le dernier répertoire, mais le choix de "Ewaz Vader"et "Urm"comme représentants de l’ancien apparaît difficilement contestable.
Sur l’album lui-même, on notera d’abord que les morceaux sont plus nombreux et, par voie de conséquence, plus ramassés. Paradoxalement, pas plus que le partage équitable de l’écriture entre les quatre musiciens, ceci n’affecte l’homogénéité de l’ensemble, qui est même plus que probante que sur les albums précédents. Les atmosphères sombres, voire lugubres, et les riffs lourds et plombés prédominent, au risque parfois d’une certaine monotonie. Au fil des écoutes, les morceaux révèlent pourtant un pouvoir hypnotique saisissants. On pourra certes regretter l’absence de structures plus évolutives à la "I had a Dream", ou les reliefs plus escarpés d’un "Ewaz Vader", mais l’excellence de la prestation, individuelle et collective, du quatuor emporte au final l’adhésion, permettant à ce Dark Shot de prétendre légitimement au titre de sommet de l’œuvre de One Shot, même si certains, dont votre serviteur, lui préfèreront malgré tout son prédécesseur.
Le début des années 2008 aura parallèlement été marqué par la sortie,à quelques semaines d’intervalle, des seconds albums de deux groupes comprenant chacun deux membres de One Shot : NHX et Snake Oil. On révélera au passage un détail cocasse, à savoir que Mac Gaw, a quitté le premier, aux côtés de Borghi et Bussonnet, pour intégrer le second, méné par le batteur Daniel Jeand’heur. Il serait toutefois erroné d’en déduire que ces projets seraient interchangeables : au contraire, ils s’avèrent musicalement bien distincts.
NHX est clairement affilié à la scène électro-jazz. Son leader est d’ailleurs le saxophoniste Gaël Horellou (Cosmic Connection), qui compose l’intégralité du répertoire et officie également aux machines. Le Quatuor est complété par le batteur Yoann, Serra, entendu en 2003 dans la dernière incarnation en date d’Offering (et tout fraîchement recruté par l’ONJ), mais qui se conforme pour la circonstances aux canons rythmiques du genre. Sur disque, la musique ne convainc hélas que modérément, la faute à une production trop typée, qui noie la personnalité sonore pourtant forte des musiciens dans un anonymat lisse et clinique. C’est d’autant plus regrettable qu’en concert, servi par une sonorisation plus « naturaliste », le quatuor se révèle autrement convaincant, dispensant au gré de thèmes eficaces à l’intensité obsessionnelle, une énergie débordante et contagieuse, dissipant (presque) les soupçons d’opportunisme associés à ce style musical.
De Snake Oil, on avait apprécié sur Doustrian Dance, le jazz électrifié énergique, tout en regrettant que les colorations zeuhl restent essentiellement confinées au morceau-titre. La prestation du quatuor au festival de Malguénac 2006, dévolue en majorité à un répertoire inédit, nous avait laissés confiants quant à l’importance croissante de cet élément, et le premier CD d’Uppercut Attitude (voilà un titre très rock n’roll !), enregistré au cours des jours suivants, vient confirmer cette bonne impression. Toujours signé en grande partie par Daniel Jeand'heur, les compositions sont servies par une cohésion sans faille et un niveau d'énergie au diapason de la puissance dévastatrice du saxophoniste Boris Blanchet, avec une utilisation plus fréquente de sonorités saturées de la part de Romain Nassini au Rhodes et
Greg Théveniau à la basse. Au point d'ailleurs de rappeler de plus en plus souvent, au soliste près, l'univers sonore de One Shot. L'ajout du guitariste James MacGaw au line-up apparaît à la fois comme une conséquence logique de ce constat, mais avec le risque d'accentuer ce risque de confusion. Le second CD, enregistré live (toujours à Malguénac) en mars 2007, ne permet pas vraiment de trancher, car l'intégration de la guitare n'est pas encore aboutie : parfois trop présente, parfois pas assez, elle peine encore à sortir de son rôle de 'guest star' pour s'imposer comme un ingrédient à part entière du son Snake Oil. La musique n'en est pas moins excellente, mais il existe clairement une marge de progression à exploiter pour le prochain album. Précisons au passage que ce disque, comme le précédent, est produit et publié par le collectif mâconnais 12 Prod.
Pour conclure ce tour d'horizon, deux CD plus annexes par rapport au thème de cet article, mais qui méritent notre attention, d'autant qu'ils confirment - et c'est une très bonne nouvelle - le regain d'activité du label Soleil Zeuhl d'Alain Lebon. Tout d'abord le second opus des Japonais d'Amygdala. Le premier ayant fait l'objet de critiques pour son utilisation de rythmes programmés, il a été décidé cette fois de faire appel à un batteur en chair et en os, en l'occur-rence Daniel Jeand'heur. L'ingénieur du son israëlien Udi Koomran, décidément incontournable sur la scène avant-prog, a été sollicité pour homogénéiser l'ensemble. Le gain formel est indéniable, même si l'on regrettera l'absence d'un partenaire rythmique à la hauteur, les parties de basse étant assurées, sans flamboyance particulière, par le claviériste, compositeur et leader du projet, Yoshiyuki Nakajima. Le propos, lui, reste toujours aussi ambitieux : les cinq compositions (de 7 à 12 minutes) sont littéralement truffées, jusqu'au moindre recoin, de ruptures rythmiques et harmoniques. Et comme l'écriture privilégie assez nettement la dissonance à la mélodie, il va sans dire que ce bien-nommé Complex Combat réclame de l'auditeur, pour être apprécié pleinement, un réel investissement. Celui-ci sera-t-il récompensé de ses efforts ? Difficile à dire. C'est tout de même une impression de trop-plein (imaginez Rascal Reporters à la puissance 10 !) et de sécheresse émotionnelle qui prédomine. La tonalité aigre, déplaisante à la longue, du guitariste Yoshihiro Yamaji, n'arrange rien à l'affaire, et les interventions solistes, virtuoses et aériennes, du claviériste invité Kenichi Oguchi (Kenso), sont trop rares pour contrebalancer cette impression. On imagine difficilement le résultat séduire au-delà des amateurs déclarés du genre.
Bien plus immédiat est l'impact de BBI, trio passé inaperçu en son temps (mais s'est-il seulement jamais produit sur scène ?!) que Soleil Zeuhl sort de l'oubli en publiant son album inédit, enregistré en 1996, à l'époque où son bassiste, le jeune Philippe Bussonnet, intégrait Magma. A ses côtés, un ex-batteur d'Offering, Jean-Claude Buire, et le premier guitariste de Xaal, Laurent Impérato. C'est à la mémoire de ce dernier, décédé tragiquement dans un accident de la route il y a quelques années, que cette publication est dédiée. La formule est celle du power-trio, très rock, voire metal pour le côté 'gui-ar hero', et il est très instructif d'entendre à cette sauce les trois compositions du bassiste, reprises trois ans plus tard sur le premier CD de One Shot (l'une d'elles, "Riff Fantom", est encore jouée occasionnellement); les trois autres sont de la plûme d'Impérato. L'ensemble est typé, mais d'excellente tenue, avec une section rythmique puissante et alerte, et une guitare alternant riffs plombés et explorations de manche à grande vitesse "à l'américaine", façon Berklee School. S'il était incontestablement opportun de sortir ce document de l'oubli, on eût apprécié un packaging moins minimaliste, qui nous en dise un peu plus sur ce guitariste injustement méconnu, dont le maigre legs discographique n'est pas à la mesure du talent.
Si le lien avec ce qui précédé est assez ténu, il serait dommage de passer sous silence l'excellent premier opus de Jean-Louis (autoproduction Tranchemusic). Derrière ce patronyme farfelu se cache un trio atypique et déjanté, où l'on remarque Aymeric Avice, trompettiste présent aux côtés de Magma pendant la quatrième semaine de sa rési-dence au Triton en 2005. Le rapport avec l'univers de la zeuhl ne s'arrête pas là, car en dépit des apparences trom-peuses d'une instrumentation minimaliste - trompette, contrebasse et batterie - suggérant un trio free-jazz austère. Jean-Louis s'avère plus proche du metal progressif que du jazz ! Les instruments sont la plupart du temps sur-saturés et affublés d'effets en tous genres, tandis que la batterie de l'excellent Francesco Pastacaldi orchestre une succession de cassures de rythme millimétrées, le tout délivré avec une énergie décoiffante. C'est très impressionnant en concert, ça l'est tout autant - avec le bénéfice supplémentaire de la concision - sur disque.
Un petit mot pour finir sur un double-CD digne d'intérêt dont nous n'avions pas encore eu l'opportunité de parler dans ces pages : Hamtaï, hommage à la musique de Christian Vander initié par Alain Juliac et publié sur un nouveau label, Welcome Records, émanation du leader de Troll, Michel Altmayer. Un superbe casting a été réuni pour l'occasion, mêlant figures historiques de Magma (Klaus Blasquiz, Jannick Top, Didier Lockwood, Benoît Widemann, Patrick Gauthier, Jean-Luc Chevalier...) et groupes plus ou moins directement influencés par Magma. Le niveau d'ensemble est tout à fait excellent comparé à d'autres projets du même genre. Certains traitements "folkisants" ou stylistiquement typés pourront déplaire à certains auditeurs, mais tous méritent le respect. D'autres feront l'unanimité, à l'image du décapant medley "fast and furious" commis par les Japonais de Koenji Hyakkei menés par le multirécidiviste Tatsuya Yoshida, ou la relecture radicale de "Tilim M'Dohm" d'Offering par Mats & Morgan, avec ce final incroyable structuré autour d'un sample de la voix suraiguë de Vander. Certains ont choisi la fidélité formelle, jusqu'au mimétisme ("Day After Day" de Troll, "Köhntarkösz" par les ex-Sotos), d'autres ont retraité les morceaux pour les adapter à leur propre univers ("Troller Tanz" de Zaar ou "Zombies" par NeBeLNeST), mais c'est à certains des ex-Magma (Klaus Blasquiz en tête) que l'on doit certains des choix les plus audacieux. On saluera aussi au passage le très beau "Morrison In The Storm" d'Ad Vitam, premier enregistrement de cet hommage de Vander aux Doors, joué sur scène en 1977 mais inédit jusqu'ici sur disque. Bonne nouvelle : Alain Juliac a déjà mis en chantier une suite, avec un casting tout aussi alléchant, à paraître l'an prochain chez Soleil Zeuhl.
Aymeric LEROY
Big Bang N° 70 – Septembre 2008
Issèhndolüß Akhazhïr