HÉROS, LOSERS, MAGICIENS & GÉNIES FRAPPADINGUES…
LE ROCK FRANÇAIS 1969-1975
SI LES MÉDIAS ET LA FRANCE DITE PROFONDE ENTRETIENNENT ENCORE DE NOS JOURS UNE NOSTALGIE EMBARRASSANTE POUR LES VIEILLES IDOLES YÉ-YÉ, LE ROCK FRANÇAIS NA PAS ATTENDU LES ANNÉES TÉLÉPHONE POUR TENTER D'EXISTER, EN MARGE DE LA VARIÉTÉ TRADITIONNELLE. TOUR D'HORIZON D'UNE SCÈNE QUI, DES VARIATIONS À TRIANGLE EN PASSANT PAR DYNASTIE CRISIS, MAGMA ET MARTIN CIRCUS, MÉRITERAIT D'ÊTRE ENFIN RÉHABILITÉE...Par Jean Pierre Simard
(Extraits)
NE RAPPELLERA jamais assez combien il était difficile d'être jeune dans la France des années soixante - ne parlons même pas d'être rock. Au début de la décennie, cela se limite le plus souvent à écouter les tubes de Johnny, Eddy et autres idoles yé-yé. Ainsi que le soulignait notre regretté camarade Alain Dister dans les pages de Rolling Stone voici quelques mois, la guerre d'Algérie avait salement décimé les vocations des groupes naissants: « Vingt- huit mois et vingt-huit jours sacrifiés dans les djebels », écrivait-il. Pour une jeunesse française majoritairement passée à côté du Swinging London et du Summer of Love, Mai 68 allait jouer un rôle de détonateur et favoriser l’émergence d'une scène rock aujourd'hui passable-ment occultée. A tort, puisque son histoire s'avère en tout point passionnante. Le rock d'ici ne prend vraiment son envol qu'après Mai 68, sans médias ni circuit de diffusion, sans soutien, au sein d'un pays qui semble toujours vivre, comme en 1958 lors du retour de De Gaulle au pouvoir, au rythme d'un infini dimanche après-midi provincial d'après gigot. Une chaîne de télévision, deux radios qui font la pluie et le beau temps (Europe 1, Radio Luxembourg) et quelques magazines plus ou moins voués à la cause (Salut les copains, Disco-Revue, puis Rockn'Folk et Actuel), voilà pour compléter le tableau.
"JE VOUS DÉTESTE / OUI, JE VOUS HAIS" HECTOR
Dans une industrie du disque franchouillarde spécialisée dans fart du recyclage (les tubes rock'n'roll en VF hilarante, Antoine en beatnik Oh yeah, Hallyday en hippie), quelques trublions parviennent à faire bonne figure. Outre Ronnie Bird et Noël Deschamps, soutenus par Disco-Revue, certains artistes de variété font illusion: Jacques Dutronc habille, non pas chez Cardin mais de riffs blues-rock, les textes décalés de Lanzmann; Nino Ferrer démembre la syntaxe sur fond de rhythm'n'blues façon Stax; Polnareff file à Londres enregistrer La poupée qui fait non avec un sessionman du nom de Jimmy Page. Quant à Serge Gainsbourg, lui aussi branché Swinging London, surfant de Comic Strip en Harley Davidson via quelques dérapages psyché-déliques (La Bise aux hippies) il signe en 69 (année érotique, comme on le sait) le sulfureux je t'aime moi non plus avec Jane Birkin en Bardot light.
69... fannée où tout bascule. Pas par principe, mais par obligation, la scène musicale est underground. Jean-François Bizot et Actuel, associés au label Byg Records de Karakos (pas encore expert en lambada), vont, dans les retombées de Woodstock, monter un festival à la Toussaint pour fêter la sortie du premier numéro. Initialement prévu à Paris, puis en banlieue, il est finalement exilé en Belgique, à Amougies, par Raymond « la matraque » Marcellin, le sinistre de l'intérieur de l'époque. A la croisée de tous les sons (pop, rock, free-jazz) et avec un invité omniprésent qui ne parle pas un mot de français mais qui va se rattraper en boeufant avec tout le monde: Frank Zappa. Au programme? Pink Floyd, Soft Machine, Captain Beef-heart, Caravan, Gong, Ten Years After, Nice, Yes... mais aussi des groupes issus d'une scène locale en pleine ébullition: Alan Jack Civilization, Gong, le nouveau groupe de David Aellen, Ame Son (qui se reforme en 2009) et Zoo, quintette qui s'inscrit, dixit un respectable critique de l'époque (Paul Alessandrini) « dans la lignée de Blood Sweet And Tears, Chicago Transit Au-thority et... de (`the) Flock ». D'autres ne vont pas tarder à suivre. Avec Martin Circus, Triangle, Total Issue, Variations, Magma, Ange et Gong, on va découvrir l'existence d'une mouvance pop et rock, souvent née des cogita-tions des musiciens de scène des vedettes de l'époque, Johnny et Cloclo en tête - même Christian Vander
postulera en vain comme batteur, un jour de famine - pour former des groupes qui vont faire irruption dans un « métier » n'ayant absolument rien à faire d'eux.…/….
"I DONT KNOW WHY (I LOVE TO GET HIGH)" VARIATIONS
S'ils n'évitent pas ces menus aléas soniques, les Variations, eux, ont l'attitude. Chouchous de la presse rock, ils déboulent en 1969, nourris aux Kinks, aux Stones et à Led Zep, avec le 45-tours Come Along mais sont déjà dans le circuit depuis 67. Au départ, une bande de jeunes Marocains de Fès et Casablanca s'installe dans des piaules de bonne du XIVe arrondissement et change de nom pour faire anglais: Marc Tobaly (de Fès) y retrouve Jo Leb et Jacky Bitton (de Casablanca) avant d'engager le titi de Belleville Jack Grande à la basse. Les Variations font le pari déjouer du rock et d'en vivre. Un temps, ils s'installent à résidence dans un club du Marais (le Carnaby Street parisien de l'époque), puis écument les scènes françaises avant de s'apercevoir que la solution est ailleurs. Matos dans la Ford, ils prennent la route de l'Allemagne et du Danemark où à l'esbroufe, ils se font engager - d'abord gratuitement - dans les clubs. Tobaly se souvient: « Jo Leb annonçait le meilleur groupe de rock parisien gratos pour un soir chez vous. Mais comme personne n’avait la même énergie ni le show, on se retrouvait engagés pour des semaines et on se déplaçait ainsi en Europe du Nord, en attendant une signature sur un label. » La vie rock au pied de la lettre!
Sans barrière de langue (comme, plus tard, les Dogs), la reconnaissance internationale arrive, les Variations jouent partout, ouvrant pour les plus grands groupes du moment avec leur show survitaminé. Ils signent avec Pathé Marconi après un passage télé à l'arrache dans une émission de Noël rentre-dedans (Small Faces, Stones, Pretty Things). Tout roule si bien pour eux qu'ils sont approchés par le label américain Buddah Records qui leur demande un son plus spécifique pour le marché ricain. Et après deux albums français en anglais, Nador (70) et Take It Or Leave It (73), Maroccan Roll change la donne en 74, préfigurant le boulot de Rachid Taha, en retrouvant des racines maghrébines, ce qui restera leur principale contribution au rock français.
Le premier album de Martin Circus est. enregistré au Rock'n'Roll Circus de Sam Bernett, qui est alors le spot le plus hot de la capitale. Bernett : « Le Golf, c'était un lieu d'après-midi où l'on ne buvait que du Coca, ouvert en matinée le week-end, pour les tremplins qui offraient so francs (des années soixante) aux gagnants et l'enregistrement d'un 45-tours. Cela avait beau être le vivier des labels de l'époque, passé 23 heures, c'était le désert pour les fauchés qui, sans cravate, ne pouvaient s'offrir le détour par les boîtes de Saint-Germain. » Bernett récupère une boîte sur le déclin, la Tour de Nesle, aidé par le Président Rosko dont il avait été l'assistant. « Mais en 68, Rosko, voyant les pavés voler et croyant les Russes aux portes de Paris, est vite rentré aux States, me laissant le bail et la direction. » Le succès aidant, l'endroit déménage d'une rue et adopte un nom plus in emprunté, avec l’autorisation de leur manager Georgio Gomelski, au show télé que les Stones viennent de tourner à Londres. Au Rock'n'Roll Circus, certains soirs, on peut trouver Eric Clapton en train de boire des coups avec Vander en discutant de Coltrane ou avec Patrick Diestch, Brault et Pisani. En juillet 71, Jim Morrison y passera la dernière soirée de sa vie... avec toutes les histoires tordues qui traînent sur le sujet.
Et Martin Circus? Exit le groupe qui s'éclatait tous azimuts à la façon des Mothers of Invention de Frank Zappa. En 71, hostile à un recentrage « rock », Dietsch dégage avec Borowsky et le batteur, juste avant Acte II et je m'éclate au Sénégal, énorme hit qui débouche sur une formule racoleuse (la période Gérard Blanc) allant de la reprise dégoulinante des Beach Boys (Marylène) au film Les Bidasses en vadrouille, nanard inspiré des comédies des Charlots, autres hérauts de la culture pop bien de chez nous. Dietsch, quant à lui, part visiter l'Afrique et l'Inde avant d'aller jouer avec le Starship à la poursuite de son rêve en 1974. Il sortira un album courant 2009. Anecdote croustillante: une tentative de refaire tourner la
formule originale en 2000 sera stoppée par un procès et une interdiction... de la part de Gérard Blanc. Au hasard, Balthazar ?
"KOBAIA IS DE HUNDIN, MEKANIK KOMMANDOH" MAGMA
Après la tentation anglaise des Variations, la pop de Dynastie, l'agit-prop du premier Triangle, le symphonique-psyché-prog d'Ange, les barrettes cachemiriennes de Gong ou l'expérimentation free-rock de Martin Circus, il reste l'autre voie empruntée par Vander dans le rock français. « Une musique binaire où la batterie est au service de la musique et du chant. » Et là, évidence, ils sont seuls sur le créneau de 1969 à 1982. Magma cristallise, pour les avoir vécus, tous les travers de la mise en place de la scène rock hexagonale. Klaus Blasquiz : « On était devenus des habitués des concerts à vingt-quatre heures d'intervalle et 800 km de distance, en camion, avec deux casse-dalle et une petite bière pour huit, sans couchette. Puis, arrivés sur place, pas de système électrique ad hoc, pas d'éclairage, dans des lieux pas con figurés pour le son avec .50 francs à se partager en huit. (... ) L'idée était de continuer ce que Coltrane avait créé, en dépassant le jazz et en retournant vers l'Afrique. Le départ de Magma, c'est mélodique et rythmique. »
Pour échapper à la variété, Vander vient de passer deux ans en Italie à jouer du Tamla et du Stax et apprécie le Fleetwood Mac de Peter Green, Cream et Hendrix. L'idée surgit de Kobaïa, un monde à raconter dans sa langue (le kobaïen) qui génère sa propre musique et diffuse son histoire par ce biais aux Terriens. Un monde qui décolle sous les auspices du Pharoah Sanders de Tauhid (la plus grosse vente de jazz de 69) et va y puiser étonnamment la matière épurée de son premier album. Juste à la croisée des thèmes de SF des Seventies entre Dick et les cauchemars de Lovecraft. A la sortie de 1001° Centigrades, les pubs de maison de disques profilent l'album comme pop: les musiciens sont révoltés. Heureusement, ils ont le contrôle artistique sur leur production. Hors mode, ils créent en avançant à vue avec une musique aussi conséquente qu'altière, un peu martiale. Sans référent, elle générera même plusieurs groupes annexes pour en explorer les diverses facettes. Des irrécupérables, seuls à renvoyer la haine qu'on leur balance, sans aucune concession. Pas dans l'agression d'un rêve manqué, mais dans l'explosivité du son qu'il faut accepter pour rentrer dedans. Issu de la période pop, Magma sera au final le seul groupe (rock?) à tirer son épingle du jeu en étant nulle part et en ayant fans et délateurs aussi tranchés.
…ROLLING STONE 07 - Février 2009 -
Issèhndolüß Akhazhïr