Christian VANDER

ENTRE ASCENSION ET TRANSITION

 

La célébration des quarante ans de MAGMA n'est certes pas passée inaperçue dans les grands médias rock et jazz au cours de l'année 2009, mais peu ont évalué ses véritables enjeux, lesquels se jouent dès maintenant, alors que le groupe en est à un tournant de son existence. Côté discographie, la publication d'un coffret rétrospectif a précédé, à titre d'amuse-gueule, la parution un rien tardive d'Ëmëhntëhtt-Ré, ultime chapitre de la seconde trilogie des grandes sagas magmaïennes conçues dans les années 1970. De mythe qu'il fut durant de longues années, Ëmëhntëhtt-Ré est enfin devenu réalité.

Mais son mentor, Christian VANDER, a déjà l'esprit tourné vers l'après, et ce depuis longtemps. L`immobitisme mercantile n'est pas dans son champ de vision, et son inspiration se projette bien au-delà de ce que son groupe a conçu jusqu'ici. Il est ainsi question de « nouvelies musiques » qui interrogent tous les séides de la cause zeuhlienne... De plus, en marge de cet anniversaire, Christian VANDER s'est lancé dans une autre aventure encore inédite, initiée à Eysines et dans la salle francilienne Le Triton : celle du concert solo. Car derrière VANDER le batteur, il y a VANDER le chanteur et pianiste. Un autre visage pour d'autres climats.

A l'heure où MAGMA semble avoir réglé l'essentiel de ses comptes avec son passé, il fallait que TRAVERSES rencontre Christian « Zebëhn » VANDER pour faire le point sur cette bouillonnante conjonction entre l'avant et l'après... Où il est question de l'histoire d`Ëmëhntëhtt-Ré, de la relation MAGMA/OFFERING, du mystère inhérent aux Cygnes et aux Corbeaux, de cette nouvelle voie de création soliste, et de quête sempiternelle à travers ta note, le son...


Entretien avec Christian VANDER

Ëmëhntëhtt-Rê est donc enfin sorti : après K.A., cette oeuvre s'inscrit dans la perspective d'une remise en ordre chronologique de la trilogie du même nom, et sa gestation s'est étalée sur une trentaine d'années à peu près. II m'a semblé que sa structure, par rapport à celle de K.A - qui n'a quasiment pas bougé depuis sa création -, avait subi des modifications, des additions...

Christian VANDER : En fait c'est tout simple : à l'époque, je n'avais pas LE groupe pour jouer cette musique-là. Le morceau était écrit, y compris la dernière partie, qui n'était cependant pas terminée. On l'avait ébauchée en 1977 avec ceux qu'on a appelés « les mercenaires », c'est-à-dire l'équipe de Benoît WIDEMANN. Ces gens n'étaient pas dans cette musique-là, ils sont venus avec Benoît et moi je sentais que ce n'était pas leur chose. 1977, ça a été une période aussi très difficile pour moi. Ces gens n'étaient pas motivés pour cette musique, ce que je peux très bien comprendre, mais la faire de cette manière, non. Donc j'ai retiré le morceau, ce n'était pas pour ce groupe. Je suis passé à un autre répertoire et j'avais relégué Ëmëhntëhtt-Rê en me disant « un jour (peut-être)... ». Et ce jour est donc arrivé. Finalement, on a à peu près repris la structure intégrale telle qu'elle avait été conçue à l'époque.

Ce qu'on avait fait, vu qu'on ne jouait pas Ëmëhntëhtt-Rê en entier sur scène, c'est que, de temps à autres, on sortait un morceau, comme Hhaï ; on a fait Rinda/e à part... Rinda/e, je ne me souvenais même plus qu'il appartenait à Ëmëhntëhtt-Rê ! C'est en cherchant les bandes dans les cartons, en reconstituant le morceau, qu'on s'est rendus compte que Rindo/e en faisait partie. J'ai eu l'enchaînement par miracle. Et on entend bien qu'il en fait partie, mais j'étais loin d'imaginer ça ! Je n'aurais pas été pêché Rinda/e comme ça... Non, vraiment, la structure a été respectée dans l'ensemble.


Crimes, rites, cris et quêtes

Et le final, Funerarium Kahnt ?

CV : Oui, pareil, il était resté dans les cartons aussi. C'est une sorte de cérémonie qui correspond très bien à l'histoire : Ëmëhntëhtt-Rê a un souci, il s'est fait traitreusement assassiné et ce sont ses funérailles, sa mise en tombeau. C'est une sorte de messe un peu particulière.

J ustement, cette histoire sous-jacente à l'oeuvre se termine par une mort. II y avait déjà un peu le même scénario final dans K.A...

CV : K.A., c'est la jeunesse de Köhntarkösz, il cherche sa voie en fait. Et au final il trouve. Avant, on ne sait quelle éducation il a subi, mais on entend des réminiscences de beaucoup de choses. Sur le final de KA., il est sur la piste. On entend des accords qui sont assez distordus, et qui sont ceux de Köhntarkösz, qui va venir après. A l'intérieur de ce morceau, il est en quête de la tombe d'Ëmëhntëhtt-Rê, il a une révélation, il descend dans le tombeau, il en ouvre les portes, et là une poussière millénaire s'élève et il sombre dans une sorte de sommeil étrange dans lequel il reçoit une révélation, c'est-à-dire une partie de l'enseignement d'Ëmëhntëhtt-Rê. Et quand il se réveille il a tout en lui, mais dans le désordre. II lui faudra certainement une vie pour reconstituer.


C'est représenté dans le disque Köhntarkösz par le chorus de clavier de Michel GRAILLIER, et ensuite par Didier LOCKWOOD (dans le Live) qui faisait ce chorus un petit peu... tout sens. Et c'est le réveil de Köhntarkösz après la révélation. Après, la musique dit « il y a du travail, c'est une vie de travail sans doute ». Et le troisième volet de la trilogie, indépendant des deux autres, c'est l'histoire d'Ëmëhntëhtt-Rê, qui lui n'a pas pu aboutir. Mais il en connaissait beaucoup plus que Köhntarkösz au moment où il s'est réveillé de ce songe.


II y a donc dans ces histoires un passage par la mort qui est obligatoire, on retrouve ça aussi dans Les Cygnes et les Corbeaux, Mekanik Destruktïw Kommandöh... II y a toujours une destruction de quelque chose ou la disparition de quelqu'un, comme un rite de passage...

CV : Oui, comme la vie est faite, avec une sorte de régénérescence après. C'est vrai que même à la fin de Mekanik Kommandöh... mais il y a un espoir, comme c'est dit dans le texte. C'est comme une espèce de larme qui s'échappe du linceul pour former à nouveau la vie, comme l'eau ou des choses comme ça... Dans les Cygnes et les Corbeaux, en l'occurrence, ce n'est pas tout à fait la même histoire. Les oiseaux n'étaient pas prêts à recevoir le message.

Ce qui m'a inspiré pour cette histoire, c'est un film qu'on connaît peu. Ce film s'appelle The Shout (Le Cri du sorcier). Je crois bien que l'auteur de ce film est polonais d'ailleurs,
c'est Jerzy SKOLIMOWSKI. L'histoire tourne autour d'un personnage qui possède un cri qui tue, d'une certaine manière. II rencontre une espèce de musicien qui fait de la musique avec des sons plus ou moins électroniques et il lui dit : « Votre musique, elle est vide. Moi, je vais vous faire écouter quelque chose, si vous êtes prêt. » Le gars, pris d'un doute, lui demande de mettre du coton pour se protéger les oreilles. Et il y a ce cri qui tue, ce passage est extraordinaire ! Le musicien entend ce cri au travers du coton et déjà, il s'effondre ! On voit du reste des oiseaux tomber. Ce film n'est pas évident à trouver, il fait partie de ces oeuvres un peu spéciales... C'est en un sens cette histoire que l'on retrouve avec l'Oiseau dans Les Cygnes et les Corbeaux.

Je vois de quel film il s'agit... Et dans votre opus, les autres oiseaux n'étaient pas prêts à entendre le chant de l'Oiseau suprême, qui leur a fait autant d'effet que ce cri qui tue, tout comme Köhntarkösz n'était pas complètement prêt...

CV : Pour lui, ce n'est pas tout à fait pareil : lui, c'est une histoire de vécu et peut-être que son histoire se poursuit sans doute. Pour Ëmëhntëhtt-Rê, c'est différent. Mais après tout peut-être que l'histoire d'Ëmëhntëhtt-Rê se poursuit au travers de Köhntarkösz ; pourquoi pas puisqu'ils ont la même quête !

Oui, ils ont en commun cette quête qui passe par les mêmes étapes, ou des étapes similaires...

CV : Voilà, c'est ça.

Méandres chronologiques et manques composés

En définitive, peut-on dire maintenant que vous avez soldé tous les comptes de compositions des années 1970 qui restaient encore à graver ?

CV : Ce n'est pas parce qu'on n'a pas enregistré une petite chanson, une petite ballade à un moment... Tout le monde cherchera toujours quelque part un essai qu'on a pu faire et me dira : « C'est dommage que... » Ça, ça ne m'arrête pas. Le chemin là est quand même mieux tracé, si on replonge ça dans la chronologie, si on remet dans le contexte.

C'est pas comme ce gars qui m'a dit il n'y a pas longtemps : « Je ne vois pas pourquoi tu as enregistré K.A., ça n'amène rien par rapport à Köhntarkösz. » Je lui ai répon-u : « Attends, KA., je l'ai composé avant Köhntarkösz ! » II faut voir ça comme ça, remettre dans la chronologie. II y a donc le premier album, Riah Sahiltaahk, la trilogie Theusz Hamtaahk, la suite K.A./Köhntarkösz/ Ëmëhntëht-Rê et puis ce qui a été fait à côté, Üdü Wüdü, Attahk ou autre chose... Cette fois-ci, on est à jour. On ne vas pas ressortir un vieux truc des placards, du genre une bande avec un truc qui a l'excuse d'avoir été composé en 1970. Ce n'est pas l'idée. Maintenant, on est à jour.

Ah si ! Après Ëmëhntëhtt-Ré, ce qui reste de cette époque-là qui n'a pas encore été enregistré ou développé, c'est un morceau qui s'appelle Zëss. Mais c'est de toute manière un morceau qui n'a pas de temps. Donc, ce n'est pas un souci. Et je sais que si on attaque ce travail sur Zëss, ça va être... très, très, très, très long. II y a d'autres choses possibles à faire avant. Même Zëss évolue encore en permanence. C'est un morceau beaucoup plus long que ce qu'on a pu faire sur scène. Comme pour d'autres, on a cédé à la tentation... Mais le véritable Zëss, ce n'est pas ça du tout. En fait, j'avais besoin de passer par toutes ces choses, par les Cygnes et les Corbeaux, par des superpositions mélodiques à l'intérieur, pour amener à un final que j'imagine d'une certaine manière. Et puis... il faut que l'esprit soit prêt ! Et il ne faut pas oublier que Les Cygnes et les Corbeaux est une pièce à part, mais qui aurait pu être jouée par MAGMA également.


A l'inverse, y a-t-il des morceaux qui ont été enregist-rés et qui vous paraissent aujourd'hui anodins, anecdo-tiques ?

CV : Oui, à ce moment-là il y avait une envie de les faire et dans le temps ils ne me manquent pas. Je dis toujours que je compose mes manques. Quand quelque chose me manque, je le compose. Actuellement, je suis dans des choses... C'est comme si on me demandait de réenregistrer - je ne vais pas dénigrer - Klaus Kombalad. Pour moi, c'est un petit morceau qu'on avait fait à une époque... et on ne peut pas dire que ça me manque ! C'est fait, c'est bien fait même, il y a une ambiance, voilà. Maintenant, je suis vraiment sur d'autres choses que j'ai véritablement envie de faire. Je suis autant excité de les faire que je ne l'ai été quand j'ai trouvé Mekanik ou des choses comme ça.

Vers autre chose

Est-ce que, somme toute, la dernière partie et le final d'Émëhntëhtt-Rê ne seraient pas une porte vers ces « nouvelles musiques » que vous avez déjà évoquées ici et là ?

CV : Ah oui, oui, c'est vrai ! II faut se dire que, à partir d'Ëmëhntëht-Rê, tout est possible. Ça donne une nouvelle ouverture. Des gens m'ont dit : « Mais alors, depuis Ëmëhntëht-Rê, tu n'as rien composé ? » Non, c'est faux. II y a eu... bon Zëss, j'en ai déjà parlé, il y a eu Les Cygnes et les Corbeaux, d'autres pièces, tous les thèmes composés à l'époque d'OFFERING, mais surtout Les Cygnes et les Corbeaux. C'est quand même plus d'une heure de musique, dans ces climats-là, qui permettent aujourd'hui d'arriver à ces nouvelles musiques que je vais faire. J'ai besoin de faire ça. Ëmëhntëhtt-Rê est l'ouverture à cela. On le sent bien. A partir de là, on peut enchaîner derrière Ëmëhntëht-Rê les nouvelles choses qui sont totalement différentes et en même temps en accord, c'est-à-dire qu'on sent qu'il s'agit d'une progression, d'une suite logique.

J'ai aussi l'impression qu'il y avait besoin de passer par OFFERING pour finalement réaliser Ëmëhntëhtt-Rê tel qu'il est aujourd'hui.

CV : A l'époque de Köhntarkösz et d'Ëmëhntëhtt-Rê, j'étais déjà en quête d'autre chose, je cherchais... II fallait effectuer une sorte de virage, mais je ne savais pas comment. Je n'étais pas forcément prêt non plus. II y a eu des passages, par exemple le disque Attahk où, là, on entrait déjà dans la musique plus improvisée.

Quand on a dû, non pas faire des concessions mais raccourcir des thèmes, c'est véritablement parce qu'on avait des problèmes de minutage. Tous les morceaux d'Attahk, ou I Must Return, toutes ces choses-là duraient beaucoup plus longtemps, étaient développées. Un morceau comme Dondai; cette espèce de dialogue entre deux personnes, je l'ai réduit à sa plus simple expression, parce qu'on n'avait pas le temps. Quand j'improvisais chez moi, le morceau pouvait durer vingt, vingt-cinq minutes. Donc de toute manière, là, j'étais frustré. Mais quelque part, il y avait les prémices de chercher quelque chose d'autre, partir dans des improvisations, comme ça... Ce n'était pas la tasse de thé de Klaus (BLASQUIZ), qui a bien senti à ce moment-là que quelque chose d'autre se passait avec MAGMA. J'ai composé Zëss à la sortie d'Attahk, mais Klaus n'était pas dans cette histoire d'impro un peu particulière. Pour lui, c'était la fin d'une époque. Pour moi, il fallait passer à autre chose.

Mais ça tombait toujours en temps et en heure. Je ne me suis pas dit : « il faut que je compose ça ! » J'ai toujours dit que je ne suis qu'un récepteur, que je me contente de restituer la musique qui soudainement me passe dedans, me hante. Je me rends compte quand c'est nouveau et quand aussi ça appartient à mes états d'âme (du genre « le ciel est gris, mon dieu! », ou un petit souci...). Ça, je le mets à part. Je sens quand c'est quelque chose d'autre. Et dès 1977-78, c'est déjà quand même les prémices... C'était aussi le moment où je suis retourné jouer dans les clubs de jazz pour renouer avec ça. C'était, sans le savoir, le commencement d'OFFERING, quelque part.


Placer le chanteur

Ce sont donc les compositions qui vous sont « venues » à l'époque qui vous ont en quelque sorte poussé à arrêter MAGMA pour faire naître OFFERING, une musique plus acoustique, avec d'autres formes vocales...

CV : Oui, et j'ai appris beaucoup de choses avec OFFERING, j'avais besoin de passer par là, ne serait-ce que vocalement. Ce n'est pas pareil que de chanter à la maison. Quand je créais des morceaux chez moi, je pouvais chanter, pourquoi pas trois jours de suite pour sortir cette mélodie qui arrivait, qui arrivait... mais si après j'étais fatigué, j'avais les cordes vocales cassées pendant trois jours ou une semaine, qu'importe ! Quand on a la voix cassée, on arrête.

Mais sur scène, on avait monté un répertoire assez important, de près de trois heures, et au bout de dix minutes, quelquefois, la voix n'était plus là. II fallait s'en sortir avec les quelques harmoniques qui restaient, vous voyez ce que je veux dire... De plus, on ne s'était pas économisés du tout l'après-midi en répet', et on en rajoutait même, démesurément, alors qu'il n'y avait personne dans la salle, pour cette espèce d'énergie, de folie qui venait se dégager en répétition de la même manière. Qu'il y ait une, deux, dix personnes ou personne, ça venait de la même manière. Pas de triche avec ça ! Et quand le soir est arrivé, on s'est rendu compte que la voix, ce n'est pas un saxophone ! On ne peut pas changer l'anche. Là, il y avait un gros problème. Je m'en sortais donc avec des bouts de chandelle. Le répertoire à peine commencé, la voix était cassée : la voix aiguë, n'en parlons pas, un filet ; l'autre voix, c'était plutôt des sons rauques qui sortaient, mais qui n'étaient même plus contrôlés...

C'est en réécoutant les bandes que j'ai bien pris conscience du positionnement d'un chanteur, sa place à l'intérieur d'une rythmique, dans l'ordre des choses. II fallait comprendre la relation du chant avec un mec qui jouait peut-être de la batterie, ou de la basse, en tout cas une rythmique, et exploiter le son du chant à l'intérieur. Non pas faire le boulot qui n'était pas le mien, c'est-à-dire donner des syncopes, mais chanter.

Donc ça m'a appris beaucoup sur la voix ainsi que sur le placement du chanteur. Au début, je chantais comme un batteur, je dirais. J'avais le placement d'un batteur et non d'un chanteur. Ça m'a permis de comprendre comment respirer à l'intérieur d'un groupe, et pas en tant que batteur justement. C'est un autre placement qui permet de mieux concevoir et de mieux comprendre les soufflants, des choses comme ça. Moi, ça m'a appris énormément. II fallait passer par là.

Aviez-vous déjà songé, à la première époque de MAGMA, à privilégier le travail sur le chant, ou bien n'y en avait-il que pour la batterie ?

CV : Ça a toujours été très difficile... Par exemple, quelqu'un m'a dit m'avoir vu un jour faire un boeuf avec Klaus au chant, moi au piano Fender et au chant, deux batteurs, pas de basse et René « Stundehr » GARBER au sax ou clarinette basse. On a fait Wurdah Itah à quatre, comme ça. Déjà, à l'époque, j'étais au piano, pas à la batterie. En fait, ça a toujours été difficile pour moi la batterie. J'avais au départ choisi cet instrument parce que je l'aimais, mais à mettre au service d'une musique qui nécessitait de la batterie, comme du jazz, des choses comme ça. Aujourd'hui, les gens adorent jouer avec un batteur... J'ai toujours eu du mal à trouver ma place. Pour moi, la musique était complète. Or, on avait un pianiste, voire deux, et le batteur devait trouver sa place. C'est pour moi le plus difficile. Je me disais que dans cette musique il n'y avait pas besoin de batteur.
C'est peut-être pour ça que, lorsqu'on a terminé OFFERING, des gens ont regretté. Parce qu'il y avait un public pour OFFERING. Mais le public MAGMA pur et dur qui était venu voir un batteur-machin-blabla -alors qu'en fait ce n'était pas le sujet je l'espère- a délaissé OFFERING, voire tout ! On a perdu les deux tiers du public avec OFFERING.

Rechauffer le MAGMA

Vous aviez quand même atteint un certain cap avec OFFERING, il y a eu beaucoup de choses de faites...

CV : A un moment donné, le groupe OFFERING était arrivé à peu près au bout de... On avait à peu près tout dit dans ce registre. On ne pouvait pas aller plus loin. II y a eu un tournant. J'étais sur d'autres choses à nouveau, et c'était l'heure de passer à autre chose. II y a eu un moment difficile, pendant un an et demi. Le groupe ne fonctionnait plus très bien. On n'avait pas trouvé la formule... Et la nouvelle formation de MAGMA est arrivée à point nommé. C'était bien pour moi de rejouer certains morceaux. On a pensé que beaucoup de jeunes n'avaient pas eu l'opportunité d'écouter cette musique sur scène. On a donc remonté tous ces morceaux avec plaisir.

Moi-même, au bout d'un moment je ne comprenais plus le fonctionnement de Mekanik. A force de le jouer, j'ai fini par comprendre pourquoi il y avait un seul temps qui se promenait là, pourquoi il y avait ci et ça ici. Au début, je me disais : « Quel casse-tête ! Pourquoi il y a un temps ici et pas deux ? Par pitié ! » Ça vient beaucoup plus naturellement quand on ne pense pas. Si on analyse et qu'on commence à compter les temps, alors oui ça devient un casse-tête. Après, non, tout s'enchaînait. II ne pouvait pas y avoir d'arrêt ; c'était un flux. C'était intéressant de savoir où on en était à ce moment-là. J'ai dû beaucoup retravailler pour pouvoir rejouer ça. Progressivement, on s'y est remis. C'est une autre énergie, un autre toucher. J'avais quand même la mémoire de ce que j'avais vécu, mais il fallait relancer le truc, se rechauffer...

C'est pourquoi aujourd'hui je trouve que l'idéal c'est quand on arrive - j'espère que ça pourra se faire - à jouer MAGMA, jouer aussi du jazz parallèlement, de travailler dans les directions que j'aime et pouvoir s'exprimer dans tout. Pourquoi pas aussi dans OFFERING, mais il n'y a pas de travail...

Avant le titre, après l'histoire

Qu'en est-il de ces nouveaux morceaux que vous jouez sur scène actuellement avec MAGMA ? Correspondent-ils à cette « nouvelle musique » dont vous avez déjà parlé, ou sont-ce des « portes » vers cette nouvelle musique ? Et du reste, s'agit-il vraiment de nouveaux morceaux ou ont-ils eux aussi été récupérés dans des cartons ?

CV : Pour Félicité Thosz, j'avais envie de quelque chose de détendant, de rafraîchissant derrière Les Cygnes et les Corbeaux, qu'on avait mis un certain temps à enregistrer. J'ai composé tout de suite après Félicité Thosz, qui reste bien dans la tradition MAGMA encore qu'il y ait des choses quand même différentes. Le morceau d'introduction des concerts n'a pas encore tout à fait de titre et n'est du reste pas encore terminé. Je crois que je vais attendre d'avoir la couleur vraiment globale, et le titre se dessinera naturellement. Quelquefois, je l'ai avant la composition, mais là il se fait attendre. (sourire) Et là, ça pourrait faire partie des nouvelles choses, du moins ça pourrait être l'introduction à ces nouvelles choses qui vont s'effectuer. On pourrait même dire que, dans le disque, certaines ambiances vont naître de ces climats. Mais on ne peut pas expliquer la musique avec les mots, donc... j'espère que ce sera une surprise, une bonne surprise.

Cela vous arrive-t-il d'avoir un titre de morceau avant qu'il soit composé ?

CV : Toutes les musiques MAGMA, je les ai trouvées avec une histoire parallèlement. Ou j'avais l'histoire avant. Ou c'était le déclenchement aussi. Zëss, j'ai eu l'histoire en tête et ça m'a inspiré aussi pour la composition. Dans un sens ou dans l'autre sens. Ou je trouve le titre juste avant ou juste après. Quelquefois j'ai le titre, mais pas encore la musique. Elle me vient parce que le titre est né. C'est étrange, mais c'est un fonctionnement. Mais il faut un sujet. Je ne peux pas ne pas raconter une histoire. La musique, d'accord, mais il faut qu'il y ait un sens, que ça représente quelque chose pour moi. II faut que j'ai des images. Quand la musique est bonne, c'est qu'on a une vision, une image. On sent quelque chose... Des fois j'ai des visions qui viennent et là, je sais que c'est la bonne.

Multidimension sans ligne brisée

Et c'est une image toujours en mouvement...

CV : Oui. De toute manière, je travaille toujours dans tous les sens. John COLTRANE a parlé de « musique multidimensionnelle ». Eh bien ! moi aussi je l'ai écrit d'une certaine manière ! Bien plus tard, certes, mais je ne savais pas qu'il l'avait dit. Je l'ai lu. S'il pensait ça, c'est que je suis sur la bonne voie ! « Je travaille sur la musique multidimensionnelle », a-t-il dit. Toutes directions... C'est ça qui est important. Quand on propose ça d'une certaine manière, il est évident qu'on peut peut-être aussi l'entendre dans l'autre sens. C'est un peu comme un tableau qu'on se mettrait à tourner. II m'est arrivé pour me détendre de faire quelques pastels. Et au bout d'un moment je m'amusais à les tourner, à les travailler dans tous les sens pour qu'on puisse trouver quelque chose... De même que les traits, je les fais largement déborder et revenir, mais ils ne sont pas brisés. C'est important aussi.

COCTEAU disait « on ne peut pas refaire ou reprendre dans la ligne », quelque chose comme ça. C'est intéressant. Comme la musique : il y a un fil. Quand il est brisé - ça peut arriver, un impair - il faut arrêter. Passer à un autre thème. Ne pas briser la ligne, c'est tout. Chaque voie est comme un départ de tempo, c'est un chemin qu'on propose. Et là, il ne faut pas briser l'élan. Si quelque part on a cassé, ou qu'on n'a pas suivi, on sait que le thème va s'arrêter. A certains moments, quand on a joué certaines choses, je l'ai senti, vu qu'on ne l'entend jamais aussi bien quand on le pratique soi - pas quand on écoute un disque mais plutôt nous en train de le faire - on se dit « ah là, le thème, on ne va pas le développer. II va y avoir trois mesures de plus et on revient au thème, c'est fini. » On a raté le coche. On a fait la culbute avant ou arrière un peu trop tôt... C'est fini. II faut donc essayer de conserver cette ligne. Sans effets. Sans chercher à faire trop d'effets. C'est ce que la musique demande. C'est le fonctionnement...
Quand on est soi-même dans la fonction et qu'on arrive à le faire un peu, plus régulièrement qu'avant, ou là où il faut, en temps, être juste, en masses sonores, tempo, tout ce qu'on veut, là on se dit qu'on approche de quelque chose. Le cosmos s'éloigne toujours un peu aussi...

Par définition, il n'est pas figé.

CV : Ah non... Ce que je veux dire, c'est qu'on approche d'une chose et de toute manière... C'est pour ça qu'elle est passionnante, c'est parce qu'elle a quelque chose d'infini.

Et on ne peut pas l'approcher deux fois du même endroit.

CV : Voilà, c'est ça.

Une voix au piano

Vous avez démarré en 2009 une nouvelle expérience scénique : le concert solo voix-pi-no. Qu'est-ce que cela vous a appris ?

CV : Au sujet des concerts solo, on m'a dit : « Tu verras, c'est comme à la maison ! Tu te mets au piano et voilà, tu fais comme tu as l'habitude de faire chez toi ! » Mais à la maison je ne fais pas ça. Quand j'ai envie de jouer un thème, je le joue, et peut-être le lendemain un autre thème. Mais là, il y a un répertoire, et il faut respecter l'ordre du répertoire, s'il y en a un, et assumer chaque morceau. L'envie d'être au maximum sur chacun des thèmes doit être là, tout comme l'envie de chanter chaque fois ce thème-là dans l'ordre où il a été inscrit. Je ne suis pas encore au stade où je pourrais pêcher les thèmes... Je lisais une interview de McCoy TYNER au sujet de son dernier disque, dans laquelle il disait « Vous savez, je ne sais pas encore ce que je vais jouer, je verrais au fil de la musique, c'est comme ça... » J'aimerai bien que ce soit comme ça... comme à la maison, mais vraiment cette fois ! Ça viendra, j'espère...

Comment avez-vous monté ce répertoire, alors ? II y a eu des pièces qu'on connaissait, d'autres qu'on ne connaissait pas...

CV : J'avais fait une liste - une grande liste - et, le jour du premier concert à Eysines, je n'avais aucune idée de l'ordre des morceaux. On en a discuté avec Stella et puis finalement je crois qu'on a fait la liste à plusieurs, avec Stella, Florence... J'avais encadré quelques morceaux un peu particuliers par des thèmes qui me mettaient plus à l'aise, qui étaient plus confortables pour moi, comme C'est pour nous et certaines choses que j'avais déjà pratiquées.


Lors de ces concerts à Eysines, aux Lilas et au japon, vous avez joué des thèmes qui n'avaient jamais été entendus avec MAGMA ou avec OFFERING. S'agit-il de nouvelles compositions ou de choses que vous aviez laissées de côté ?

CV : J'ai beaucoup de choses à la maison qui n'ont jamais été jouées. A la limite je dirais que ce qui est connu ne représente que la partie immergée de l'iceberg (sourire). C'est un peu ça... II y a tout un côté de MAGMA ou de cette musique en solo qu'on ne connaît pas, notamment un côté plus tendre, plus personnel aussi. Ce qui manque tellement, c'est peut-être le côté que je préfère. C'est fantastique de jouer la musique de MAGMA, mais tout cet autre versant-là me manque également. Et ce n'est pas toujours facile à réaliser en groupe, au niveau de l'interprétation, etc.

Avec MAGMA, il vous est quand même arrivé de terminer les concerts avec une ballade...

CV : S'il y avait des disques à faire, il y a des disques pour cette ballade, il y a des disques pour d'autres thèmes. J'ai vraiment tout à fait le canevas, l'ordre (ou pas) des choses... En tout cas, je sais ce qui appartient à tel esprit de musique ou tel autre. Ce sont un peu des états d'âme, et pour moi ce qui importe le plus dans un disque, c'est la confiance. C'est-à-dire : on met un disque, on a un climat. Un disque = un climat.

Je donne un exemple : Kind of Blue, c'est un classique du jazz. Quand on le met, il y a six thèmes différents je crois. Ils sont différents, mais ils sont dans un même son, dans une ambiance. Quand on se dit « je vais mettre Kind of Blue », on se dit qu'on va l'écouter d'un bout à l'autre. C'est ça que j'aime dans la musique, et non pas, comme on dit vulgairement, « zapper » ou je ne sais qu'est-ce, en tout cas passe d'un truc à l'autre... Pour moi c'est dérangeant. Maintenant, les gens se font leur compilation eux-mêmes. Au départ, je pense quand même qu'un disque doit être cohérent au niveau de l'ambiance. Ça dégage ça, c'est un disque qui nous fait penser à de l'eau, de la pluie ou du soleil, ou au feu pourquoi pas... vous voyez ce que je veux dire ? On sait ce qu'on met et on se laisse porter selon les jours, le fil des jours...

"J'ai raté le début ! ",
ou la sphère sans commencement


Dans ce répertoire piano-voix, il y a des thèmes connus pour être à l'origine assez amples, comme Les Cygnes et les Corbeaux. Comment avez-vous réalisé leur « compression » pour cette interprétation soliste ?

CV : J'ai improvisé, je ne vous le cache pas. Je savais que je n'allais pas interpréter l'intégralité des Cygnes et les Cor-beaux à ce moment-là (sourire), alors j'ai pioché... II n'y a pas vraiment d'ordre des choses...

Pourtant, la version du disque a des enchaînements logiques...

CV : J'ai mis en effet un sens dans le disque ; on a fait une version plutôt classique mais en fait, le morceau n'est pas pour être joué de cette manière. Je n'ai pas pu faire autrement parce que j'étais seul. Les gens ne connaissaient pas le thème, j'ai dû tout faire. Par exemple, je faisais des accompagnements sur la partie de flûte, il y avait des silences, les accords tombaient, puis des mesures, mais il n'y avait pas de «tac». Tout ça, c'était dans l'espace vide. Je faisais des accompagnements d'accords, et ensuite j'envoyais la basse, et elle devait rejoindre les accords, avec le silence qu'il y avait, en étant avec. Et ça marchait ! J'avais été juste au niveau vibratoire. C'est ça qui comptait. C'est des difficultés qu'on ne soupçonne pas... Je raconte ça à quelqu'un, il me dit que je suis fou ! Un tac, c'est plus dangereux, parce qu'il faut être métronomique. L'idée n'est
pas d'être métronomique. C'est une sorte de mouvement, et il est imprimé dans l'espace même si on ne l'entend pas.

De même, la fin des Cygnes et les Corbeaux ne boucle pas. C'est ce qui fait le point de rupture qui mène à la sphère. On ne pourrait pas relier les deux côtés. II y a un point de rupture puisqu'il est impossible de fermer un cercle à vue, vous comprenez ? Pour moi, ('idée, c'est ce point de rupture qui forme la spirale, la sphère. Ça ne boucle pas sans fin comme un cercle. C'est pourquoi ça termine pratiquement comme au début, mais il y a un côté caché qu'on ne connaît pas et qui va former à nouveau autre chose. II n'est pas fermé à la fin. On ne peut pas relier.

Du reste, il attaque quelque part et nulle part à la fois. Quand on avait commencé le disque Les Cygnes et les Corbeaux avec Pierre-Michel (SIVADIER), je lui avais dit : « II n'y a pas de commencement. » Et on a tout à fait l'effet escompté. Les gens qui ont écouté le disque pour la première fois à la maison, enfin à côté de qui j'étais, ont eu tous la même réaction : « J'ai raté le début ! » C'est une chose qui est très difficile à faire. Rien prendre. Avant, c'est commencé. C'est... On sera toujours surpris. C'est ce que je préfère. On ne prend pas un temps... ça vient, quelque part. On ne peut pas situer. C'est vraiment ce que je préfère !

J'avais fait en sorte que personne ne se précipite sur le premier temps, ça laisse ouvert. Un, deux... un deux... Et voilà, chacun se positionne, dans son toucher, dans sa manière... Si on compte brutalement « trois, quatre », barn ! tout le monde va se poser sur le premier temps, serrer la musique et obligatoirement, à un moment donné, il faudra écarter, donc soit ralentir, soit redonner de l'espace, de l'air. Et donc on va devoir varier trop vite. Sinon la musique va être comme une boîte mécanique. II fallait créer tout de suite un espace, de l'air pour tout le monde.

Climats de nulle part

Y a-t-il d'autres concerts en solo prévus ?

CV : je crois qu'il y en a un de prévu, hein Stella?

Stella VANDER : Oui, il y en a un prévu dans le festival jazz en Lubéron, au mois de mai et une autre date encore, mais je ne sais plus quand ni où.

Ce sera le même répertoire ?


CV : Là aujourd'hui, comme ça, je dirais oui ; mais je ne suis pas sûr de ça. je vais essayer de voir si je peux retirer certains thèmes et ajouter des nouveaux.

Et ces thèmes inédits joués en solo, sont-ils susceptibles d'être joués par une formation type MAGMA ?

CV : II y a des choses très personnelles, et je ne les entends pas autrement que comme ça. Donc pour l'instant, je ne les imagine pas jouées par une formation plus étoffée.

Et un éventuel enregistrement... ?

CV : Les enregistrer, oui. Ce serait piano-voix, comme quand j'avais enregistré Ta Love, à une certaine époque. Ces musiques me manquent, en fait. je suis condamné à écouter mes cassettes, je me suis fait quelques sélections et on m'a fait des copies CD. Et j'écoute ces thèmes-là, j'aime bien écouter ces climats, qui n'existent nulle part ailleurs finalement.

Site: www.seventhrecords.com

Propos recueillis par Stéphane Fougère avec la participation de Sylvie Hamon - Photos: SH et SF

Traverses N° 28 - Mai 2010



Issèhndolüß Akhazhïr


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