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MAGMA, par Antoine de Caunes

1- Dans les mouvements, l'hallucination qui demeure

"Les hommes modernes s'ennuient parce qu'ils n'éprouvent rien. Et ils n'éprouvent rien parce que l'émerveillement les a quittés. Et quand l'émerveillement quitte un homme, cet homme est mort. Il n'est plus alors qu'un insecte."
D.H. LAWRENCE

Christian Vander a treize ans lorsqu'il décide de prendre sa vie à pleines mains. Il se retrouve absolument seul à Paris, et choisit de le rester. Ses parents (Maurice Vander est pianiste de jazz) viennent de partir pour une longue tournée aux U.S.A. Quant aux tuteurs légaux, qu'on lui assigne pour bien s'assurer que le jeune plant ne poussera pas de travers, Christian parvient a s'en débarrasser pour vivre sans lien, au plein soleil de sa solitude. A treize ans, âge de l'inconstance, si l'on nous pardonne le cliché, il fait déjà preuve d'une détermination exceptionnelle, qui restera le trait majeur de son caractère. Pour ceux qui seraient tentés par un tel genre d'éclaircissement, le ciel explique en partie cet aspect de sa personnalité : né sous le signe des Poissons, type même de la fluidité, il essaie, par l'intermédiaire d'une sensibilité exacerbée, de se fondre dans le courant de la Vie. Lion d'ascendant, une très grande volonté est son partage, par laquelle il s'affirme et épanouit sa puissance vitale. Le rapport antagoniste de Ces deux tendances s'harmonise à merveille dans sa vie. La première lui donne son génie, la seconde les moyens de le révéler.

Là où d'autres auraient pu succomber à un stress bien compréhensible, lui s'épanouit dans ses quelques mètres carrés. C'est qu'il vient de découvrir, de manière aussi immédiate et bouleversante qu'une grâce, la musique d'un jazzman américain John Coltrane. "J'étais dans les sillons des enregistrements, je voyais la vie".

A cette époque-là, pendant que les exégètes du jazz se querellent pour savoir à la fin si Coltrane est un grand musicien, et s'il peut être comparé au maître des maîtres (Charlie Parker), Christian sent la musique pénétrer en lui avec la fulgurance d'une révélation. Il se réveille d'un long sommeil et ouvre les yeux pour la première fois, comme si, arbre perdu dans un bois, une force lui insufflait soudain un flot de sève. En écoutant les disques de Coltrane, un monde magique naît dans son esprit, à mille lieues du réel, un monde où la compréhension se gausse des vocabulaires comme pour répondre à l'ironie du mot de E. M. Cioran : "A quoi bon fréquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde ?" C'est là un univers dont la musique n'est qu'une clef, indispensable certes, mais dispensatrice de trésors qui la dépassent. Souverain magnifique, Coltrane distribue les rêves, émanation lumineuse d'un ailleurs qui devient rapidement la Vie même, malgré tous les obstacles que le peu de réalité pourrait encore tenter d'opposer.

Robinson exilé dans les cités de béton, Christian ne sort que pour aller se procurer de quoi manger, ç'est à dire de quoi continuer a écouter. Un autre langage que la musique, à laquelle il répond de tout son être, devient inutile, et les paroles vont s'écraser sur le sol, sitôt sorties du corps, cubes de glace jaillissant de la bouche d'un iceberg. De treize à vingt ans, il ne dira plus un mot, tant le crétinisme ambiant lui paraîtra la marque même d'un dérèglement généralisé (nous n'avancerons pas ici le mot trop précieux de folie). Avec le temps, cette attitude ne se modifiera pas fondamentalement, et Vander continuera toujours à attribuer peu de crédit aux paroles.


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