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MAGMA, par Antoine de Caunes

Coltrane reste donc le seul lien avec la vie, la seule Raison. Armé d'une paire de balais de batterie (il pratique depuis l'âge de onze ans), il accompagne sur sa table la musique du maître, rêvant du jour où il pourra se présenter devant John Coltrane. pour lui présenter ses services. Sa chambre se meuble peu à peu. Deux plateaux de cuivre qui pendent du plafond tiennent lieu de cymbales, et des lessiveuses renversées, de caisses. En fermant les yeux l'illusion devient réalité, comme lorsque à cinq ans il accompagnait "Le Sacre du Printemps" en se frappant la tête avec tambourin, "parce que c'était plus fou".

Ses parents s'étant séparés au cours de la tournée, les jazzmen qui avaient l'habitude de venir saluer la maison Vander, lors de leurs passages à Paris, ne se montrèrent subitement plus. Il y eut des exceptions, rarissimes. Celle de Chet Baker, qui vient rendre visite un soir à Christian, et qui reste avec lui plusieurs nuits pour travailler les mesures quatre quatre en faisant des dialogues rythmiques sur papier buvard. Christian a alors treize ans et demi, et toujours pas de batterie. Après avoir réfléchi au problème, Chet se décide pour une solution géniale. Il fixe rendez-vous à son partenaire de buvards, à la boite de jazz "Le Chat qui pêche", où il doit jouer le soir même. Chet demande à Christian de passer avant l'ouverture du club. Celui-ci arrive à l'heure dite, inconscient de ce qui se trame. Le trompettiste l'attend sur le trottoir et charge une magnifique batterie dans le coffre d'un taxi, faisant preuve d'un sens du sacrifice exemplaire, puisque l'instrument avait été loué dans l'après midi pour son propre batteur. Le concert ne put évidemment avoir lieu, et tout le monde chercha la batterie durant la nuit. Christian venait d'avoir son premier matériel.

Un an et demi plus tard, la police retrouve par hasard la trace de l'instrument disparu. Convocation de notre jeune héros au tribunal. Ce dernier, dans une situation déjà quelque peu illicite, est mort d'inquiétude à l'idée de comparaître devant un juge (qui aura au moins eu le mérite d'être le premier!). Il boit un grand verre de vin pour se donner un peu d'assurance, ce qui, hélas, produit l'effet inverse. C'est ivre, juste comme il faut, qu'il arrive devant le magistrat, et est obligé de demander qu'on lui répète plusieurs fois ces mots assemblés de façon impossible pour formuler de prétendues questions. Au terme des délibérations, l'affaire s'arrange, et Christian peut garder la batterie à condition de payer.

Elvin Jones, novembre 1963 - Photo Jean-Pierre LeloirC'est à peu près à la même époque qu'il revoit Elvin Jones (qu'il avait connu à l'âge de neuf ans), venu jouer à Paris dans la formation de Jay Jay Johnson. Mais surtout, après avoir joué avec Thad Jones (dont il est le frère), Charles Mingus, Bud Powell et Donald Byrd, Elvin est le batteur de Coltrane... "Le" batteur de Coltrane, tout à fait irremplaçable. L'évolution de ces deux géants est exactement parallèle, et l'importance d'Elvin Jones dans la musique coltranienne n'est plus à démontrer. Son jeu, fait de "séquences rythmiques", pour reprendre l'expression d'Alain Gerber, l'amène a construire derrière le soliste des systèmes rythmiques d'une diversité très riche, et qui propulsent littéralement les différents moments d'un morceau. Comme Vander, Elvin Jones est un batteur qu'il faut voir jouer pour comprendre ce que peut produire une puissance à l'état pur, mêlée à une subtilité tout à fait unique. C'est du reste en voyant Elvin jouer que Christian réalise, sans méthode supplémentaire, ce qu'est une batterie, instrument aussi massif que fragile. "Quand Elvin joue, quand un bon batteur joue, on entend tout ce qu'il fait, même si l'on est au bout de la salle, sans que s'en dégage une impression envahissante", déclarera-t-il plus tard, définissant par-là même la première impression que l'on a en le voyant jouer, lui.



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