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MAGMA, par Antoine de Caunes

Les relations qu'il entretient avec son instrument sont très complexes : il s'y mêle de la force, de la douceur, et du rire. Il sait ce qu'elle attend, la manière dont elle sait faire preuve de tendresse ou d'agressivité pour peu qu'on sache l'y inviter, mais qu'elle ne veut en aucun cas d'un comportement précieux. Elle est possession réciproque, image de l'amour fou.

Si Vander évite de chanter et de jouer de la batterie en même temps, c'est que des problèmes... "techniques" s'y opposent. Batterie et chant ont dans la musique des fonctions sensiblement équivalentes, l'une se fondant dans l'autre jusqu'à ne plus faire qu'un. Donner la même énergie aux deux occupations simultanées entraîne forcément un déséquilibre (ce qui n'est pas vrai pour tout le monde : un Buddy Miles s'en tirera sans problèmes, la complexité de la musique en moins). C'est là une des raisons de la présence d'un second batteur (Clément Bailly) pour assurer la continuité des tempi pendant que Vander peut chanter tout à son aise en s'accompagnant au piano.

Cette voix mérite d'ailleurs qu'on s'y arrête quelques instants. Comme le disait Stella, "Christian chante comme il joue", et c'est là pure vérité. Vander a une voix parfaitement placée, qu'il utilise au maximum de ses possibilités, sautant du chant mélodique des eaux calmes à l'incantation du sorcier qui en appelle avec rage aux éléments. Elle est, point le plus important, la plus pure représentation (émanation) d'un langage (le kobaïen) qu'elle remet tous les jours au monde dans la douleur.

23 - Janvier 1977. Ces trois clichés furent pris au moteur en une seconde et demie. Photos Antoine de CaunesL'énergie d'un Vander, capable de jouer en une journée trois concerts et quelques "jams" supplémentaires, est tout à fait sidérante. L'avalanche de gestes au moment du jeu, obéissant tous à une logique de la démence, n'est pas un spectacle en soi. Vander pourrait tout aussi bien jouer en économisant les mouvements (en êtes-vous vraiment sûrs ?), mais il interviendrait des calculs dans une telle décision. Son corps entier participe à la folie qui se déclenche sans pour autant qu'il ait à lui donner un ordre quelconque dans le déroulement de cette libération. L'instinct se fait jour dans la plus forte lumière, se réalisant dans son seul domaine possible : la passion. En jouant, la douleur exprimée sur le visage n'a rien de la lutte physique, elle est le combat intérieur du musicien vers ses chemins de clarté aveuglante.

Quand on parle de batteurs avec Vander, la première image qui surgit pour obscurcir toutes les autres est évidemment celle d'Elvin Jones. L'élève a retrouvé le maître, sur des routes différentes, et il ne fait aucun doute que l'inspiration soit la même. Elvin Jones, dans sa collaboration avec Coltrane, a émancipé le rôle de la batterie comme personne (peut-être à l'exception de Tony Williams) ne sut jamais le faire. Tout fait de puissance et de subtilité, le jeu de ce batteur inspiré entre tous bouleverse, quand il surgit dans le jazz, les conceptions jusqu'alors pratiquées (nous verrons qu'en parlant d'Elvin Jones, on en revient finalement à parler de Vander).

A son époque, le rythme à quatre temps avec accentuation des temps impairs est ce qui se fait de mieux et semble-t-il pour les critiques, de plus immuable. Lui, débarque sans prévenir, avec son tempo discontinu et sa (propre) polyrythmie, tout en développant, à l'intérieur de ses rythmes, une nouvelle aventure rythmique agrémentée de renversements inattendus, d'accélérations et de ralentissements, qui au lieu de nuire au tempo, le transforment en un support lyrique tout à fait nouveau. C'est dire qu'Elvin Jones introduit à l'époque la touche de folie que les Kenny Clarke et autres Philly Joe Jones avaient laissé pressentir.

Après Elvin Jones, un certain nombre de batteurs ont la considération de Vander, sans pour autant emporter le même élan de passion spontanée. Tony Williams, bien sûr, dont on ne se lasse jamais d'écouter l'intelligence et la beauté... Jack de Johnette, autre disciple d'Elvin, et qui succédera à Tony Williams dans l'orchestre de Miles Davis... Philly Joe Jones, un des plus beaux Cha-ba-da de l'histoire du jazz, et qui sera l'un des premiers à donner à la charleston son indépendance par rapport à l'accentuation des deuxième et quatrième temps de la mesure... Billy Cobham, l'un des batteurs les plus précis et les plus swingants du binaire (depuis James Brown, jusqu'à son propre groupe)... Alphonse Mouzon, sans doute aussi important que Cobham pour le binaire, même si c'est a priori moins évident... Enfin, pour la France, Aldo Romano, autant batteur que musicien, et Jacques Thollot, un autre fou furieux de l'instrument.


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