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MAGMA, par Antoine de Caunes |
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Devant la disparition de celui qui fut peut-être l'un des plus grands Kobaïens, l'univers ne manifeste aucun émoi. Lorsque les voyageurs de la seconde colonie d'appareils viennent se poser sur Malaria pour se reposer quelques heures, la planète respire dans la plus parfaite quiétude. Les sols se sont dégagés, et la masse d'eau qui avait tout submergé s'est évaporée comme par enchantement. Rien ne témoigne du drame qui s'est déroulé là quatre ou cinq heures auparavant (mais était-ce vraiment un drame ?). Aucune trace de la fusée engloutie, et Riah Sahïltaahk ne sera jamais retrouvé. Les Kobaïens apprennent sa fin en rêve, et leur première réaction est une immense douleur face à la perte d'un être si précieux. Mais ils réalisent bientôt qu'il s'agit là d'un événement qui amène à se poser des questions. Les maîtres Kobaïens dont faisait partie Riah Sahïltaahk se croyaient jusqu'alors immortels. Quelle était la valeur de ce sentiment dans un univers qui n'a que faire du désir de l'homme ? Voilà ce qu'il fallait désormais comprendre. L'arrivée sur Kobaïa fut accueillie par une immense clameur de joie. Maintenant, tous étaient certains que ceux qui avaient vraiment voulu partir étaient là, et qu'il ne restait rien à regretter de l'ancienne planète. La démonstration qui avait été faite de l'arme leur assurait une paix qui serait peut-être remise un jour en question, mais dont ils savaient par avance qu'elle ne pourrait engager aucun péril pour eux-mêmes. La cité était pratiquement finie et elle ne manqua pas d'impressionner même ceux qui avaient participé à sa construction. Les maîtres (qui étaient, répétons-le, des maîtres spirituels, c'est-à-dire des individus qui travaillaient à l'épanouissement spirituel et intellectuel des Kobaïens dans et pour l'Univers, sans aucun rapport de domination économique) l'avaient conçue pour que les terriens ne se sentent pas, de prime abord, trop dépaysés. Il s'agissait bien de repartir à zéro, mais non pas de faire peur. Ceux qui habitaient devaient se sentir à la fois totalement libres de leurs mouvements et de leurs désirs, mais en même temps protégés, pour répondre à un instinct persistant qui devait disparaître avec le temps. Toute cette population vivait là en communauté de biens, ne possédant rien en particulier. C'était leur planète puisqu'ils y vivaient, mais ils sentaient en même temps que Kobaïa restait une planète, choisie après de longues recherches, sur laquelle ils ne pouvaient prétendre, comme ils avaient eu l'habitude de le faire sur terre, s'approprier quoi que ce soit. On tira l'énergie nécessaire à la construction des objets, de gigantesques miroirs qui reflétaient les rayons solaires et d'un vent sidéral qu'il était possible de capter à une certaine hauteur. La communauté s'organisa rapidement, sans grades, ni différences sociales. Les maîtres restaient cachés la plupart du temps, à méditer dans des endroits consacrés et on ne les reconnaissait de temps à autre qu'à leur tenue particulière. Vêtus de longues robes noires décorées de motifs symboliques, ils portaient en outre des casques terribles qui signifiaient, par la multitude de pointes qui en jaillissaient, l'ouverture de leur esprit. Ces maîtres tenaient également le rôle de défenseurs de la cité, parant à toute possibilité d'atteinte imprévisible. Tels des stratèges sans armée, ils veillaient, après un travail d'accomplissement spirituel comparable à celui de certains samouraïs terrestres, au moindre signe d'alerte qu'ils auraient pu juguler aussitôt. Les vêtements des Kobaïens variaient suivant les tâches qu'ils avaient à charge, et qui changeaient périodiquement. Chacun était responsable de l'agencement de la vie communautaire, et les travaux les plus durs étaient successivement exécutés par tous. En outre, tous pouvaient choisir une discipline particulière pour laquelle ils montraient quelque aptitude particulière. Les produits ne recherchaient aucune sophistication : la nourriture devait satisfaire un équilibre physiologique, le vêtement protéger des excès de température. Aucune institution n'instaurait une quelconque différence entre les habitants. La liberté était totale, non restrictive, et elle reposait sur un postulat accepté par tous au moment de leur départ : sur Kobaïa, l'homme venait chercher un accomplissement et tout le monde travaillait dans ce but. Il ne s'agissait de rien moins que de vivre dans une harmonie à la fois microcosmique et macrocosmique. L'intelligence n'était donc plus un critère de valeur, elle continuait à exister génétiquement mais était soumise à un sens de la perception des choses qui pouvait fort bien se passer de tout langage. Pour éclaircir ce problème de communication entre des hommes, des femmes et des enfants, qui avaient été recueillis sur la terre à des points cardinaux tout à fait opposés, une nouvelle langue, le kobaïen, fut révélée. Elle était elle-même apparue en songe à l'un des maîtres, et il lui avait fallu un grand nombre d'années pour parvenir à la reconstruire. Langue neuve d'un monde neuf, elle avait l'avantage de pouvoir véhiculer des impressions nouvelles, des concepts indispensables dont il eût peut-être été difficile d'établir la correspondance terrestre. Langage de l'esprit, le kobaïen correspondait aussi à un outil de communication initiatique entre les maîtres et les habitants de la planète. C'est-à-dire qu'il représentait la charge de nouvelles sensations, et le cheminement nécessaire pour atteindre à la communion avec l'énergie supérieure, dont ils sentaient la présence et le rôle d'ordonnatrice de l'univers, et à laquelle ils avaient donné le nom de : Kreunh Kormahn. Cette intelligence totale, qui se manifestait sous des formes multiples, mais le plus souvent comme une onde inaltérable, n'avait rien à voir avec les conceptions humaines de la divinité. Au-delà de toute morale, elle était cependant la force destructrice qui entrait en action lorsqu'un déséquilibre cosmique avait lieu. Débarrassée de tout fatras divin, elle existait, quelque part, et pour les maîtres kobaïens, tout le travail consistait à retrouver sa trace en pleine lumière. En la percevant, l'homme ne pouvait plus se trouver d'illusoire échappatoire. Mort de la religion, elle symbolisait le principe correspondant sur terre à celui de l'Immaculée Conception, et dont Kobaïa n'était, en dernier ressort, que la plus tangible illustration. Un certain nombre de documents qui parvinrent sur terre permirent de rétablir fragmentairement la genèse de cette aventure. C'est tels quels que nous avons voulu les délivrer, conscients qu'il ne s'agit bien sûr là que d'un résumé, aussi offusquant pour l'esprit que tout résumé. C'était la fin du vingtième siècle. Les avertissements des Kobaïens finirent peu à peu par être noyés dans la multitude des récits qui se transmettaient de bouche à oreille. On considéra à la fin ces déviants comme des fous qui n'avaient vécu cette histoire féerique que dans les sillons de leur imagination. Pourtant certains signes, certains mouvements de masse révélèrent une confirmation de l'histoire. On peut aujourd'hui encore les retrouver, aussi limpides qu'à leur apparition. Ne serviraient-ils qu'à inciter quelques-uns à regarder de nouveau le ciel, ils n'auraient pas failli à leur rôle primitif d'enchantement. Il est dit que sur Kobaïa, la vie s'écoule, dans sa recherche passionnée de l'immortalité, et que tout y est joie et beauté. Et cela, nous pouvons en certifier la réalité. Pour nous, tout reste à faire. |
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