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MAGMA, par Antoine de Caunes |
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4 - Une interview au sommet : Janik Top Ça a commencé comment ? A l'âge de cinq ans, au lycée musical de Marseille, où je me suis mis à étudier le piano sous les conseils de ma sur qui préparait ses classes de professorat de musique. Quatre ans après, quand je me suis senti en possession de mes sept clés, je suis passé au violoncelle qui m'attirait énormément. A dix ans, j'ai commencé la classe de direction d'orchestre, dirigée par M. André Lhéry, qui était un être fascinant, et dont la magie de l'enseignement ouvrait les yeux sur la musique. Un peu plus tard, j'ai également suivi les cours du groupe de recherche de Frémiot, qui consistaient en des études de sons, pour la musique contemporaine. Ça marchait bien, et j'étais persuadé que je pourrais faire une carrière classique. Et puis ta certitude a flanché ? Oui, quand j'ai vu que des musiciens très doués que je connaissais crevaient de faim à trente ans. Il fallait que je gagne rapidement ma vie. Ma mère était blanchisseuse, je n'avais jamais vu mon père, et je ne pouvais rester à sa charge. J'ai donc arrêté la musique pour préparer une maîtrise de mathématiques. Arrêté complètement ? C'est-à-dire que deux ans après, j'ai réalisé qu'il m'était impossible de vivre sans musique. Je me suis donc remis à la musique contemporaine. Était-ce spécialement le genre de musique que tu écoutais ?
Première impression ? Giorgio Gomelsky a fait un discours assez odieux contre des musiciens de la classe de Ron Carter et de Jack de Johnette qui jouaient là en accompagnateurs. Le procédé m'avait énormément choqué. Quant au concert, il était magnifique. Et puis c'était la première fois que je voyais Christian, et ça, c'est inoubliable. Qu'as-tu pensé de la musique ? Contrairement à ce que les gens disaient, je n'y voyais pour ma part aucune trace d'agression. Le comportement de Christian ne laissait aucun doute, il débordait de partout, mais je ne considérais pas cette musique comme étant agressive. Que s'est-il passé ensuite ? Je suis venu travailler à Paris. J'avais bien joué dans quelques groupes du Sud-Est, mais la situation s'était bloquée très vite. J'ai commencé à faire des séances, et après avoir rencontré André Ceccarelli, nous avons décidé de faire un groupe qui s'appelait Troc. Un soir où nous jouions à "La Bulle", Christian est venu, et là, ça a été le coup de foudre, on s'est tombés dans les bras. Tu es entré dans Magma aussitôt ? Oui, en finissant mes engagements avec Troc. On a travaillé énormément tout de suite : genre vingt concerts par mois en France, puis en Europe. C'était très dur. On gagnait 2 000 F par mois, pour payer nos frais, nos loyers, notre matériel. Au bout d'un certain temps, les musiciens ont craqué. Seulement pour des conditions matérielles ? Non bien sûr. Christian, à l'époque, n'avait pas suffisamment épuré la notion de contact entre les gens. Il était capricieux, intransigeant, et cet aspect extérieur des choses a buté les autres. J'ai arrêté parce que j'en avais ras le bol. J'aurais voulu plus de calme et de temps pour travailler. Or, Christian est un être très tourmenté qui, par son tempérament, ne connaît pas la pondération. La séparation a été brutale ? Non. Christian et moi avons gardé des rapports très forts et nous les garderons toujours. Tu sais, il n'y a pas deux personnes comme lui au monde. Nous avons en commun des souvenirs et des sensations inouïes que je ne pourrais jamais retrouver chez quelqu'un d'autre. Que s'est-il passé après cette séparation ? Comme je ne suis pas rentier, j'ai travaillé pour gagner ma vie. En rentrant de toutes ces tournées, je n'avais plus que ma basse. Plus de maison, plus d'argent, plus rien. J'ai mis un an à me remettre à flot, c'est-à-dire à ne plus être sans un centime. En 1976, on a décidé de retravailler ensemble, et Christian m'a proposé le partage de la responsabilité du groupe. Je me rends compte maintenant que ça ne pouvait de toute façon pas marcher. Christian a besoin d'une liberté de mouvement totale pour réaliser la chose pour laquelle il se bat depuis sept ans. A ton avis, quel rôle remplissais-tu par rapport à Christian dans Magma ?
Que penses-tu des compositions de Christian ? Je pense que c'est un compositeur extraordinaire. Il a des rapports très intuitifs à la musique et il arrive à faire passer ce qu'il veut dans la musique. D'un autre côté, je crois qu'il n'a pas encore eu le temps de réaliser vraiment ce qu'il a dans la tête. Il faudrait qu'il puisse s'isoler au moins une année pour composer, sans être pressé par les enregistrements ou les concerts. Le public ne connaît malheureusement pas bien les impératifs auxquels nous sommes soumis dans notre travail. Tes compositions pour Magma, qui relatent la vie d'un "peuple d'Ork", ont-elles quelque chose à voir, pour l'idée, avec Kobaïa ? Pas directement. L'histoire du peuple d'Ork raconte la vie d'un peuple qui est par rapport aux machines ce que sont les machines par rapport aux hommes. C'est-à-dire qu'elle pose comme principe que nous ne sommes que des mécaniques, plus ou moins bien réglées, qui ne fonctionnent qu'au milliard de leurs possibilités. Il faut sortir de cet état de machines et donc réaliser l'éveil spirituel qui est le point de départ de Kobaïa. Tu te sentais donc proche de l'histoire de Kobaïa ? Oui, c'était intuitivement très important pour moi. Christian de son côté, par l'intermédiaire de Kobaïa, posait vis-à-vis de lui-même les bases d'une recherche spirituelle et philosophique. Kobaïa, c'est tout ce qu'il ne peut accepter sur terre. Il y projetait à la fois tout ce qu'il n'était pas et voulait vraiment être. Y voyais-tu une quelconque volonté de puissance ? Christian a traversé un certain nombre de phases. Tu sais que ceux qui partent pour Kobaïa s'en vont avec des maîtres qui sont là pour les guider. Christian exprimait la colère d'un de ces maîtres qui regardent la terre, il se plaçait au niveau de la retransmission de cette colère terrible. Mais il disait aussi que le monde étant pourri, il fallait l'éliminer pour renaître. Pour moi, ce n'est pas la bonne manière de formuler le problème, car on en arrive à vouloir rendre les gens heureux malgré eux, et à les détruire s'ils refusent. Vu comme ça, c'est effectivement épouvantable. En ce qui me concerne, j'avais cru comprendre que l'alternative suivante était proposée aux gens : rester dans le cloaque ou s'en libérer. Mais cette libération n'entraînait pas la destruction. Ce dont Christian s'est rendu compte avec le temps, c'est qu'il faut commencer à se regarder soi-même, et ne surtout pas se considérer comme un sauveur. Le travail sur soi vient avant le travail sur les autres. Cela dit, ça correspondait à l'époque à un déséquilibre qui représente toute la folie de Christian. Tout ce que je dis là, ce n'est pas une attaque. Si quelqu'un sent : le monde est comme ça et j'ai un exemple, une solution à donner, je crois qu'il pourra se sauver lui-même. Mais l'effacement à l'agitation du monde et le travail sur soi doivent précéder la prise de parole. Quel est à ton avis le bilan de cette action ? Malgré les erreurs, il n'y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent jamais, l'action de Christian et de Magma est à mon avis la seule action cohérente contre le monde dans sa totalité que l'Europe ait connue depuis sept ans. Il y était peut-être enfin question de l'Apocalypse. Tu penses que l'uvre d'art doit annoncer une apocalypse ? Sans aucun doute. L'art (je n'aime pas du tout ce terme aujourd'hui) est un hommage à une certaine forme de l'éternité. On sait en même temps qu'aucune forme n'est éternelle. L'apocalypse est le symbole de la fin brutale de tout. Faire uvre d'art, c'est lutter contre cette barrière à l'éternité, se battre pour placer son uvre à la dimension de ce qui est intemporel. En même temps, c'est précipiter la fin de ce qui doit disparaître pour permettre à une renaissance de s'instaurer. Une renaissance où reste l'expérience qui s'est accumulée depuis les débuts et où disparaît le superflu. Est-ce que tu sens l'approche d'une telle renaissance ? On vit une période qui n'est pas très encourageante (rires), c'est le désert total. La notion de filiation spirituelle est de plus en plus noyée. Si quelque chose est possible, il faut que ça arrive vite car je crois que la partie va être très serrée. Et quel est le rôle de Magma dans ce mouvement ? Énorme. Magma a déblayé un terrain monstrueux et suscité une prise de conscience chez beaucoup de gens. Je ne doute pas que le groupe soit un outil de cette renaissance. Matériel : Basse électrique,
Musicman (Fender), accordée Do grave, Sol, La, Ré (même
accord une octave plus bas que le violoncelle). |
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