Une interview de Benoît WIDEMANN

Après Didier Lockwood, premier archet (archer !) dans Magma en 1974, et pour poursuivre cette série d'interviews, nous avons demandé à Benoît Widemann, alias Kahal NEGÜMÜRAAHT, docteur es claviers, de nous donner sa vision sur son passage dans le groupe, ses albums solo, Fusion, son matériel et son actualité. Vingt sept ans après son entrée dans Magma, l'un de ceux qui ont le plus longtemps servi dans les rangs de la Zeuhl Wortz nous raconte sa fabuleuse histoire...

E.C. : Tu étais très jeune quand tu es entré dans le groupe, peux-tu nous raconter quand et comment tu as abordé le fait de tenir un rôle aussi important que pianiste-clavier au sein de Magma ?

B.W. : J'ai été un peu dépassé par les événements. Tout a été très vite. Je ne comprenais rien à ce qui se passait. C'est seulement après avoir quitté Magma, mais aussi en ayant pris du recul par rapport à la musique en général, que j'ai pu réellement y voir clair. On est un peu lent, parfois :-)

E.C. : Quelle a été ta formation et ton parcours auparavant, les musiciens que tu écoutais, la musique de Vander était-elle déjà présente ?

B.W. : Formation classique, premier groupe "sérieux" en 1974, Chute Libre, avec Gilles Douieb, Patrice et Mino Cinelu. Un goût commun pour une certaine palette jazz-rock, notamment une forte influence Mahavishnu, Jan Hammer, Billy Cobham. Mais on s'entendait moins bien dans les pièces originales, car ils étaient peu attirés par l'ambiance "magmatique" qui transpirait dans mes compositions. J'ai finalement quitté le groupe après quelques mois et Olivier Hutman a pris le relais.

E.C. : Comment s'est passée ta rencontre avec Christian Vander ?

B.W. : J'ai rencontré Didier Lockwood fin 74, et j'ai su par lui que Magma cherchait un pianiste. J'ai été auditionné quelques jours plus tard. J'ai relevé les parties de piano sur les disques et je suis arrivé à la répétition en connaissant par cœur le répertoire, ce qui a certainement produit son petit effet : les concerts approchaient et il fallait vite trouver quelqu'un. Rythmiquement, j'étais encore incapable de jouer les passages les plus difficiles. Il a fallu des mois, à travailler dans le camion pendant les tournées avec une paire de baguettes et l'aide de Christian. Heureusement il y avait Jean-Pol Asseline à l'autre piano pour assurer plus solidement. L'une de mes parties sur le "live" était tellement foireuse qu'elle a dû être rejouée en studio par Christian avant le mixage (on entend nettement que ce piano a un son différent du mien, il n'y avait qu'un Wurlitzer au studio).

E.C. : Comment t'es-tu positionné par rapport à la mythologie kobaïenne et que t'en reste-t-il ?

B.W. : Je me reconnaissais dans certaines parties du discours, pas dans d'autres. J'ai toujours été athée et matérialiste. Mais l'utopie a ses charmes, même quand elle est enrobée dans un discours mystique, et quand on joue dans Magma, on accepte forcément de jouer l'ensemble du spectacle, on ne fait pas le tri. La musique est aussi un discours, dans son intention comme dans sa forme, et là il n'y a jamais eu de divergence. J'ai trouvé le même plaisir, augmenté, à jouer dans le groupe que celui que j'éprouvais avant en écoutant les disques. Mais il n'y a qu'un pas entre l'immersion et la noyade. C'est pour cela que le personnel change souvent dans Magma : on y joue en donnant tout, ce qui est forcément trop. Il est difficile de retomber sur ses pieds après une expérience aussi intense. D'ailleurs, même si je ne suis pas resté les bras croisés depuis, c'est encore sur mon passage dans Magma que tu viens m'interroger, vingt-sept ans après. :-)

E.C. : En lisant des interviews que tu as données, il y a quelques années, j'avais senti à l'époque un brin d'amertume, aujourd'hui, tu sembles plus habité par ton expérience dans Magma, plus conscient d'avoir participé à quelque chose d'important dans le domaine musical. De toutes façons, tu n'éviteras pas que quelqu'un vienne te parler de Magma tant qu'il y aura des gens pour ressentir cette musique comme la leur.

B.W. : C'est légitime, et c'est aussi pour ça que j'ai accepté de répondre. Il reste aussi des traces agréables et assumées : un goût prononcé pour une perfection jamais atteinte, une grammaire rythmique hypertrophiée, et surtout une intention musicale qui ne varie pas, quel que soit le contexte, quelle que soit la forme. La musique ne redevient jamais légère quand on a appris à mettre du poids dans les notes.

E.C. : Tes premières prestations datent de 1975, l'époque du Live à la Taverne de l'Olympia aux côtés de Paganotti, Lockwood, Blasquiz, Gauthier... Comment naviguais-tu parmi les divers membres de la Zeuhl ? Didier Lockwood m'a confié qu'il y avait souvent de franches rigolades...

B.W. : Je confirme ! C'est certainement la formation de Magma où a régné la meilleure humeur. C'était un groupe extraordinaire, d'un niveau excellent, totalement impliqué. Des amitiés s'y sont nouées pour la vie. Ça a été une formidable école pour tous, tant musicale qu'humaine.

E.C. : Après le Live, en 1976, tu enchaînes sur l'enregistrement de "Üdü Wüdü", un album de transition puisqu'il voit le retour de Jannick Top qui partage avec Christian la responsabilité du groupe et du disque, en effet, Top compose plus de la moitié de l'album. Bernard Paganotti s'en va, pourtant les deux bassistes sont présents sur le disque. Le nouveau groupe tourne un peu avec et c'est la séparation, comment as-tu vécu ça de l'intérieur ?

B.W. : J'ai refusé de faire partie de ce groupe. Le choix a été cornélien, car le souvenir du groupe de "Köhntarkösz" restait fort, mais le sentiment de gâchis l'a emporté. On avait beaucoup tourné et ce groupe devenait extrêmement solide, or paradoxalement il n'avait plus enregistré depuis le Live. Quel dommage... L'avoir jeté aux orties pour rejouer avec Jannick a été, à mon humble avis, une grosse bêtise de Christian. Il est naturel et nécessaire qu'un groupe comme Magma évolue, mais là c'était prématuré. En outre ce n'était pas une évolution mais un retour en arrière, comme la brièveté de cette reformation l'a montré. "Üdü Wüdü" s'en est évidemment ressenti, il manque de cohérence, donne l'impression d'un navire sans capitaine. Enfin, pour la petite histoire, les concerts signés pour ce groupe éphémère ont été assurés par une reformation express du groupe précédent, Bernard, Patrick et moi revenus pour quelques mois supplémentaires, avec notamment le fameux concert du Castelet qui reste un souvenir précieux de cette période. On avait même remonté "De Futura" avec l'aide de Jannick pour quelques répétitions. De mon côté, je commençais à jouer avec Clément Bailly et Guy Delacroix, puis Jean De Antony. On accompagnait ensemble Alan Stivell, avec Dan Ar Braz. Les deux managers ont pu se débrouiller pour décaler les concerts qui tombaient les mêmes jours, mais pas pour synchroniser les routes des tournées... Pendant l'été 76, j'ai explosé tous mes records de kilomètres en suivant ces deux tournées à la fois. Un jour à Liverpool, le lendemain à Amsterdam, puis au Castelet, St Brieuc, Arles, Brest, Sète... Je ne recommande l'expérience à personne. :-) Ensuite, Clément Bailly, Guy Delacroix et Jean De Antony m'ont suivi pour monter la nouvelle formule de Magma.

E.C. : 1977, encore un album clé dans l'histoire de Magma, "Attahk". Christian assure le chant solo, Klaus Blasquiz n'est crédité que de "chœurs", quant à toi, tu te retrouves "Grand Maître" des claviers, les morceaux sont plus courts et imprégnés de R&B, de soul, de gospel, l'esprit Zeuhl reste présent mais sous une autre forme...

B.W. : Grand Maître, peut-être, mais anonymement, comme tous les membres du groupe dont seul le nom kobaïen figure sur la pochette. C'est assez révélateur de l'ambiance étrange qui régnait. Après l'expérience avortée de codirection avec Jannick, Christian faisait peser sur Magma une main de fer dans un gant d'acier. Il travaillait de façon beaucoup plus solitaire. Il était peu sûr de lui, recherchait la confirmation presque pour chaque note, tout en se méfiant ouvertement des apports des musiciens. Il voulait tout contrôler. À sa décharge, il était dans une transition délicate, cherchait en tâtonnant la nouvelle identité de Magma. Fini le temps du Live où l'on avait "honte d'être musiciens dans un monde où les musiciens sont des saltimbanques et des clowns". Bienvenue aux paillettes et aux strass, aux couleurs "pétard", à une forme plus "quotidienne" de la musique. Il a été bien difficile à Christian de retrouver la cohérence de l'ensemble, et "Attahk" s'en ressent, même si l'album comporte quelques belles pièces. La rétrospective de 80 a été une sorte de pause, de remise en perspective plus heureuse et bien nécessaire. Des morceaux comme "Zëss" reviendront ensuite vers des fondamentaux plus consistants.

E.C. : 1977 est une année importante pour toi puisque tu publies ton premier album solo, "Stress !" sorti sur le label "Ballon Noir" (CBS), réédité chez Muséa, enregistré avec des ex-Magma. Un album enregistré dans l'urgence d'après tes propres dires, qu'est-ce qui a motivé l'enregistrement de cet album entre deux expériences kobaïennes ?

B.W. : J'avais enregistré les claviers du premier disque de Dan Ar Braz, et son producteur m'avait proposé de réaliser une série de disques en solo. L'urgence est surtout venue du fait qu'on tournait beaucoup à l'époque et qu'on avait peu de temps libre entre les périodes de concerts. Quand on se voit offrir la possibilité d'enregistrer, il n'y a pas besoin de motivation particulière pour accepter... Cela dit, s'il reste quelques beaux moments sur ce disque, il y a aussi des passages que j'ai du mal à réécouter aujourd'hui sans frémir. La fraîcheur de la jeunesse ne compense pas vraiment le manque de préparation.

E.C. : Sur la pochette on peut lire Benoît Widemann, Stress !, Tome 1, qu'en est-il du Tome 2 ? Est-ce "Tsunami" ton second album, sorti en 1979 sur le label "Ballon Noir" (CBS), également réédité chez Muséa, plus mature, plus élaboré, le son s'en ressent...

B.W. : Le Tome 2 n'a jamais été enregistré, j'ai abandonné ce projet lorsque j'ai quitté Magma pour fonder Tsunami. L'album "Tsunami" est celui du groupe, c'est le résultat d'un long travail collectif. C'est un très beau disque, et j'ai été heureux de le voir ressortir en CD. Le troisième album sera réédité aussi un de ces jours, il en vaut la peine.

E.C. : Il faut attendre 1980 et la sortie de "Retrospektiw III" et "Retrospektiw I & II", pour te retrouver dans Magma, aux claviers mais aussi responsable du mixage des deux albums, comment en es-tu arrivé à prendre en charge la réalisation artistique de ces deux disques, comme pour "Tsunami", tu avais un réel désir de travail en studio ?

B.W. : J'avais l'impression que les disques précédents de Magma ne permettaient pas de comprendre le groupe, par opposition à ce qui se passait en concert. Après avoir travaillé sur mes propres albums, je ressentais ça comme une sorte de challenge à la fois artistique et technique. Je rejouais déjà avec Christian dans Alien Quartet quand l'idée de la rétrospective est née. J'ai hésité à replonger, mais la perspective de cette réalisation a emporté la décision.

E.C. : Dans ces deux albums qui sont les témoins de l'histoire de Magma durant dix ans, les musiciens se succèdent, se mélangent à l'occasion de différents concerts à l'Olympia... Paganotti, Lockwood, Blasquiz, Federow sont de la fête, Top est le grand absent, quels sont tes souvenirs de ces spectacles ?

B.W. : L'absence du second groupe faisait quand même un sacré trou pour une rétrospective. Mais elle a été aussi l'occasion de créer une nouvelle équipe. Tous ces groupes ont tissé des amitiés fortes. Remonter le groupe de 75 était un moment bien agréable, avec l'enregistrement de "Theusz Hamtaahk".

E.C. : 1981 est l'année d'une nouvelle expérience avec Top, Lockwood et Vander c'est l'album de "Fusion", disque légendaire s'il en est, malgré le peu de temps consacré à sa réalisation. Il en résulte tout de même un disque d'une grande richesse musicale et artistique, inspiré par Miles et interprété par quatre grandes pointures de la musique française. Comment est né ce projet ?

B.W. : J'ignore qui a été l'initiateur du projet. Christian et Didier sont venus ensemble me proposer l'idée, un soir au Riverbop (le club fabuleux où Alien habitait en permanence depuis sa création). Je n'ai pas hésité longtemps. :-)

E.C. : Quelle est ton sentiment sur les différentes pochettes et pourquoi les Ferrari ?

B.W. : Et pourquoi pas ? :-) Bon, c'est vrai que la première pochette était vraiment ratée, et que la seconde n'est pas extraordinaire non plus. Un indice : c'est le nom de quelqu'un sans qui Fusion n'aurait probablement jamais existé, en rapport avec le lieu de naissance du groupe. Une sorte d'hommage en forme d'idéogramme moderne.

E.C. : Je sèche ! Maranello ? ? Turin ? ? ? :-(

B.W. : Glacial. :-) Tu demanderas à Christian, c'est lui qui roulait en Ferrari.*

E.C. : Sur ce disque, ton rôle est différent que celui que tu tenais dans Magma, plus de chorus, plus d'improvisation et une fantastique palette sonore, comment as-tu vécu cette expérience ?

B.W. : C'était le prolongement de ce qu'on avait commencé avec Alien. Avec une différence : Alien ne jouait que des reprises (Coltrane, Tony Williams, Jan Hammer...) alors que Fusion construisait des morceaux originaux de façon collective. C'était démentiel en concert, c'est vraiment dommage que le disque ait été enregistré au tout début, avant que la musique ne soient rôdée. Par rapport à Alien, et a fortiori Magma, j'ai trouvé dans Fusion un vaste espace sonore dont je n'avais pas l'habitude, car j'avais presque toujours joué avec un autre claviériste, sinon plusieurs. En me retrouvant seul aux claviers, j'avais une liberté beaucoup plus grande. La dynamique, les nuances, prenaient une dimension nouvelle.

E.C. : Désolé, je n'ai pas mentionné "ALIEN QUARTET" mais j'avoue que je n'ai pas trop d'infos sur ce groupe, qui jouait dedans à part toi et Christian ?

B.W. : Pendant ces années avant Fusion, le noyau dur était Christian, Dominique Bertram et moi. Il y avait toujours au moins un clavier de plus, Mickey Grailler, ou Patrick Gauthier, ou Jean-Pierre Fouquey, ou Francis Lockwood. Il y a eu aussi une formule à trois claviers avec Patrick Gauthier et Jean-Pierre Fouquey, ou encore avec Jean-Michel Kajdan à la guitare.

E.C. : Fusion s'est reformé pour un unique concert à Bordeaux, y en aura-t-il d'autres, où en est le projet de live à l'instigation de Jannick Top ?

B.W. : Difficile à prévoir. Mais ça ne serait pas le même groupe. On a tous quelques années de plus et chacun a évolué. Je n'ai pas d'information récente sur le projet de live.

E.C. : Le son si particulier du Fender Rhodes a contribué à forger le son de Magma, toi, tu as amené d'autres sonorités, d'autres couleurs, je pense au synthétiseur, en particulier au Kobol de RSF...

B.W. : Le Kobol a été en fait peu employé, sauf pendant la tournée d'après la rétrospective ("Zëss", etc.). Je me servais surtout du Minimoog et du Prophet 5.

E.C. : Je crois que tu as collaboré avec Ruben Fernandez à la mise au point du Kobol, quel a été ton rôle dans le développement de cette machine ?

B.W. : Le Kobol était une sorte de Moog programmable, que j'ai effectivement contribué à inspirer. Mais si le son était à la hauteur et la lutherie réussie, l'instrument restait décevant, notamment la mécanique du clavier, beaucoup moins précise que celle du Minimoog. La version polyphonique du Kobol était très intéressante, en gros l'équivalent d'un Prophet T8 avec deux ans d'avance. Hélas, RSF a déposé son bilan avant d'avoir pu terminer le Polykobol, et les quelques exemplaires construits n'ont jamais bien fonctionné, souffrant de mauvais contacts et d'instabilités.

E.C. : Aujourd'hui, tu t'occupes d'informatique, peux-tu nous dire ce qu'il en est exactement ?

B.W. : La transition de l'informatique musicale à l'informatique en général a été le moyen d'aller voir ailleurs, de faire d'autres choses, un saut dans un univers parallèle. Je développe des logiciels que je diffuse en shareware sur Internet, et je suis consultant indépendant, notamment dans le monde de la presse. Je m'intéresse à l'ergonomie, à la façon dont les gens travaillent, à leur manière de s'approprier des outils qui sont trop souvent créés sans les consulter. Les gestes et les contraintes de métiers dont on ignore tout sont toujours enrichissants à observer de près.

E.C. : Quelle part la musique tient-elle dans ta vie, as-tu des projets ou une actualité de ce côté là ?

B.W. : La musique tient toujours une part considérable de ma vie. Je suis revenu à des valeurs plus simples, je rejoue surtout du piano et je touche moins aux instruments électriques. L'informatique musicale a largement cessé de m'amuser, partie dans une direction trop productive et pas assez créative à mon goût. Il y a quelques années, une fracture de la main droite m'a fait perdre un demi-ton d'écart et brouillé un peu les repères techniques au clavier. La rééducation a été l'occasion d'une remise en question de pas mal de choses : la position sur les touches, l'articulation, la dynamique et la précision, un jeu très différent, plus posé et expressif. Je ne sais pas trop où ça ira, c'est un travail encore nouveau pour moi.

E.C. : Depuis 1996 Magma est reparti sur les routes, après 30 ans d'existence, la musique de Christian Vander continue à fasciner bon nombre d'habitants de cette planète grâce au Web qui contribue largement a entretenir le mythe kobaïen. Seventh Records, le label de Magma s'est très vite doté d'un site pour diffuser la musique Zeuhl et des pages personnelles dans toutes les langues fleurissent, quel est ton sentiment sur ce nouveau départ ?

B.W. : Est-ce vraiment un nouveau départ ? C'est plutôt la suite naturelle de ce qui s'est passé auparavant. Magma ne peut pas s'arrêter, même quand il prend temporairement un autre nom, c'est le moyen d'expression d'un grand musicien pour qui la retraite est une clause inapplicable. :-) Sur l'Internet, je suis plus mitigé. Il est temps que les artistes s'y intéressent sérieusement et s'en emparent. Certains sites d'aficionados sont superbes, mais une simple boutique en ligne n'est pas une réponse suffisante aux défis d'un monde connecté où la musique circule librement. Le bouleversement est plus lent pour qui s'éloigne du champ commercial du show-biz, les amateurs continuent pour le moment à acheter des disques. Mais l'évolution est inéluctable, le disque "objet" disparaîtra et le modèle économique actuel volera en éclat. Il ne s'agit plus de savoir si l'on est d'accord ou pas, il faut simplement s'y préparer. Sans faire de parallèle abusif, il est intéressant d'observer ce qui se passe dans d'autres secteurs également touchés. Le phénomène des logiciels libres, par exemple, et les modèles économiques réinventés avec le service vendu autour d'un programme gratuit. Et si la musique libérée sur le net devenait un vecteur de promotion pour la musique vivante ?

E.C. : Qu'est-ce qui t'a motivé à mettre un terme à ton aventure avec le groupe et que t'en reste-t-il aujourd'hui et quels sont tes rapports avec Magma ?

B.W. : La fin de cette histoire m'est apparue clairement. Il y a un moment où l'on doit quitter le costume de disciple et chercher son chemin tout seul. Il en reste des souvenirs innombrables, des goûts affirmés, des habitudes de travail inchangées, une esthétique et une éthique musicale marquées à vie. La complicité quand on se croise est intacte, mais les relations depuis mon départ sont quasi-inexistantes. Pas facile de quitter Magma sans dynamiter les ponts.

E.C. : Quel est ton album préféré de Magma auquel tu as participé ?

B.W. : Le "Live" de 1975. Ce n'était qu'un concert sur le moment, mais c'est un souvenir très fort matérialisé par le disque. Sinon, la rétrospective, malgré les quelques réticences quant à son mixage.

E.C. : Quel est ton album préféré de Magma auquel tu n'as pas participé ?

B.W. : "Köhntarkösz". Je crois que c'est en l'écoutant que j'ai imaginé pour la première fois qu'un jour, peut-être, je jouerais cette musique de dingues. C'est une pièce magnifique.

E.C. : Comme pour les autres musiciens interviewés dans cette série consacrée à Magma, je te donne un nom, tu dois le définir par un mot (tu peux développer par la suite)...

B.W. : Allons-y...

E.C. : Coltrane ?

B.W. : Inspiration. La musique de Coltrane inspire Christian, ce n'est un secret pour personne. Magma, c'est un ensemble d'inspirations disparates, un "triangle d'or" qui va de Stravinsky au Tamla Motown et à Coltrane, des genres a priori inconciliables. Mais Christian possède la baguette magique qui les réunit, qui donne à l'ensemble sa cohérence monumentale. Il n'y a pas UNE façon d'écouter la musique : une fois la référence installée, il est impossible d'oublier la station spatiale sur les valses de Strauss, ou la violence en écoutant Beethoven, qui rend malade le héros d'"Orange Mécanique" après son "reconditionnement" en prison. Le souvenir référentiel créé par Kubrick a modifié définitivement la perception de ces musiques en imposant sa propre intention. Toute émotion artistique comporte une part référentielle, que chacun reçoit selon son parcours personnel. Quand la référence devient évidente à tous, elle fait partie intégrante de l'œuvre, elle devient une grammaire commune. Tout le monde pense à "2001" en entendant l'ouverture de "Zarathoustra", l'écoute et l'émotion partagée s'en trouvent inéluctablement modifiées. Comme Kubrick, et de manière tout aussi intuitive, Christian recompose les références et donne sa perception personnelle de l'ensemble de ses inspirations. La redécouverte de Stravinsky montre un after-beat sur le "Sacre" ou "L'Oiseau de Feu", les "Noces" en version russe paraissent chantées en Kobaïen. Cette capacité à unifier tout ce qu'il aime est une force incroyable de Christian. Là où d'autres font le tri pour trouver leur voie, lui parvient à la recette miracle en mélangeant tous les ingrédients à la fois. Magique... Bien sûr, Coltrane, c'est aussi Elvin Jones, une certaine approche de la batterie, une belle histoire pour Christian. Et c'est surtout Coltrane lui-même, le phrasé, l'intention mystique, le poids des notes et la nuance, souvent racontés mieux que je ne pourrais le faire. Je dirai seulement ceci : découvrir Coltrane à travers Christian, ça a été une sacrée expérience pour le gamin que j'étais.

E.C. : Blasquiz ?

B.W. : Organe. Deux organes fabuleux : sa voix et sa barbe. :-) Quel chanteur ! Son départ a complètement bouleversé le son de Magma.

E.C. : Paganotti ?

B.W. : Oreille. Même sa basse avait des oreilles. Un très grand musicien, qui n'a pas eu un rôle facile à tenir. Un amour de bonhomme. En outre, il réussit très bien ses enfants. :-)

E.C. : Top ?

B.W. : Harmonique. Dans l'album de Fusion, dans le thème de "Reliefs", il y a un endroit où il place une note en harmonique qui continue à me sidérer tant elle est improbable. Ce type est un mutant. :-)

E.C. : Lockwood ?

B.W. : Bébés. On était les deux bébés du groupe en 75, ce qui nous rapprochait. On s'est retrouvé bien plus tard avec Fusion. Didier est un grand musicien, capable de jouer n'importe quelle musique avec une technique incroyable et une sensibilité extrême. Magnifique carrière.

E.C. : Vander ?

B.W. : Impact. La demi-teinte n'existe pas, il demande beaucoup, mais il donne beaucoup en échange. On a tous réappris la musique avec lui.
Travailler avec Christian a été une étape fondamentale, irremplaçable. Il a un impact kolossal sur la façon dont la musique est appréhendée, comprise, ressentie, jouée.

E.C. : Stella ?

B.W. : "Maman". Stella a plein de facettes, tour à tour choriste et soliste, petite sœur et manager. Elle était indispensable à Christian.

E.C. : Cahen ?

B.W. : Prédécesseur. Faton m'avait montré quelques ficelles modales, quelques temps avant mon entrée dans le groupe, avec bienveillance. Je ne le connais pas bien.

E.C. : Gauthier ?

B.W. : Amitié. Patrick est un formidable compositeur. Je l'adore. C'est aussi une amitié incassable. Il faut écouter ses disques !

E.C : Grailler ?

B.W. : Expression. Un grand pianiste, hypersensible, exigeant. Il manquait un peu de patience avec les petits jeunes, mais lui aussi a beaucoup donné.

E.C. : Borghi ?

B.W. : Impression. Un travail formidable, dans Magma comme dans le trio.

E.C. : Widemann ?

B.W. : Salut !

Précipitez-vous sur les différents albums de Magma et de Fusion auxquels Benoît a participé, il y donne tout... et plus.
Pour en savoir plus sur Benoît Widemann, nous vous invitons à visiter son site web, sur lequel vous pourrez écouter de nombreux extraits de ses albums au format Quicktime.

* NdW : le Riverbop était dirigé par Jacqueline... Ferrari, personnage important dans l'histoire du jazz français et qui fut pour beaucoup dans le retour de Christian au jazz au début des années 80. Et la pochette est peut-être aussi un petit clin d'oeil à une époque où il arrivait que ce dernier roule en... Ferrari !

Propos recueillis par Eric Camilleri en février 2002

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