Le
temps s'écoule donc ainsi, partagé entre l'écoute
de l'idole lointaine, le travail technique inlassable et la consommation
effrénée de camemberts. Quelques années plus tard,
quand il a dix-sept ans, il commence à jouer dans des groupes de
rhytm and blues. Le premier en date s'appelle "Les Wurdalaks"
(ou, en termes moins barbares, "Les Vengeurs") et sa vocation
première est de semer la terreur sur son passage. Les participants
se veulent fous à lier et proclament que celui qui n'est pas à
enfermer est un con (Ou "à réformer". Christian
échappera au service militaire, deux ans plus tard, pour cause
de folie irréversible.). Le groupe se produit dans des salles des
fêtes, pendant les week-ends, vêtu de chemises vert émeraude
fermées par une chauve souris en métal qui tient lieu de
nud papillon. (Le nud papillon s'abîme plus vite !)
Ils sont persuadés d'être des "montagnes", en même
temps que les "maîtres du monde", et échafaudent
des projets de tournées tropicales dans des cars superbes. En attendant,
ils jouent dans le Sud de la France, frémissants de haine, jusqu'au
jour où la terreur semée produit ses premiers germes. Lors
d'un concert, une bande de sept loubards vient mettre un peu d'ambiance
et ricaner - ô sacrilège - du groupe des Vengeurs. Il ne
se passe rien, mais la semaine suivante, les Wurdalaks reviennent avec
des carabines qu'ils posent négligemment sur les amplis. Christian,
n'ayant pu s'en procurer, s'est armé de son côté d'une
scie et d'une baïonnette. Les loubards provocateurs retournent eux
aussi au bal, et ressortent précipitamment en voyant l'artillerie
ainsi exposée. Mais la fête ne fait que commencer. Une heure
plus tard, l'infanterie rentre à nouveau dans la salle avec des
renforts non négligeables. A vue d'il une trentaine de mercenaires
bardés de cuir et visiblement pleins d'intentions meurtrières.
Comme dans les westerns du meilleur cru, ils vont s'accouder au bar, une
botte posée sur la barre, et s'emplissent de moult canettes de
bière. A la fin du concert, Christian passe près d'eux,
et les bouscule nonchalamment. Il remonte sur scène et déclare,
d'un regard halluciné : "On sent qu'il va y avoir des pains",
premier éclair avant l'orage. Un courageux de la meute, qui se
sent soudainement une vocation de boulanger, saute sur l'estrade et ouvre
son cran d'arrêt sur le ventre de l'orateur. L'insolence est à
son comble : Christian qui est, à l'époque, ne l'oublions
pas, l'un des maîtres du monde, se doit de répondre selon
son titre. Il éclate de rire et lance : "Range ton épluche-patates,
tu vas te blesser." Et, profitant de l'ébahissement de l'autre
gladiateur, il saisit sa baïonnette et la pointe à son tour
sur le ventre de son adversaire en annonçant solennellement : "Moi,
je ne plaisante pas, je vais te tuer." Pris de panique, la victime
potentielle s'enfuit dans la salle pendant que notre vengeur le suit d'un
pas saccadé de zombie. Après quelques minutes de tension,
il le coince derrière une table pendant que les autres Vengeurs
tiennent en joue toute la salle. Sentant le sacrifice proche, le persécuté
implore à genoux le persécuteur et profite d'une seconde
de relâchement pour expédier un magnifique direct, en plein
sur les lèvres du bourreau persécuteur et profite - ô
félonie - d'une seconde de relâchement pour expédier
un magnifique direct, en plein sur les lèvres du bourreau. Toujours
maître du monde et de lui-même, Christian déclare,
le regard encore plus fou et la lèvre gonflée : "Bon,
tu m'as chatouillé, maintenant ça va faire mal !" A
ces mots, la salle se vide comme par enchantement, et la lèvre
du tortionnaire éclate. Dans leur irrésistible ascension,
les maîtres du monde sont déjà maîtres de la
salle des fêtes. |