[Page précédente] [Page suivante] [Sommaire]
MAGMA, par Antoine de Caunes

Le temps s'écoule donc ainsi, partagé entre l'écoute de l'idole lointaine, le travail technique inlassable et la consommation effrénée de camemberts. Quelques années plus tard, quand il a dix-sept ans, il commence à jouer dans des groupes de rhytm and blues. Le premier en date s'appelle "Les Wurdalaks" (ou, en termes moins barbares, "Les Vengeurs") et sa vocation première est de semer la terreur sur son passage. Les participants se veulent fous à lier et proclament que celui qui n'est pas à enfermer est un con (Ou "à réformer". Christian échappera au service militaire, deux ans plus tard, pour cause de folie irréversible.). Le groupe se produit dans des salles des fêtes, pendant les week-ends, vêtu de chemises vert émeraude fermées par une chauve souris en métal qui tient lieu de nœud papillon. (Le nœud papillon s'abîme plus vite !) Ils sont persuadés d'être des "montagnes", en même temps que les "maîtres du monde", et échafaudent des projets de tournées tropicales dans des cars superbes. En attendant, ils jouent dans le Sud de la France, frémissants de haine, jusqu'au jour où la terreur semée produit ses premiers germes. Lors d'un concert, une bande de sept loubards vient mettre un peu d'ambiance et ricaner - ô sacrilège - du groupe des Vengeurs. Il ne se passe rien, mais la semaine suivante, les Wurdalaks reviennent avec des carabines qu'ils posent négligemment sur les amplis. Christian, n'ayant pu s'en procurer, s'est armé de son côté d'une scie et d'une baïonnette. Les loubards provocateurs retournent eux aussi au bal, et ressortent précipitamment en voyant l'artillerie ainsi exposée. Mais la fête ne fait que commencer. Une heure plus tard, l'infanterie rentre à nouveau dans la salle avec des renforts non négligeables. A vue d'œil une trentaine de mercenaires bardés de cuir et visiblement pleins d'intentions meurtrières. Comme dans les westerns du meilleur cru, ils vont s'accouder au bar, une botte posée sur la barre, et s'emplissent de moult canettes de bière. A la fin du concert, Christian passe près d'eux, et les bouscule nonchalamment. Il remonte sur scène et déclare, d'un regard halluciné : "On sent qu'il va y avoir des pains", premier éclair avant l'orage. Un courageux de la meute, qui se sent soudainement une vocation de boulanger, saute sur l'estrade et ouvre son cran d'arrêt sur le ventre de l'orateur. L'insolence est à son comble : Christian qui est, à l'époque, ne l'oublions pas, l'un des maîtres du monde, se doit de répondre selon son titre. Il éclate de rire et lance : "Range ton épluche-patates, tu vas te blesser." Et, profitant de l'ébahissement de l'autre gladiateur, il saisit sa baïonnette et la pointe à son tour sur le ventre de son adversaire en annonçant solennellement : "Moi, je ne plaisante pas, je vais te tuer." Pris de panique, la victime potentielle s'enfuit dans la salle pendant que notre vengeur le suit d'un pas saccadé de zombie. Après quelques minutes de tension, il le coince derrière une table pendant que les autres Vengeurs tiennent en joue toute la salle. Sentant le sacrifice proche, le persécuté implore à genoux le persécuteur et profite d'une seconde de relâchement pour expédier un magnifique direct, en plein sur les lèvres du bourreau persécuteur et profite - ô félonie - d'une seconde de relâchement pour expédier un magnifique direct, en plein sur les lèvres du bourreau. Toujours maître du monde et de lui-même, Christian déclare, le regard encore plus fou et la lèvre gonflée : "Bon, tu m'as chatouillé, maintenant ça va faire mal !" A ces mots, la salle se vide comme par enchantement, et la lèvre du tortionnaire éclate. Dans leur irrésistible ascension, les maîtres du monde sont déjà maîtres de la salle des fêtes.

[Page précédente] [Page suivante] [Sommaire]