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MAGMA, par Antoine de Caunes

2 - De la musique considérée comme un promontoire intérieur

Portrait

"Mes dix doigts ne sont pas les vôtres, et ce point entre mes deux yeux n'est pas le milieu de votre visage. Je souffre rarement lorsqu'on vous frappe, et vous n'en faites pas plus pour moi."
Jacques RIGAUT

Pour celui qui écrit un livre sur un artiste, deux méthodes de travail sont possibles. Si le personnage est mort, on ne peut alors disposer que de matériaux témoins, de traces qui permettent de retrouver par l'écriture le climat qui a vu naître l'œuvre. Au mieux, des témoignages viennent étayer une recherche qui se trouve de toute façon "décalée" par rapport à un réel détérioré. Quand on a la chance de pouvoir rencontrer celui qui a captivé l'attention et l'enthousiasme de dizaines de milliers de gens, le travail est complètement différent. Il est là, à côté, qui vit, parle, sourit, rêve, se nourrit et transmet directement une information que le temps modifiera pour ce qui est de l'interprétation

Nous ne sommes pas, nous-même, musicien et par conséquent, nous ne saurions prétendre à écrire des textes techniques et méthodiques sur la musique de Christian Vander. Ce travail reste à faire et mérite d'être fait. En revanche, après avoir cerné d'un peu plus près les conditions économiques et sociales au milieu desquelles l'œuvre vient au jour, nous ne saurions trop insister sur les composantes psychologiques du créateur, qui ont pu se révéler aussi bien à certains contacts qu'à des impressions fugitives et qui, en fin de compte, forment un tout cohérent en soi. Christian Vander est un personnage fascinant, à tous les points de vue. Un magnétisme se dégage de tous les objets qu'il touche ou transforme, qu'il s'agisse de la musique ou du discours, du rêve ou du quotidien. On ne peut éviter de sentir, à son contact, ce réel sens de la maîtrise qui définit les artistes inspirés, mêlé d'une ambivalence d'attitudes tout à fait surprenantes. Dans les gestes de tous les jours, Vander fait preuve d'une douceur et d'une tendresse qui se dissimulent mal derrière une terrible réserve ; dans la musique, et tout ce qui y touche, c'est une sauvagerie à proprement parler surhumaine qu'il manifeste, exhalant dans des bouffées de violence pure une énergie inouïe et tout à fait fulgurante.

A notre sens, Christian Vander représente un sentiment de l'extrême, c'est-à-dire une disposition d'esprit et de sensibilité dans lesquelles la vie, la mort et la passion se mêlent en un état de perpétuelle fusion. Il appartient à cette catégorie de personnages qui passent leur vie à hurler, là où les autres murmurent et discourent, la suprématie de la folie sur l'existence, en faisant reculer au plus loin les marges jusqu'alors convenues. Les noms les plus prestigieux nous reviennent aussitôt en mémoire : que l'on pense par exemple à Rimbaud, Sade, Artaud ou Lautréamont. Ce sont eux qui détériorent les fameux garde-fous de la raison, faisant vaciller dans la plus totale liberté les planchers vermoulus d'un bon sens nauséabond. Soit qu'on finisse par les enfermer un jour ou l'autre, soit qu'ils s'exilent d'eux-mêmes dans les prisons qu'on leur offre, ils restent, une fois les polémiques décomposées, les lumières fermes et rayonnantes d'un monde qui a trop vite cru qu'il pourrait résoudre l'existence à sa plus simple et médiocre expression.

Le fait d'avoir cité Lautréamont en fin du précédent chapitre n'était évidemment pas un hasard. Il nous semble que, entre le poète et Christian Vander, existent des relations de sympathie qui vont bien au-delà d'une simple convergence de vues. Pour tous les deux, la révolte fondamentale de l'adolescence reste le pôle déterminant de leur existence et de leur création, c'est-à-dire que la trop fameuse période de conciliation / réconciliation avec le social ne se fait jamais (Lautréamont meurt à vingt-quatre ans, Vander décide de mourir à trente ans et est "ranimé", comme nous l'avons expliqué, par un air neuf et aussi extrême dans la différence).

Leur discours est plein d'un savoir fier et orgueilleux, et quand ils s'adressent à leurs semblables, c'est pour les menacer ou les insulter. Ils n'apprennent pas la vie, ils apprennent à la vie. Pour eux deux, la haine de ce monde est dite dans un élan de violence contrôlée, furieuse, sans que l'on puisse retrouver, à la genèse de cette fureur, l'idée de basse vengeance plus ou moins personnelle. C'est bien plutôt un cri immédiat, corrosif, un refus viscéral "de l'acceptation des petites morts partielles qui touchent à la fois les espoirs et la vigueur" (Gaston Bachelard, "Lautréamont") et qui, décomposant l'imagination originelle, font oublier à l'homme qu'il pourrait être un esprit. La direction qu'ils indiquent d'un regard démesuré et fébrile devient en elle-même esthétique, norme explosée d'une vision au-dessus de la terre. Ils sont à la fois le regard du faucon qui perce les moindres secrets du monde en se préparant à lui porter atteinte, et le regard mort de la taupe qui connaît le goût de fer de la terre en décomposition. Paul Eluard disait, parlant de Sade et de Lautréamont : "Le poète pense toujours à autre chose. A la formule vous êtes ce que vous êtes, ils ont ajouté : vous pouvez être autre chose ." (Paul Eluard, "Donner à voir")

Des multiples points de rencontre qui peuvent exister entre le poète et le musicien, et dont nous sommes contraints de parler brièvement dans le cadre d'un tel ouvrage, un est particulièrement édifiant : il concerne le refus de séduire. Au lieu de dévoiler peu à peu leurs charmes, comme des vieilles prostituées, pour décider tôt ou tard celui qui regarde, ils préfèrent montrer leurs dents, en un éclair, pour déchirer leur proie. Ici la grimace épouvantable tient lieu d'invitation au ballet. Les arguments sont écrits en lettres de sang. On comprend sans peine le désarroi de l'appareil critique devant une telle attitude et un tel refus des règles du jeu traditionnel. La déclaration de Rémy de Gourmont à l'époque de la parution des "Chants de Maldoror" aurait pu servir, un siècle plus tard, à la musique de Vander : "C'est une oeuvre féroce, démoniaque, désordonnée ou exaspérée d'orgueil en des visions démentes : elle effare plutôt qu'elle ne séduit." Cette réaction de critique dérouté n'est-elle pas celle d'un Petit Poucet qui s'apercevrait qu'On a volontairement dispersé ses repères ? Que reste-t-il pour se rattraper si le retour est interdit ? Le langage, rassurant et sensible, s'offre à fournir les formules d'exorcisme de dernier recours. Pour meubler les mots, on invoque alors les arguments qui rabaissent les questions posées à de simples manifestations de schizophrénie (comme s'il pouvait exister une oeuvre d'art sans "schizophrénie"). Les condamnations de Vander, aux débuts de Magma, pour nazisme intempestif, restent l'un des exemples les plus éloquents de la réponse critique à cette agression trop manifeste.

Puisque nous évoquons cette période d'invectives plus ou moins passionnées, une chose doit être précisée. Refuser l'impulsion de la rébellion à un Vander reviendrait à peu près au même que de prier un grand requin blanc d'éviter l'usage de ses mâchoires. Aux attaques (prévues ?), Vander répond par des déclarations-provocations qui attisent la haine et ravivent les braises. "Je considère les spectateurs comme des ennemis. Chaque coup porté sur une cymbale signifie la mort de l'un d'entre eux... (1970)", etc. Soyons bien d'accord, il ne s'agit pas d'une querelle de plus mais bien, à notre avis, de l'attitude d'un seigneur de guerre qui souffletterait par dérision l'espion venu lui rapporter les préparatifs de la défense adverse. La lutte qui est réelle ne se situe pas à ce niveau-là, et à la limite, elle ne se situe pas contre les autres mais contre un monde dans son entier. Les points de détail sont du même coup soufflés sans qu'aucune des deux parties ait eu l'impression d'avoir joué. D'un autre côté, quand la critique offre son enthousiasme à la mesure du défi, il en naît des textes merveilleux et enflammés, dont on peut citer ceux de Philippe Paringaux ou de Michel Bourre par exemple.


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