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MAGMA, par Antoine de Caunes

La recherche harmonique de Vander reste pour l'instant très sommaire. Son éternel souci de produire une musique populaire lui fait croire que des tentatives dans la voie de la dissonance et de l'atonalité risqueraient de casser un climat qu'il a pour but de faire évoluer avec le temps, après avoir pris son auditoire par la main. Cette simplicité de travail ne doit pas tromper. Elle va même à l'encontre de l'opinion d'un John Cage qui déclare (John Cage, "Pour les Oiseaux") : "Je pense que le travail essentiel, en ce qui concerne les idées dans tous les domaines, et en sciences et dans les arts, je pense que ce travail est terminé. Nous n'avons pas vraiment besoin de travailler encore dans les domaines fondamentaux. Ce qu'il nous faut, c'est l'aménagement d'une foule de détails, mais ce ne sont que des détails." Cette négation de toute possibilité d'avancée dans la musique en particulier est un non-sens pour Vander. La musique est parallèle à une évolution spirituelle, elle se dirige vers un aboutissement intemporel, que des recherches précédentes ne sauraient remettre en cause.

Un point de détail mérite ici une explication. On peut s'étonner des relations entre le caractère de Vander tel que nous l'avons décrit et son souhait de créer une musique populaire, qui puisse rallier un nombre important de personnes. Formé à la batterie pour le jazz, Vander était destiné à jouer du jazz. Le sentiment que Coltrane interdisait que l'on puisse continuer à travailler après lui dans cette forme déterminée le décide à oublier la musique de jazz dont les recherches post-coltraniennes le laissent de marbre pendant que les musiciens français, pétrifiés dans leurs caves, l'irritent. En passant au binaire, il invente une nouvelle manière d'aborder ce tempo, s'inscrivant à la fois dans une tradition rhythm'n'blues qu'il casse dans sa musique et dans l'influence lyrique d'une tradition classique. Dans la forme qu'il innove, il transforme les sons en déchirures, pour avertir ceux qui viennent l'écouter de l'attaque en règle qu'il entend mener contre la désincarnation du monde. S'il veut que sa musique soit populaire, c'est qu'il a d'abord décidé que sa musique existerait quand même, à la place du dernier et imperturbable silence. Indiquer une autre direction, comme nous le disions plus haut, c'est accepter ou obéir à une impulsion d'expression. C'est décider, consciemment ou non, de toucher les autres, fût-ce pour les blesser. Les trompettes du jugement dernier se manifestent au plus grand nombre pour leur signifier l'avènement des instants de terreur. Elles ne résonnent pas pour plaire, mais pour qu'éclatent les tympans et que se libèrent des sons vierges comme les bruissements du vent au premier jour du monde.

13 - John Coltrane ou la Beauté sur terre, 1965. Photo Jean-Pierre LeloirPuisque nous parlions de Coltrane et du jazz, quelques explications concernant l'adoration vouée par Vander au musicien américain sont indispensables. Si Stravinsky et Bartok sont des influences, Coltrane est une révélation. Il épuise les possibilités de jeu, ayant atteint, aux yeux de Vander, la pureté la plus totale et le plus grand détachement possible par rapport à la musique. Ce que joue Coltrane est au-delà de la musique, dit-il fréquemment. La note redevient son immaculé. Pour le jazz, Coltrane apparaît aujourd'hui (ce ne fut pas toujours le cas et de loin) comme le musicien le plus important et le plus riche. Archie Shepp déclarait récemment: "Il y a pour le jazz une seule musique à faire vivre actuellement : celle de Coltrane." Sa consécration fut pourtant tardive. En 1960, il se fait siffler lors d'un concert à l'Olympia, comme Shepp, justement, considéré comme le "pape du free-jazz" (faudra-t-il donc toujours des papes ?), se fera siffler en 1976 en Italie parce qu'il aura osé jouer du be-bop. Énormément inspiré, à ses débuts, comme tous les jazzmen de l'époque, par le génie flamboyant de Charlie Parker, sa sonorité unique et l'originalité de ses phrases le distinguent très rapidement des autres musiciens. Les "puristes" le rejettent d'abord, considérant ses longs chorus clairsemés de spasmes allant du plus grave au plus aigu comme un signe d'immaturité. On le surnomme à l'époque "le jeune homme en colère" persuadé que le temps aura raison de cette fougue encombrante. Mais le temps n'y fait rien, et il faut bientôt se rendre à l'évidence : le lyrisme qui se perd dans la folie et la transe est tout son art. Au moment où le be-bop sert de valeur référentielle, Coltrane se moque ouvertement des impératifs rythmiques ou harmoniques. C'est un nouveau type de swing qu'il invente, déroutant pour les oreilles habituées à la pulsation jazzienne traditionnelle. Le discours critique, là aussi, se retrouve déconcerté. Comme le souligne Alain Gerber (dont on ne saurait trop recommander la justesse des analyses pour le jazz), Coltrane oblige à repenser le concept de note, auquel il substitue celui de cri, et celui de mesure qui se trouve remplacé par une idée, plus élastique, de "séquence". Michel-Claude Jalard fait pertinemment remarquer que l'on ne peut avoir qu'une "perception d'ensemble" des "vagues coltraniennes", perception qui prend la forme d'un "éblouissement".


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